Jean-Pierre Bourguignon, l‘ancien président de l’European research council (ERC) craint une rupture des vocations dans la recherche et lance un manifeste. Objectif : sauver une génération perdue.
Pourquoi ce manifeste ? Quelle urgence avez-vous détectée ?
↳ J’ai été alerté alors que j’étais encore président par intérim de l’ERC : des chercheurs de plusieurs pays et de plusieurs disciplines sont venus m’avertir que nombre de leurs doctorants voulaient quitter la recherche, académique ou non. Nous devions en savoir plus. Cela fait évidemment suite aux deux années de pandémie que nous avons traversées et la coupure des labos et des terrains qu’elles ont engendrée. Ce manifeste fait suite à une conférence qui s’est tenue le 13 juin dernier, grâce à une initiative du Ministre de la Recherche portugais. J’alerte sur la situation des jeunes chercheurs depuis maintenant des mois et c’est à mon sens un sujet dont la France aurait dû s’emparer dans le cadre de sa présidence de l’Union européenne [qui se termine incessamment, NDLR] : seul le CNRS s’y était intéressé.
« En Italie, il y a eu des années sans aucun poste publié ! »
Jean-Pierre Bourguignon
Le Covid a effectivement créé des situations compliquées… mais ne reviendra-t-on pas à la normale ?
↳ De manière générale, la précarité augmente depuis une vingtaine d’années. L’Italie représente un cas extrême, avec certaines années où aucun poste n’a été publié ! La situation française n’est pas idéale non plus malgré un flux plus régulier de nouveaux postes. À cet état des lieux déjà compliqué, lié à la pandémie, est venu s’ajouter depuis le 24 février dernier une incertitude encore plus grande — bien que de nature différente — avec l’attaque russe en Ukraine. Les chercheurs russes et ukrainiens sont touchés de plein fouet et la guerre va avoir des impacts sur les budgets européens, avec une redistribution au profit des dépenses militaires. Concernant l’Allemagne, qui a longtemps sous-investi dans ce domaine, le changement va être brutal.
Pour quelles raisons ?
↳ Parce qu’au même moment, un certain nombre d’entreprises — quelle que soit leur taille — réfléchissent à comment effectuer leur transition environnementale : une solution est évidemment d’aller “pêcher” des étudiants dès avant la sortie de leurs études, au niveau master par exemple, pour les avoir à bord très vite… et à des niveaux de salaire qui n’ont évidemment rien à voir avec les débuts de carrière universitaire. Le risque est donc de tarir le flux de nouveaux entrants même pour des thèses. Ajoutons à cela que la période de post-doctorat, souvent positive pour une carrière, pourrait être mal perçue ; je ne parle même pas des post-docs à répétition, forcément problématiques pour les chercheurs. Quand on conjugue toutes ces perturbations — pandémie, précarisation, emplois dans le privé… —, le risque est d’aller vers une rupture d’accès au personnel pour la recherche. Si on désamorce la pompe, la réamorcer sera infiniment plus difficile. Nous devons avoir le cœur net sur la situation en rassemblant des données solides, par pays et par discipline. L’objectif initial de la conférence était donc de mesurer ce phénomène, en lien avec les associations de jeunes chercheurs, qui avaient eux-mêmes mené des enquêtes partielles.
« Le milieu de la recherche est fondamentalement compétitif (…) cela a toujours été ainsi »
Jean-Pierre Bourguignon
Effectivement, le nombre de doctorats diminue en France aujourd’hui…
↳ Nous devons savoir si ces personnes quittent la recherche publique pour rejoindre la recherche privée ou s’ils envisagent des carrières complètement différentes : il y a de nombreux autres secteurs où l’emploi est en tension. Pour revenir à la recherche, le CNRS a notamment des difficultés à embaucher dans les postes de soutien, tout comme certaines universités parisiennes [une référence à cet article du Monde, NDLR]. Les gens se sont mis à regarder ailleurs : quitter les grandes villes, envisager d’autres emplois… Ils envisagent leur profession d’une manière plus large. Dans la fonction publique française, le blocage des salaires pendant des années n’a rien arrangé : le décalage n’a fait que s’agrandir avec le privé.
Cette fuite n’est-elle pas également due au système d’excellence, qu’incarne d’ailleurs l’ERC que vous avez présidé ?
