Comment avez-vous commencé à examiner les publications scientifiques à la recherche de fraudes ?
Un jour, par curiosité, j’ai extrait des phrases d’un de mes articles, et je les ai rentrées sur Google Scholar. Les choses auraient pu être très différentes mais par un pur hasard, j’ai sélectionné des phrases qui avaient été plagiées et je les ai retrouvées dans un livre. Cela m’a rendue furieuse et, en y repensant, je le suis encore aujourd’hui : quelqu’un avait volé le fruit d’un travail qui m’avait demandé tant d’efforts… En réalité, le livre entier n’était qu’un assemblage de paragraphes provenant de différentes sources. J’ai passé un an à rechercher des articles plagiés sur mon temps libre et j’en ai trouvé 80 rien qu’en microbiologie et immunologie [son domaine de recherche, NDLR]. Ensuite, j’ai examiné un manuscrit de thèse où une image était utilisée à de multiples reprises dans différents chapitres – chaque chapitre correspondant à une publication. J’en suis arrivée à la conclusion que deux publis contenaient trois fois la même image mais pivotée, alors qu’elles étaient sensées illustrer des expériences distinctes.
« J’aimerais que les auteurs prouvent que j’ai tort »
Elisabeth Bik
Avez-vous toujours eu cette capacité à repérer les duplications d’image ?
J’ai toujours fait attention aux motifs en général, comme sur les carrelages de salle de bain ! Mais en 2014, c’était la première fois que je le remarquais dans des publications scientifiques. Vu que ces articles étaient passés au travers du processus de peer review et que personne n’avait relevé le problème, j’ai pensé qu’il serait intéressant d’estimer la fréquence à laquelle ce genre de chose se produisait. J’ai donc ouvert une centaine d’articles publiés dans PlosOne contenant des photos et après un rapide coup d’œil, j’ai trouvé une ou deux duplications d’images. Cela m’a encouragé à continuer et j’ai examiné plus de papiers, d’années et de revues différentes… au final plus de 20 000. Pour être sûre que je n’étais pas la seule à faire ces observations, Arturo Casadevall, Ferric Fang et moi avons convenu qu’ils auraient à les approuver avant publication : il devait bien s’agir de duplication inappropriée où la même image était utilisée pour deux expériences distinctes.
Les chercheurs qui trichent développent-ils aujourd’hui de nouvelles stratégies ?
Je suis certaine que les chercheurs deviennent meilleurs dans la fraude car nous avons montré ce que nous savions détecter. Récemment, nous avons observé que des articles issus des paper mills [des entreprises qui vendent la position d’auteur sur un faux article déjà accepté dans une revue scientifique, NDLR] plagiaient d’autres publications puis étaient réécrits, soit par des logiciels d’intelligence artificielle, soit grâce à des synonymes. Guillaume Cabanac a nommé ce procédé les “phrases torturées” [nous l’avions interviewé à ce sujet, NDLR]. Par exemple, “intelligence artificielle” devient “conscience contrefaite”,“cancer du sein” devient “danger de la poitrine”… cela devient incompréhensible ! Au-delà de ces nouvelles stratégies, nous regardons toujours d’anciennes publications et il y a encore beaucoup de problèmes à signaler.
« J’ai immédiatement été accusée d’être payée par des actionnaires »
Elisabeth Bik
Au départ, c’était juste un loisir puis vous avez quitté la recherche. Gagnez-vous assez d’argent pour vivre en tant que détective en intégrité scientifique ?
Beaucoup de personnes me posent cette question et, oui, j’arrive maintenant à en vivre. D’une part, je travaille comme consultante pour des maisons d’éditions ou des universités et d’autre part je reçois des dons via Patreon.
Savez-vous qui sont ces donateurs ?
J’ai accès à leur nom mais pour la plupart, je ne les connais pas personnellement. C’est comme sur Twitter, les premières personnes qui vous suivent vous sont familières mais quand leur nombre grandit, elles deviennent une masse anonyme. J’ai le sentiment que la plupart sont eux-mêmes scientifiques. Ils donnent de petites sommes, 2 ou 5 dollars par mois. C’est tout ce qu’ils peuvent se permettre de donner et je leur en suis très reconnaissante. J’ai aussi quelques gros donateurs. On pourrait croire que ces derniers viennent avec des intentions cachées mais tous deux m’ont dit : “Faites ce que vous faites de mieux, notre argent n’est pas conditionné à quoi que ce soit”. Et à ma connaissance, mes donateurs ne détiennent pas d’actions en bourse, moi non plus d’ailleurs, contrairement à ce que certains insinuaient après l’affaire Cassava, une entreprise que j’ai indirectement critiquée, suite à quoi j’ai immédiatement été accusée d’être payée par ses actionnaires.
