Faut-il inscrire la libertĂ© acadĂ©mique dans la loi pour la sanctuariser ?Â
La mention de la liberté académique récemment inscrite dans la LPR est complètement inutile : une disposition vide de sens, totalement instrumentalisée en réponse à la question de l’islamogauchisme. On peut noter que la seule fois que les politiques se sont intéressés à la liberté académique, ce n’est pas pour la reconnaître mais pour la restreindre. Ça part donc mal : autant ne pas légiférer en ce cas. La notion est tout de même reconnue légalement de manière éparse, que ce soit dans la loi Faure ou la loi Savary de 1984, mais beaucoup moins explicitement que ce n’est le cas à l’étranger.
 « La libertĂ© acadĂ©mique n’est pas un privilège »Â
Faut-il le rendre plus explicite, alors ?
Je serais très prudent. Son inscription dans la loi serait un bénéfice en cas de recours… à supposer que la définition choisie par les parlementaires convienne. Si on laisse les politiques traiter le sujet, le risque de dérapage est réel, la LPR l’a prouvé.
En cas d’entrave manifeste, que faire ? Les voies de recours existent-elles pour les chercheurs ?
Quelques dispositions existent mais la plupart des chercheurs ne les utilisent pas, par ignorance et parce que les universitaires forment peu de recours, par manque de temps et de moyens. Par ailleurs, et c’est extrêmement regrettable, le Conseil d’Etat est très peu favorable à la liberté académique : il maltraite les libertés universitaires depuis vingt ans.
 « Eric Zemmour ne peut heureusement pas invoquer la libertĂ© acadĂ©mique pour s’exprimer »Â
Vous explorez dans votre ouvrage une différence entre deux notions pourtant proches pour le grand public : la liberté académique et la liberté d’expression. Peut-on dire pour vulgariser que la liberté d’expression vaut pour un universitaire quand il ne s’exprime pas en tant que chercheur ?
Fondamentalement, la liberté académique est plus large que la liberté d’expression : il s’agit de la liberté de choisir ses thèmes de recherche et les mener jusqu’au bout sans interférences extérieures. De plus, la liberté académique est difficile à vendre en ces temps de quasi-religion des droits de l’homme, parce qu’elle est réservée à un corps professionnel. Elle apparaît donc comme un privilège, tout comme le secret des sources des journalistes qui constitue pourtant la base du métier. La liberté académique bénéficie néanmoins à tous en permettant de faire progresser la science et donc la société.
Dans sa vidĂ©o de candidature, Eric Zemmour vise directement « les sociologues, les universitaires », qui « mĂ©priseraient » le peuple…
C’est du poujadisme anti intellectuel, point. Ce n’est pas un savant, il écrit des livres vides de sens d’un point de vue historique. Il s’agit de fausse science. Eric Zemmour ne peut heureusement pas invoquer la liberté académique pour parler. Un universitaire qui tiendrait de tels propos ne serait pas digne de l’être. Il est le décalque d’une pensée de droite conservatrice aux Etats-Unis — plus dangereuse en un sens que l’idéologie woke dont on parle beaucoup en ce moment — et qui passe son temps à pilonner les universitaires libéraux depuis l’ère Reagan.
 « La situation Ă l’universitĂ© est aussi dĂ©gradĂ©e que dans la justice ou l’hĂ´pital »Â
Avant de venir au “wokisme”, la principale entrave selon vous à la liberté académique en France, est le poids de la gestion du système par les chercheurs.
Les universitaires sont dominĂ©s par l’administration de l’Etat et du ministère d’un cĂ´tĂ©, et par les dirigeants d’universitĂ© de l’autre. Et ce alors que ces derniers sont tous universitaires, mĂŞme s’ ils ne se considèrent plus comme tels. Les cas d’abus de pouvoir manifeste existent, notamment l’exemple que je rapporte dans mon ouvrage de l’organisation d’examens Ă l’universitĂ© de Reims. Au lieu de soutenir les universitaires, le prĂ©sident de l’universitĂ©, Ă©galement vice-prĂ©sident de la CPU, s’est rangĂ© du cĂ´tĂ© de son administration. On parle beaucoup du poids de l’administration dans la justice ou l’hĂ´pital mais il en va de mĂŞme Ă l’universitĂ© oĂą la situation est aussi dĂ©gradĂ©e.Â
Le cas le plus marquant d’entrave est la restriction sans précédent de l’accès aux archives historiques par l’Etat que vous décrivez. De nombreux chercheurs se retrouvent privés de documents pourtant essentiels sur l’histoire récente de France…
Les historiens ont malheureusement perdu la bataille malgré des concessions faibles de l’administration. Le risque est bien réel dans les années à venir que des scientifiques soient coupés de leur sujet de recherche en histoire à cause de cette limitation sans précédent de l’accès aux archives [lire également ce numéro de la Vie de la recherche scientifique pp18-19, NDLR].