↳ Le milieu de la recherche est fondamentalement compétitif. C’est peut-être plus visible aujourd’hui mais cela a toujours été comme ça, même si je ne nie pas que cela ait pu jouer un rôle dans la situation dans laquelle nous nous trouvons. Il ne faut pas oublier que le budget de l’ERC ne représente que 1% du soutien à la recherche. Ce qui inquiète en premier lieu les associations de jeunes chercheurs avec qui j’ai pu discuter est l’âge du premier emploi stable, même si cet âge baisse dans certaines disciplines, comme l’informatique, semble-t-il.
« Ce manifeste permettra de mettre ces sujets sur la table »
Jean-Pierre Bourguignon
Revenons au manifeste…
↳ C’est une idée de Manuel Heitor [ministre de la Recherche portugais jusqu’à fin janvier 2022, NDLR], avec encore une fois l’idée de mettre des chiffres sur cette possible rupture. Son travail pendant la présidence portugaise [au premier semestre 2021, NDLR] n’a pour l’instant pas porté les fruits espérés au niveau européen, aucune mesure concrète n’ayant été prise. Nous devons pourtant savoir si cette situation est générale ou spécifique à certains domaines, comme dans l’intelligence artificielle, où le problème est prégnant. Des sociétés comme Google dépensent des sommes très supérieures au secteur public pour attirer les jeunes chercheurs et ont compris de surcroît qu’il fallait leur laisser du temps pour réfléchir [30% du temps de travail laissé libre chez le géant américain, NDLR]. Du temps qui, vu leur niveau, ne sera évidemment pas perdu. J’ai des témoignages de chercheurs de l’Inria m’indiquant clairement qu’ils ont beaucoup de peine à trouver des thésards, leurs meilleurs éléments étant préemptés par ces grandes sociétés. Rassembler des données au niveau européen sur cette possible rupture est donc indispensable. Nous ne pouvons pas faire l’économie de ce sujet. Ce manifeste, une fois signé par suffisamment d’institutions puis éventuellement individuellement sous forme de pétition, permettra de remettre le sujet sur la table sans agressivité… mais avec vigueur.
Quel en est le calendrier ?
↳ Nous convergerons vers une version définitive autour du 15 juillet, une fois que toutes les associations partenaires se seront concertées pour avancer. Comprenez-moi bien : je ne regrette en aucune manière que la recherche privée recrute ; je ne veux pas que la recherche publique soit sevrée de recrutement, voilà tout.
La loi de programmation de la recherche (LPR) a-t-elle suffi à réconcilier les jeunes chercheurs avec la recherche ?
↳ Une chose positive a été presque passée sous silence, même si cela n’est probablement pas suffisant : les revalorisations des débuts de carrière académiques alors que la situation était scandaleuse depuis une bonne trentaine d’années. Le problème est aujourd’hui que l’inflation risque d’annuler ces hausses et que les sommes investies ne permettront pas d’arriver au 3% du PIB investi dans la recherche, comme la nouvelle version des accords de Lisbonne le prévoient pour 2030. L’Allemagne est déjà au-delà des 3% investis dans la recherche, public et privé ajoutés, tout comme la Corée du Sud ou Israël. La Finlande s’est récemment donné comme objectif d’y consacrer 4% de son PIB en 2030. Les sommes très importantes consacrées en France au Crédit impôt recherche, qui n’est pas une mauvaise idée en soi, ont permis à des grandes entreprise de “repeindre” en ingénieurs de recherche certains postes qui n’en sont pas. Les contrôles n’ont pas été probants : l’Allemagne ne dispose pas de CIR et pourtant leurs industriels dépensent plus en recherche que leurs équivalents français. La recherche y marche sur ses deux pieds, public et privé.
« La Finlande s’est récemment donné comme objectif d’y consacrer 4% de son PIB pour 2030 »
Jean-Pierre Bourguignon
Que peut exactement l’Europe pour l’emploi scientifique ? Les États restent souverains.
↳ La Commission européenne ne résout effectivement pas les problèmes à elle seule – les traités ne lui donnent pas la mission de créer des emplois stables – mais son action permet de dynamiser, de rendre possible les choses. Un des effets de l’ERC a été de donner un supplément d’ambition aux jeunes chercheurs, indépendamment des reproches de “super excellence” qu’on lui fait. Par ailleurs, au niveau européen, vont bientôt commencer les premières discussions pour la préparation du prochain programme-cadre, a priori 2028-2035 ; il est important de placer cette réflexion sur la situation de l’emploi scientifique, notamment des jeunes chercheurs, au centre des discussions. La République tchèque prend au 1er juillet la suite de la France pour la présidence de l’Union et elle sera suivie par la Suède en janvier prochain. Or la Suède a déjà prévu un rendez-vous autour des jeunes chercheurs en mai 2023. Voilà à quoi sert l’Europe.