Qu’est-il arrivé avec Cassava ?
Cassava Science est une entreprise cotée en bourse qui commercialise des médicaments contre la maladie d’Alzheimer – du moins c’est ce qu’ils prétendent – basés sur les travaux d’une équipe de recherche de New York. Or cette dernière est fortement suspectée de fraudes, selon les conclusions d’un rapport d’enquête [celui-ci avait été commandé par de petits porteurs d’actions de Cassava à un chercheur américain, Matthew Schrag. Un des chercheurs de New York accusé de fraudes est le français Sylvain Lesné, NDLR]. Plusieurs publications semblaient louches, avec des images bizarres… On m’a prévenu via Twitter, j’ai examiné les publications en questions… et j’étais d’accord avec le rapport et j’ai même trouvé d’autres problèmes ! J’ai donc publié mes commentaires sur Pubpeer, comme je le fais habituellement mais ce que je ne savais pas, c’est qu’à la sortie du rapport, la valeur de l’action de Cassava avait chuté de 120 dollars à 50 en une seule journée, et que certaines personnes ont perdu beaucoup d’argent. Bizarrement, ils n’étaient pas en colère contre l’auteur du rapport révélant les fraudes [Matthew Schrag, NDLR], mais contre moi. Ils me demandaient sans cesse qui me payait et s’il s’agissait d’actionnaires de Cassava [qui cherchent certainement à se faire indemniser au motif d’escroquerie, NDLR]. Je n’en ai aucune idée, mes donateurs sont des personnes lambda et je ne peux pas leur demander.
« Certaines disciplines comme les maths semblent être un peu plus robustes »
Elisabeth Bik
Connaissez-vous d’autres détectives comme vous ?
Oui mais leurs situations varient beaucoup. Certains, parfois des retraités, ont des situations financières qui leur permettent de libérer du temps et d’être très prolifiques. D’autres ont un travail à temps plein et donc ne peuvent pas beaucoup publier sur Pubpeer. Je connais un étudiant en thèse qui n’a presque pas d’argent ni de temps… Mais ils font ce qu’ils peuvent, détectent un article par mois, parce qu’ils estiment que c’est important.
Selon vous, un dixième des publications contiennent potentiellement des fraudes ou du moins des erreurs. Si c’est le cas, il y a un fort besoin de personnes comme vous !
Ce n’est qu’une estimation, certaines fraudes sont très difficiles à déceler. Je suis certaine d’une chose : 2% des publis comportant des images en contiennent au moins une qui a été dupliquée dans l’intention de tromper. Mais il y en a probablement plus. Nous ne sommes pas capables de repérer une manipulation lorsque le fraudeur est très bon à Photoshop, utilise une image d’un article que nous ne connaissons pas ou trafique les données. Pour le savoir, il nous faudrait être à ses côtés.
« Des experts ont montré que les données avaient été fabriquées de toutes pièces »
Elisabeth Bik
Vous détectez principalement des fraudes en biologie et santé. Y a-t-il besoin d’investigation dans d’autres domaines ?
Je suis convaincue qu’il y a de la fraude partout mais certaines disciplines comme les maths semblent être un peu plus robustes. De par son fonctionnement même – la dérivation de formule, les démonstrations… –, les mathématiciens assurent qu’ils remarqueraient les fraudes immédiatement. En revanche, il en existe en physique et en chimie et j’en ai été témoin, bien que je ne sois pas spécialiste du domaine. Par exemple, dans certaines publications contenant des spectres de diffraction ou de résonance magnétique nucléaire – des courbes constituées d’un pic entouré de bruit de fond – j’ai constaté que le bruit comportait des motifs répétitifs [Elisabeth Bik avait commenté sur Pubpeer cet article publié dans Scientific Reports et celui-ci dans Journal of Chemical Technology & Biotechnology, tous deux ont été rétractés. Et voici un troisième cas plus récent, NDLR]. Toujours en physique, on peut citer le cas célèbre de Jan Hendrik Schön aux Bell Labs. Les mêmes graphiques étaient utilisés dans plusieurs publications, seuls les axes et les légendes changeaient. Des experts ont montré que les données avaient été fabriquées de toutes pièces. Schön a fini par être pris mais cela a pris plusieurs années et les lanceurs d’alertes n’avaient au départ pas été pris au sérieux [le scandale a explosé en 2002 après plusieurs tentatives pour reproduire les résultats, sans succès, de la part d’autres chercheuses et chercheurs dans le domaine des semi-conducteurs, NDLR].
