🍀 Cédric Villani, le chercheur



03 septembre 2021 | La recherche et sa pratique 
Qui aime bien
châtie bien

Critiquer la science pour mieux la défendre ? Vous l’avez lu mercredi, Cédric Villani est sceptique quant au déploiement de certaines technologies comme la 5G ou vis-à-vis de l’urbanisation des terres, par exemple le projet de métro à Saclay.
Dans le passĂ©, des scientifiques ont cru que la science rĂ©soudrait tous les problèmes, comme le chimiste Marcellin Berthelot : « Un jour viendra oĂą chacun emportera pour se nourrir sa petite tablette azotĂ©e, (…) tout cela fabriquĂ© Ă©conomiquement et en quantitĂ©s inĂ©puisables par nos usines ».
En pleine crise climatique, à l’heure où fleurissent les ZAD, JAD, et autres collectifs écolos, ce genre de fantasme, qu’on pourrait qualifier de scientiste, laisse rêveur. La critique des sciences à de beaux jours devant elle.

A très vite,
Lucile de TMN

 PS.  Vous souhaitez rĂ©agir ? N’oubliez pas qu’il suffit de rĂ©pondre Ă  ce mail.


Au sommaire de ce numéro
  • CĂ©dric Villani est-il encore chercheur ? Il nous rĂ©pond
  • Combien de chercheurs dans le monde ? L’Unesco a comptĂ©
  • Des infos en passant
  • Votre revue de presse express
  • Et pour finir de manière studieuse



Voici six minutes de lecture approfondie



« Les questions qui m’ont le plus tourmenté sont toujours ouvertes »


Avant la politique, CĂ©dric Villani a d’abord Ă©tĂ© chercheur… enfin enseignant-chercheur, et cela fait une diffĂ©rence ! Retour sur une carrière de mathĂ©maticien qui n’est peut-ĂŞtre pas derrière lui.




© Laurent Simon
Parlons de votre parcours de chercheur : peut-on dire que vous avez fait une carrière “express” ?
Ma carrière “rapide” est Ă  remettre dans le contexte de mon domaine : en mathĂ©matiques, il y a des particularitĂ©s, comme le rejet du recrutement local [relire notre numĂ©ro sur les mathĂ©maticiens, NDLR] ou les opportunitĂ©s donnĂ©es aux jeunes. Je n’avais que 27 ans quand l’ENS Lyon m’a recruté… et je ne suis pas le dernier Ă  avoir Ă©tĂ© recrutĂ© avant 30 ans ! Mais je n’ai pas Ă©tĂ© uniquement focalisĂ© sur la recherche, les collègues m’ont tout de suite fait confiance pour prendre des responsabilitĂ©s. J’ai Ă©tĂ© six ans prĂ©sident de la commission de spĂ©cialistes chargĂ©e des recrutements au sein de mon laboratoire, directeur adjoint du labo, j’ai siĂ©gĂ© dans des conseils scientifiques et animĂ© des groupes de travail et des confĂ©rences publiques. C’Ă©tait aussi sous l’influence de cet environnement lyonnais que je me suis sĂ©rieusement investi dans la vulgarisation scientifique dès le milieu des annĂ©es 2000 et que j’ai pris la direction de l’Institut Henri PoincarĂ© Ă  un âge oĂą, d’habitude, on se concentre sur ses recherches.
On parle beaucoup d’attractivité de la recherche et de fuite des cerveaux au sujet des jeunes chercheurs. Mais de l’autre côté, on voit aussi beaucoup de précarité et de compétition dans l’accession aux postes. Où se situe le problème selon vous ?
Pendant longtemps j’ai pu dire qu’en France, des disciplines telles que les mathĂ©matiques, l’informatique ou la physique thĂ©orique Ă©taient plutĂ´t Ă©pargnĂ©es par la fuite des cerveaux. Ce n’est plus le cas. En effet, les grands acteurs privĂ©s internationaux de l’algorithmique, en premier lieu les GAFAM, recrutent beaucoup de jeunes chercheurs, de manière dĂ©localisĂ©e – mĂŞme Ă  Paris dans leurs sièges français, mĂŞme en province via le tĂ©lĂ©travail – en leur offrant de bons salaires et des conditions de travail incroyables [relire notre numĂ©ro sur l’IA et le langage]. Il faut donc renforcer l’attractivitĂ© des mĂ©tiers de la recherche en revalorisant les salaires et en facilitant le travail des jeunes chercheurs, notamment dans le recrutement de collègues ou dans l’accès Ă  des Ă©quipements performants. Les recrutements doivent continuer Ă  se faire tĂ´t – j’en ai moi-mĂŞme bĂ©nĂ©ficiĂ© – et je pense que les postes de chargĂ© de recherche au CNRS sont cruciaux car parfaitement adaptĂ©s aux jeunes chercheurs dĂ©butant leur carrière.
 « Après la médaille Fields, on devient en quelque sorte l’ambassadeur de sa discipline. » 
Vous avez reçu la médaille Fields en 2010. En quoi a-t-elle constitué un tournant ?
Dès la rĂ©ception de la mĂ©daille, on se voit invitĂ© de partout pour donner des sĂ©minaires et des confĂ©rences, pour toutes sortes de publics. On devient en quelque sorte l’ambassadeur de sa discipline. Cela peut ĂŞtre vu comme un frein Ă  sa carrière, Ă  cause de la baisse de la productivitĂ© qui l’accompagne lorsque l’on rĂ©pond Ă  toutes les sollicitations – ce que font tous les laurĂ©ats ou presque. Dans mon cas, cela a Ă©tĂ© d’autant plus vrai car j’ai pris mon rĂ´le très Ă  cĹ“ur. J’ai aussi siĂ©gĂ© dans les conseils scientifiques d’entreprises comme Orange ou Atos et mis un pied dans le monde associatif ; je prĂ©side d’ailleurs toujours MusaĂŻques, association engagĂ©e Ă  l’interface entre art, technologie et handicap. J’ai aussi commencĂ© Ă  militer politiquement, dès 2010, dans les milieux du fĂ©dĂ©ralisme europĂ©en. 


