Emanuel Kulczycki : « La dénomination de revue prédatrice est assez offensante dans certains pays »

Le chercheur en sciences sociales Emanuel Kulczycki étudie les revues prédatrices et leur dimension géopolitique. Le Polonais appelle à un travail à l’échelle européenne.

— Le 10 mars 2023

Toute la littérature publiée dans les revues dites prédatrices doit-elle être mise à la poubelle ?

Certainement pas. Il y a beaucoup de discussions au sujet des revues prédatrices et peu d’études. Les revues des grandes maisons d’édition (Springer Nature, Elsevier, Wiley…) sont en général catégorisées comme de “bonnes revues”, alors que les revues locales qui publient dans une autre langue que l’anglais – par exemple, une revue en français éditée en France – sont catégorisées comme les “mauvaises revues”. La réalité est bien plus compliquée. 

« Les chercheurs occidentaux, bien qu’estimant que leurs confrères d’Asie et du Sud publient dans des revues prédatrices, lisent leurs papiers et les citent »

Comment analyser le phénomène ?

L’étude que nous venons de publier [dans la revue Quantitative Science Studies, NDLR] est le fruit d’un travail de plusieurs années. Nous avons analysé comment les articles des revues prédatrices sont cités. Le résultat montre une situation paradoxale : les chercheurs occidentaux, bien qu’estimant que leurs confrères d’Asie et du Sud publient dans des revues prédatrices, lisent leurs papiers et les citent – et ceci de manière positive ou neutre.

On a tendance à croire que ce sont les Chinois qui publient le plus dans les revues prédatrices. Est-ce réellement le cas ?

Absolument pas. Tous les pays sont concernés et les chercheurs chinois se battent activement contre les revues prédatrices. Et d’ailleurs, comment définissons-nous les revues prédatrices ? Certains se basent sur la liste de Beall ou de Cabell mais elles ne recensent que les revues en anglais. D’autres mentionnent MDPI ou Frontiers… En Pologne, on observe une forte augmentation des publications dans MDPI ; en Turquie, beaucoup de papiers paraissent dans des revues prédatrices n’appartenant pas à MDPI car les frais de publication sont trop élevés. Les pratiques changent et s’adaptent localement ! 

« Il ne suffit pas que la revue soit vue comme prestigieuse en France pour que ce soit le cas à l’international.»

Qu’est-ce qui poussent les chercheurs des pays du Sud ou d’Asie à publier dans des revues prédatrices ?

La façon dont ils sont évalués. Dans leur pays, publier dans une revue internationale en anglais, peu importe laquelle, est gage de qualité. Même si ce n’est pas bon pour la science, les chercheurs ont besoin de nourrir leur famille ! Donc ce qui est central dans ces pays ne l’est pas du tout aux États-Unis, où les chercheurs considèrent ces revues comme de mauvaise qualité. Ces derniers produisent pourtant les outils de l’évaluation : la base de données Scopus légitime les revues qu’elle recense, et bien que certaines soient prédatrices, elle reste une marque de prestige [ce que dénoncent également les auteurs d’un ouvrage sur la “colonisation bibliométrique”, NDLR]. 

Des revues françaises peuvent-elles être considérées à tort comme prédatrices à l’étranger ?

Oui, il ne suffit pas que la revue soit vue comme prestigieuse en France pour que ce soit le cas à l’international. Les revues éditées dans des pays comme l’Inde ou le Vietnam ne sont pas reconnues à leur juste valeur. La dénomination de revue prédatrice est assez offensante pour les pays hors États-Unis et Europe de l’ouest.

« Sensibiliser les chercheurs aux revues prédatrices ne suffit pas [mais] c’est la base »

Comment prévenir les biais de publication chez les chercheurs européens ?

Se passer des métriques est impossible mais nous devrions pousser nos propres outils. En Europe, nous manquons d’une base de données de référence – l’équivalent de Scopus – et d’un système d’édition scientifique. Par exemple, je ne sais pas si telle ou telle revue qui publie en français dans mon domaine est de bonne qualité ou non. En Amérique latine, les scientifiques ont créé une base qui s’appelle Scielo indexant les revues ainsi que les métadonnées des publications. Sensibiliser les chercheurs aux revues prédatrices ne suffit pas : c’est la base mais il faut également développer un travail coopératif à l’échelle européenne.

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