« Le ministère ne dĂ©fend pas les universitaires en cas d’entraves »Â
Vous précisez que les historiens semblent n’avoir reçu aucun soutien du ministère de la Recherche, pourquoi ?
Son poids politique est structurellement faible et les ministres qui l’occupent le sont souvent pour de mauvaises raisons, comme la parité. Adossés au mastodonte de l’Education nationale, la recherche et l’enseignement supérieur ont paradoxalement plus de poids. Le ministère ne défend pas les universitaires en cas d’entrave à la liberté académique : le cas de l’accès aux archives historiques est frappant. Il a fallu que les historiens et archivistes eux-mêmes se mobilisent pour que l’affaire éclate et qu’ils arrachent une concession.
Venons à l’islamogauchisme ou au wokisme, quelles entraves à la liberté académique avez-vous détectées à cause de ces mouvements ?
Une des principales menaces Ă la libertĂ© acadĂ©mique est aujourd’hui internalisĂ©e : une petite minoritĂ© des Ă©tudiants en sont les ennemis, avec des effets dĂ©vastateurs. Or la violence psychologique et morale exercĂ©Â e sur les professeurs par les rĂ©seaux sociaux peut ĂŞtre aussi douloureuse que la violence physique de mai 68. La vague arrive, mĂŞme si personne n’en connaĂ®t la hauteur. J’ai appris hier qu’une confĂ©rence consacrĂ©e au livre de Sabine Prokhoris [une philosophe critique du mouvement #metoo, NDLR] avait Ă©tĂ© annulĂ©e Ă Paris Necker. VoilĂ un exemple oĂą les idĂ©ologies radicales ont gagnĂ©Â : quelqu’un qui ose objecter en pointant les abus et les risques juridiques d’un mouvement, Ă©videmment lĂ©gitime, se retrouve censurĂ©. Ces groupes de pression ont imposĂ© au prĂ©sident d’universitĂ© de censurer la rĂ©union sans aucun fondement lĂ©gal. J’ai du mal Ă prĂ©dire aujourd’hui l’ampleur de ce mouvement mais la seule chose qui nous prĂ©serverait d’un choc Ă©quivalent Ă celui constatĂ© en Angleterre ou aux Etats-Unis est le fait que les Ă©tudiants ne reprĂ©sentent pas une grande force de pression en France, au-delĂ de leur poids mĂ©diatique. Pour une raison simple : ils ne paient que peu de droits d’inscription. Les Ă©tudiants font la loi aux Etats-Unis parce qu’ils sont les clients du système. En France, les mĂ©dias relaient tout de mĂŞme la parole Ă©tudiante, parfois sans filtre. Les professeurs sont ainsi constamment mis en difficultĂ© ; il s’agit d’une nouvelle censure dont on peut remonter Ă mai 68 pour en tracer les origines.Â
 « Les Ă©lites ne frĂ©quentant pas les bancs de l’universitĂ© mais ceux des grandes Ă©coles »Â
Si ce mouvement représente un tel danger, pourquoi les universitaires ne le dénoncent-ils pas ?
Les universitaires, majoritairement de gauche, n’osent pas dénoncer ce mouvement venu de la gauche qui nous menace pourtant, quel que soit son bord politique. C’est en partie dû à la méconnaissance de qu’est l’université en France : une machine à distribuer des diplômes, aux pouvoirs atrophiés. Les élites ne fréquentant pas les bancs de l’université mais ceux des grandes écoles, tout comme les chercheurs veulent préférentiellement exercer dans les organismes de recherche.
Que préconisez-vous ?
Les universitaires sont très divisĂ©s et très seuls, sauf en sciences [expĂ©rimentales ou “dures”, NDLR] et leurs syndicats sont très peu reprĂ©sentatifs. Quand il s’agit de libertĂ© acadĂ©mique, la question politique “suis-je de gauche ou de droite”, devrait ĂŞtre secondaire. Il faut qu’aujourd’hui les universitaires prennent conscience de l’importance de leur libertĂ© acadĂ©mique. C’est l’objet de mon livre dont la conclusion est d’ailleurs assez pessimiste. Sont-ils Ă la hauteur de cette mission ? J’ai des doutes aujourd’hui tant le clientĂ©lisme et le localisme ont laissĂ© des traces. |