Chassez le naturel. Toujours (et parfois malgré vous) à l’affût de la revue au plus fort facteur d’impact, vous chercheurs imaginez peut-être ainsi les éditeurs scientifiques comme les gardiens du temple du savoir, priant pour leur approbation. Une image que tente de déconstruire Marianne Noël, ancienne chimiste devenue sociologue, qui publie un des premiers articles sur les tâches et rôles des éditeurs en chimie.
Revue d’équipe. Mais de qui parle-t-on exactement ? Pour chaque revue, un comité éditorial, composé de plusieurs éditeurs scientifiques, est chapeauté par un éditeur en chef, lui-même assisté par un secrétaire de rédaction. Selon la taille de la revue et à qui elle appartient, les éditeurs en chef sont tantôt des chercheurs en poste (pour les revues des sociétés savantes), tantôt des docteurs passés dans le monde de l’édition.
Retours terrain. « Les éditeurs en chef interviewés sont de jeunes chercheurs entre 30 et 45 ans issus d’universités européennes et qui s’orientent vers le « publishing » après un doctorat et des postdocs », témoigne Marianne Noël, qui vient de publier le résultat de ses recherches. La chercheuse a observé et mené des entretiens au sein de Springer Nature et de l’American Chemical Society (ACS), société savante américaine et grosse machine bien huilée de l’édition scientifique à but non lucratif.
« Au-delà du travail de sélection des manuscrits, les éditeurs doivent également “attirer” les papiers »
Marianne Noël, sociologue
Rouages internes. Si les éditeurs scientifiques, ceux qui gèrent les manuscrits et les envoient aux rapporteurs, sont dans un grand nombre de revues des chercheurs en poste dans la recherche académique, se trouvent également employés au sein des maisons d’éditions des éditeurs internes ou « managing editors » dont les missions sont d’animer les comités de rédaction, de lancer des numéros spéciaux et éventuellement de rectifier la ligne éditoriale pour coller au mieux aux dernières recherches.
Ex confrères. Ces éditeurs internes sont aussi pratiquement tous docteurs et si cela ne se retrouve pas partout, à EDP Sciences, ce sont en majorité des femmes. Agnès Henri, aujourd’hui à la tête d’EDP sciences, une entreprise vieille de 100 ans et comptant 46 employés, est aussi passée par là. Après son doctorat à l’Onera, elle y est entrée il y a un peu plus de 25 ans en tant que secrétaire de rédaction, avant de passer par presque tous les postes : « Le doctorat est utile, d’une part pour les connaissances dans le domaine mais aussi pour les contacts. »
Le bon vieux temps. « Il y a 25 ans, les revues étaient encore des lieux d’apprentissage. Aujourd’hui elles servent surtout à valider les résultats et valoriser les CV des chercheurs. Il y a beaucoup plus d’articles publiés et beaucoup ne sont vraisemblablement jamais lus… », analyse Agnès Henri. EDP sciences était encore avant son rachat en 2019 par CSPM, filiale de la Chinese Academy of Sciences, une des dernières grosses maisons d’édition hexagonales ; elle publie une soixantaine de revues dont beaucoup sous la tutelle de sociétés savantes (physique, maths, médecine…) mais reste implantée en France, à quelques kilomètres de l’historique université d’Orsay.
Hommes sandwich. Les éditeurs n’attendent donc pas passivement que vous soumettiez vos articles mais s’activent et viennent les chercher : « Au-delà du travail de sélection des manuscrits (qui seraient fait selon eux « de la même manière qu’il y a 350 ans »), les éditeurs en chef doivent également « attirer les papiers » via des présences dans des conférences/colloques ou lors de visites de labo », atteste Marianne Noël. La rédaction des éditos apportant un point de vue sur les dernières actualités scientifiques n’est pas négligée, notamment dans les revues aux plus forts impacts comme Nature.
« Publier 2 000 articles par an, ça ne se fait pas sur un coin de table »
Agnès Henri, EDP Sciences
Bouclages. Et la pression est grande : « Comme pour les titres de presse, dans certaines revues du groupe Nature Research [filiale de Springer Nature, NDLR], les éditeurs sont tenus de publier un numéro tous les mois », continue la sociologue. Et souvent avec des cadences très soutenues : « Dans le cas du Journal of the American Chemical Society [une des revues les plus prestigieuses en chimie, détenue par l’ACS, NDLR], la production est pratiquement industrielle avec 19 000 papiers par an. » Ces volumes vont de paire avec une automatisation des tâches, par exemple la sélection des reviewers pour les revues du groupe Nature Research.
Bientôt überisés ? À l’heure des plateformes de dépôt et de peer review (comme Peer Community In) auto-gérées par les chercheurs, les maisons d’édition sont-elles encore utiles ? « Les chercheurs peuvent tout à fait monter leurs revues, admet Agnès Henri. J’en connais en mathématiques qui publient dix ou vingt articles par an, c’est gérable. » Mais plus les revues sont grosses, plus elles sont chronophages, empiétant sur le précieux temps consacré à la recherche.
Don’t do it yourself. « La revue Astronomy & Astrophysics publie plus de 2 000 articles par an. À un niveau presque industriel comme cela, ça ne se fait pas sur un coin de table, il faut une équipe dédiée à 100%. D’où la pertinence de confier les tâches de l’édition à une maison qui a les contacts, va être répertoriée dans les bases de données, faire la promotion des publications et des auteurs… », plaide la directrice d’EDP Sciences, regrettant au passage le manque de reconnaissance du travail des éditeurs commerciaux en matière d’Open Access. Mais cela sera pour un autre numéro de TMN.