« La grande majorité des auteurs ne me répond jamais »
Elisabeth Bik
Est-ce difficile de convaincre les éditeurs d’agir ?
Des 800 publications problématiques que j’avais pointées il y a sept ans – aujourd’hui, j’en ai une collection de plus de 6 000 –, seul un tiers avait été corrigé, rétracté ou la démonstration avait pu être faite que j’avais tort cinq ans après. Dans deux cas sur trois, pas de réponse. Sept ans après, le constat n’est pas franchement meilleur, bien que je continue à frapper à leur porte et à les interpeller publiquement. J’aimerais que les auteurs prouvent que je me suis trompée, mais c’est malheureusement rare – seuls dix ou vingt cas jusqu’à présent.
Écrivez-vous aux auteurs et aux éditeurs ?
Les auteurs ne réagissent pas souvent, à moins que l’affaire ne devienne publique. Pour ces 800 papiers, j’ai contacté directement les éditeurs parce qu’ils sont plus indépendants. Aujourd’hui, dans la plupart des cas, je publie un commentaire sur Pubpeer, ce qui envoie automatiquement un email au corresponding author. Ils reçoivent donc une alerte de la plateforme et peuvent répondre publiquement via Pubpeer – ce qui évite, en général, les impolitesses. Mais la grande majorité ne répond jamais. C’est pour moi un signe de culpabilité.
« Si on passe devant les tribunaux, ce sera préjudiciable surtout pour Didier Raoult »
Elisabeth Bik
Y a-t-il du nouveau au sujet des poursuites engagées contre vous par Didier Raoult ?
Cela ressemble plus à des menaces qu’à autre chose. À ma connaissance, Didier Raoult a déposé une plainte auprès du procureur de Marseille en juin 2021, du moins il en a parlé sur Twitter, sur le site web de l’IHP, dans une vidéo de France Soir avec son avocat… mais je n’ai encore rien reçu d’officiel. Ils affirment porter plainte contre Boris Barbour de Pubpeer et moi-même, non pour diffamation mais pour harcèlement, chantage et extorsion.
Êtes-vous inquiète ?
Un peu car ces choses peuvent prendre beaucoup de temps et je pourrais perdre pas mal d’argent en frais d’avocat. Mais je suis moins inquiète qu’il y a un an. Si cela devient une affaire judiciaire, elle sera internationale et donc très complexe à traiter. Le harcèlement a-t-il eu lieu en France, où il réside, ou aux États-Unis, en Californie plus précisément, là où Twitter et Pubpeer ainsi que moi-même sommes basés ? Dans le second cas, je serais assez bien protégée grâce à la loi anti-SLAPP en vigueur en Californie, qui empêche de mener des poursuites judiciaires pour faire taire un lanceur d’alerte [SLAPP pour strategic lawsuits against public participation, que l’on pourrait traduire par procédure bâillon en français, NDLR]. Si on passe devant les tribunaux, je pense donc que ce sera préjudiciable surtout pour Didier Raoult car il aura alors toute la communauté scientifique contre lui. De mon côté, je reçois beaucoup de soutien de la part des chercheurs et même de la part d’avocats qui m’ont offert leurs services.
Vous proposez une protection juridique pour les investigateurs indépendants comme vous. Qui l’assurerait ?
Nous avons besoin de mieux protéger juridiquement les scientifiques qu’on essaie de bâillonner. Un exemple est celui de la virologiste néerlandaise Marion Koopmans, menacée personnellement pour s’être exprimée sur les vaccins [comme cas similaire en France, on peut citer l’épidémiologiste Dominique Costagliola, NDLR]. Il reste actuellement très difficile de les protéger car le cyberharcèlement n’est pas bien couvert par la loi. Mais une personne comme elle peut être soutenue par son université. Or les indépendants, comme moi, ou des lanceurs d’alertes qui dénoncent leurs collègues au sein du même établissement ne bénéficient d’aucun soutien de la part de leur employeur. Qui donc pourrait le faire ? C’est une question complexe… Une organisation professionnelle ou une société savante pourrait tenir ce rôle. Pourquoi pas une American Society of Science Integrity, par exemple ?