A propos de politique, un amendement, finalement rejeté, que vous avez proposé pour la loi Recherche, visait à ce que les chercheurs enseignent également. Tous les chercheurs doivent-ils devenir enseignants chercheurs ?
Il est bon que les chercheurs enseignent aussi, ne serait-ce qu’Ă  petites doses. Je l’ai expĂ©rimentĂ© Ă  titre personnel : certaines de mes actions de recherche ont Ă©tĂ© nourries de cours que j’ai donnĂ©s et certains de mes cours se sont nourris de mes recherches. J’ai toujours cru Ă  l’importance de l’enseignement et je crois ĂŞtre le seul de toutes les mĂ©dailles Fields françaises Ă  ne pas ĂŞtre passĂ© par la case CNRS [Nous n’avons que RenĂ© Thom (mĂ©daillĂ© Fields en 1958) Ă©galement dans ce cas, NDLR]. En revanche, j’ai Ă©tĂ© laurĂ©at de programmes de dĂ©charge d’enseignement, comme celui de l’IUF, qui est d’ailleurs une formule remarquable. Soyons clairs, sans l’IUF je n’aurais jamais eu la mĂ©daille Fields ! D’ailleurs j’ai agi avec la plus grande Ă©nergie pour que la loi prĂ©voit une forte augmentation du nombre de postes d’IUF. Pour en revenir Ă  l’amendement que vous Ă©voquez, il recherchait un certain Ă©quilibre : des postes de chercheurs avec une petite charge d’enseignement et des postes d’enseignants chercheurs avec des dĂ©charges, en particulier pour les maĂ®tres de confĂ©rence en dĂ©but de carrière.
 « Il est bon que les chercheurs enseignent aussi, ne serait-ce qu’Ă  petites doses. » 
Enseigner se fait-il donc au détriment de la recherche ?
L’enseignement nourrit la recherche : les deux sont nĂ©cessaires. Mais seulement tant que les volumes horaires d’enseignement ne sont pas Ă©crasants ! Pour ma part je suis conscient d’avoir pu enseigner dans des conditions privilĂ©giĂ©es. Il faut tenir compte de la pyramide des âges et permettre aux nouveaux enseignants-chercheurs de moins enseigner : c’est une pĂ©riode très exigeante oĂą l’on doit faire ses preuves. Cette dĂ©charge d’enseignement ne doit pas ĂŞtre compensĂ©e exclusivement par les chercheurs, c’est un Ă©quilibre Ă  trouver. Quel est cet Ă©quilibre, je ne peux pas vous le dire aujourd’hui.
Nous venons de publier deux numéros (à consulter ici et là) sur les chercheurs autistes. Le monde de la recherche est-il inclusif ?
Durant ma carrière en France ou Ă  l’international, j’ai croisĂ© un certain nombre de profils singuliers, soit au plan cognitif, soit au plan sensoriel. Ă€ Lyon, un de mes collègues non-voyant a Ă©tĂ© directeur du labo : il s’inscrit dans une tradition de grands chercheurs non-voyants ou souffrants d’autres handicaps – Euler, Lefschetz, Morin… Ă€ Berkeley, j’ai connu Richard Borcherds qui a bien du mal Ă  mener une conversation ou Ă  savoir quand c’est son tour de parler au tĂ©lĂ©phone. On voit en quelques secondes que c’est un profil cognitif singulier. Cela ne l’empĂŞche pas d’ĂŞtre un professeur Ă©panoui qui a reçu la mĂ©daille Fields et qui est extrĂŞmement respectĂ©. La recherche est peut-ĂŞtre un des milieux qui accepte le plus la diffĂ©rence car on attache davantage d’importance aux idĂ©es : les travaux parlent pour eux. Ceci Ă©tant dit, il reste beaucoup de progrès Ă  faire, notamment sur la sous-reprĂ©sentation des femmes, qui reste importante.
 « J’ai recommandĂ© que des filières soient rĂ©servĂ©es aux Ă©tudiants sub-sahariens. Appelez cela de la discrimination positive si vous le souhaitez. » 


