Votre thèse s’appelle « Gouverner par les inégalités, la mise en œuvre d’une initiative d’excellence dans l’enseignement supérieur et la recherche ». Pourquoi ce titre fort ?
Le prisme des inĂ©galitĂ©s ne m’a pas servi de clef d’entrĂ©e pour le terrain mais m’a permis, une fois l’enquĂŞte effectuĂ©e, de comprendre les matĂ©riaux rĂ©coltĂ©s et de les analyser. Je me suis rendue compte que cette question traversait les Idex de part en part, depuis la rĂ©ponse aux appels Ă projets, Ă l’intĂ©rieur de la communautĂ© concernĂ©e, jusqu’à leur mise en Ĺ“uvre et leur Ă©valuation.Â
Quel est le but avoué (ou non) de ces Idex ?
Ils permettent à certaines universités de devenir des instances de politique scientifique en allouant des fonds de manière compétitive et concentrée. C’est dans l’allocation de ses fonds que se jouent les inégalités. La définition, légèrement différente du sens commun, du mot inégalités que j’utilise est dans la lignée des travaux de Joan Acker, qui montre que toutes les organisations en produisent. Je l’ai adapté dans le contexte spécifique des Idex : leur mise en œuvre cherche à créer ou accroître les inégalités dans l’accès aux ressources matérielles et symboliques, à la fois entre les établissements mais aussi à l’intérieur de ceux-ci.
 « Les fonds peuvent ĂŞtre utilisĂ©s pour “faire face” en cas de coup dur [par les Ă©quipes] »Â
Comment se jouent précisément ces inégalités au sein des labos ?
Le fait que ces fonds ne soient pas distribuĂ©s Ă tous mais de manière compĂ©titive et concentrĂ©e est une des conditions de leur obtention. La question des inĂ©galitĂ©s se pose donc Ă tous les Ă©tages, y compris au sein d’un mĂŞme Ă©tablissement. En revanche, une fois obtenus, les chercheurs ont des marges de manĹ“uvre plus importantes avec ces fonds qu’avec d’autres. Cette possibilitĂ© est intĂ©ressante de leur point de vue, surtout compte tenu de la rarĂ©faction des autres sources de financement de l’ESR. L’argument des inĂ©galitĂ©s n’est donc pas unilatĂ©ral : ces fonds peuvent ĂŞtre utilisĂ©s pour “faire face” en cas de coup dur, mettre en commun des Ă©quipements avec d’autres laboratoires. Concrètement, j’ai pu constater que des quatrièmes annĂ©es de thèse pouvaient par exemple ĂŞtre prises en charge.Â
Le système a-t-il des biais ?
Au niveau local, l’un des critères pour sĂ©lectionner un projet est notamment le fait qu’il soit dĂ©jĂ cofinancĂ©. Au niveau national, le PIA encourage une sorte d’effet Matthieu [cĂ©koidonc, NDLR] : sur mon terrain [le nom de l’universitĂ© en question n’a pas Ă©tĂ© rendu publique, NDLR], j’ai pu constater que la stratĂ©gie Ă©tait de s’appuyer sur ceux qui ont dĂ©jĂ bĂ©nĂ©ficiĂ© de fonds dans le cadre d’un pĂ©rimètre d’excellence bien dĂ©fini. Les fonds obtenus sont ensuite flĂ©chĂ©s au sein des universitĂ©s, crĂ©ant des lignes d’inclusion et d’exclusion. En ce sens, cette politique produit un effet Matthieu qui crĂ©e et creuse des Ă©carts entre les chercheurs·ses et enseignant·e·s chercheurs·ses.
Quels sont les critères de l’excellence, la science suffit-elle ?
L’excellence scientifique est nĂ©cessaire mais ne suffit pas : le critère de gouvernance est très important, l’établissement ou les Ă©quipes doivent ĂŞtre capables de se rĂ©organiser. C’est tout l’enjeu de l’excellence Ă la française, comme le rĂ©sume Natacha Gally [une chercheuse spĂ©cialiste du sujet, NDLR]. La gouvernance doit ĂŞtre resserrĂ©e, concentrer le pouvoir exĂ©cutif sur peu de personnes et renforcer certains postes de direction occupĂ©s en majoritĂ© par des hommes.Â
« Les femmes sont sous représentées de manière claire dans ces structures »
Comment cela se traduit-il ?
La concentration se fait sur les personnes — coordinateurs de Labex ou d’institut Carnot — autant que sur les projets. Les femmes sont sous-reprĂ©sentĂ©es de manière claire dans ces structures : elles reçoivent moins de fonds Idex, elles en sont moins les coordinatrices et, mĂŞme une fois incluses, elles le sont souvent en tant que chargĂ©e de projet au service des chercheurs et enseignants-chercheurs. Or ce sont des postes prĂ©caires, rarement titularisables et qui reprĂ©sentent souvent une porte de sortie de la voie acadĂ©mique alors qu’ils rĂ©clament un haut niveau de qualification et des responsabilitĂ©s très importantes.Â
Est ce que les Idex sont plus une affaire de sciences expérimentales ?
Les Idex ne sont pas neutres envers les disciplines : ils rendent les sciences naturelles plus rentables pour les établissements. Les indicateurs utilisés sont en faveur de ces dernières, qui en sont très dépendantes : les appels à projets sont vitaux. Les Idex imposent par ailleurs de travailler de manière interdisciplinaire et étendent de fait cette dépendance aux appels à projet aux autres disciplines, comme les sciences humaines ou le droit. Les disciplines sont interdépendantes pour obtenir des fonds et doivent travailler l’une avec l’autre. Il y a nécessité d’inclure des réflexions sur les implications légales, éthiques ou sociales d’un brevet ou d’un essai clinique, ce qui peut générer des frustrations du côté sciences sociales de n’être parfois considéré que comme une caution au projet. J’ai pu recueillir des témoignages de chercheurs agacés de cette situation, que ce soit du côté sciences sociales… ou sciences expérimentales d’ailleurs.
« Il y a toujours eu des inégalités entre établissements à l’échelle nationale mais l’Etat en était moins la cause »
Question tranchĂ©e pour finir : les Idex sont ils positifs ou nĂ©gatifs ?Â
Ce n’est pas mon propos dans cette thèse, je pourrais donner des exemples allant dans un sens ou dans un autre. Cet angle des inégalités me permet de développer un propos qui n’est pas monolithique. Certains sites situés en dehors de Paris en sont sortis vainqueurs par rapport à des sites parisiens qui raflaient tout le temps la mise. Les Idex accroissent donc certaines inégalités, en diminuent d’autres et recomposent certaines, notamment entre les disciplines. Rappelons qu’il y a toujours eu des inégalités entre établissements à l’échelle nationale mais l’Etat en était moins la cause : il était auparavant garant d’une forme d’équité, même si la réalité est souvent différente. Dans le cas des Idex, il y a une volonté de hiérarchiser ces dix établissements par rapport aux autres. |