A quel niveau faut-il agir au sujet des femmes ?
On voit bien que les femmes en recherche progressent plus lentement dans leurs carrières. Il y a aussi une forte censure de la part de la sociĂ©tĂ©, voire d’autocensure de la part des jeunes femmes douĂ©es : le dĂ©terminisme pèse très fort sur les jeunes filles. La prise de conscience a eu lieu il y a bien longtemps dĂ©jĂ . On ne peut pas se contenter de l’égalitĂ© des chances, il faut activement pousser les jeunes filles vers des carrières scientifiques.
Et au sujet des personnes “racisées” ou issues de milieux sociaux défavorisés ?
En France, nous ne faisons pas de statistiques ethniques mais le relatif manque de diversitĂ© dans la recherche est une rĂ©alitĂ©. Je me souviens, lors de mes premiers cours aux États-Unis, j’avais Ă©tĂ© stupĂ©fait par la diversitĂ© de l’audience – toute relative en fait, car la majoritĂ© des participants Ă©taient des jeunes chercheurs immigrĂ©s, qui n’avaient pas suivi de cursus scolaire aux États-Unis. Nous pouvons faire beaucoup plus en France pour favoriser les cursus des jeunes chercheurs issus d’autres continents. Pendant des annĂ©es j’ai plaidĂ© la cause des Ă©tudiants sub-sahariens et recommandĂ© que des filières leur soient rĂ©servĂ©es. Appelez cela de la discrimination positive si vous le souhaitez. De manière gĂ©nĂ©rale, la grande leçon est qu’il ne suffit pas de donner les mĂŞmes conditions Ă  tous pour faire bouger les lignes. J’ai conscience que la rĂ©vision Ă  la hausse des frais d’inscription pour les Ă©tudiants non-europĂ©ens est un mauvais signal, malgrĂ© les possibilitĂ©s de dĂ©rogation. Cette mesure a Ă©tĂ© dĂ©cidĂ©e sans dĂ©bat parlementaire et je suis favorable Ă  ce qu’elle soit abandonnĂ©e si son impact s’avère nĂ©gatif.
 « En matière d’intĂ©gritĂ©, bien trop souvent on prĂ©fère ne pas faire de vagues. » 
L’OPECST, que vous prĂ©sidez, aborde rĂ©gulièrement les questions d’intĂ©gritĂ© scientifique. Doit-on crĂ©er une police de la recherche ?
Il existe aujourd’hui des organisations comme Pubpeer, dont la violence envers les chercheurs a pu faire polémique. Ce que l’OPECST recommande dans son dernier rapport de mars [relire notre numéro sur le sujet], c’est que le réseau de référents intégrité scientifique soit réellement mis en place. Car aujourd’hui, il n’est que peu utilisé. Ce n’est pas dans la culture : bien trop souvent on préfère ne pas faire de vagues. Les rôles de ces référents seraient de prendre au sérieux les plaintes, de les rendre publiques le cas échéant.
Dernière question : vous considérez-vous toujours chercheur ?
Je ne pourrais plus dire quand exactement mon activitĂ© de recherche s’est mise en pause. Durant ma direction de l’Institut PoincarĂ©, j’ai continuĂ© Ă  donner des enseignements Ă  l’UniversitĂ© Lyon 1, des cours doctoraux. Je comptais faire de mĂŞme tout en siĂ©geant Ă  l’AssemblĂ©e mais cela s’est avĂ©rĂ© impossible en pratique. J’ai donc renoncĂ© Ă  tout service et Ă  mon salaire universitaire. Je conserve tout de mĂŞme de forts liens avec le monde de la recherche : je discute souvent avec mon rĂ©seau d’anciens collègues et j’assiste rĂ©gulièrement aux sĂ©minaires en ligne de l’Institute for Advanced Study – je donne encore des sĂ©minaires de recherche Ă  l’occasion. Mon activitĂ© de recherche pourrait-elle reprendre un jour ? Pourquoi pas. Les questions qui m’ont le plus tourmentĂ© sont toujours ouvertes.


Vous voulez réagir ? On vous lira

Un chiffre qui en dit long

 13,7% 

C’est l’augmentation du nombre de chercheurs (en équivalent temps plein) entre 2014 et 2018, soit trois fois plus que la population mondiale, d’après le rapport 2021 de l’Unesco sur la science. C’est au Danemark que l’on compte le plus de chercheurs par habitant (8 000 chercheurs pour un million d’habitants en 2018). En revanche, au niveau mondial, on reste toujours à une femme pour deux hommes. 


 Des infos en passant   Dépression et anxiété chez les doctorants : une revue systématique doublée d’une méta-analyse conclut à une forte prévalence. Restez zen pour la rentrée ! //////// Le nombre d’auto-citation augmente parmi les professeurs italiens, selon une étude publiée dans Journal of Infometrics //////// Journées du patrimoine : 11 lieux de l’ESR seront ouverts au public. Visitez le bureau de la ministre le samedi 18 septembre //////// 


//////// Est-il nécessaire d’avoir décroché un financement ou un prix pour avoir un poste ? Des chercheurs américains en neurosciences cassent les mythes en étudiant les profils des jeunes recrutés depuis dix ans //////// Nouveau label « Science avec et pour la société » pour les universités, voici les critères du ministère //////// Planifier le peer-review pour gagner en rapidité (Covid oblige), c’est la suggestion de ces biologistes britanniques //////// Pourquoi les scientifiques sont-ils si mauvais en fraude? Stephen Heard propose quatre hypothèses avec humour //////// Un chercheur sur cinq déclare avoir subi des pressions pour modifier ou ne pas publier ses résultats, d’après une étude australienne ////////


Votre revue de presse express



Et pour finir…
—
C’est la rentrĂ©e, l’occasion de se souvenir d’un dessin animĂ© qui a peut-ĂŞtre marquĂ© votre enfance (si elle a eu lieu dans les annĂ©es 1990), voire mĂŞme nourri votre intĂ©rĂŞt pour la science : Il Ă©tait une fois… les dĂ©couvreurs !