La recherche semble toujours avoir vécu avec le doctorat mais à quand remonte sa création ?
Le diplôme existe depuis l’université médiévale. Après une maîtrise ès arts, on pouvait obtenir un doctorat des facultés supérieures, c’est-à-dire la théologie, la médecine et le droit. Bien après la dissolution des universités médiévales en 1793, les facultés ont été réintroduites par Napoléon en 1806 et 1808 avec une différenciation entre faculté des lettres d’un côté, faculté des sciences de l’autre. Trois diplômes se succédaient : baccalauréat, licence et doctorat. Le terme PhD – doctor of philosophy – est né quant à lui en Allemagne à peu près au même moment.
« Les premiers candidats à soutenir des thèses étaient des enseignants qui voulaient montrer leur attachement au régime »
Pierre Verschueren
Pourquoi avoir (ré)introduit ce diplôme ?
Napoléon ne se justifiait pas beaucoup, on n’a pas retrouvé d’explications de sa part. En lettres – ce que j’ai le plus étudié pour cette période –, l’objectif du doctorat était de former l’élite d’une corporation d’enseignants. Le ministre de l’époque – qui se nommait “grand maître” – a décerné d’office le diplôme à tous les professeurs de faculté afin qu’ils puissent faire passer les premiers examens. Les premiers candidats à soutenir des thèses étaient dès lors des enseignants qui voulaient montrer leur attachement au régime après la Révolution, ou des chefs d’institutions scolaires privées pour qui le doctorat était une preuve de compétence et un moyen de publicité. Mais la création du doctorat a été motivée différemment selon les pays : les universités britanniques n’en ont décerné qu’après la Première Guerre mondiale, pour attirer les étudiants en provenance des États-Unis qui seraient sinon allés obtenir leurs doctorats en Allemagne.
À quoi ressemblaient les premiers doctorants et leur thèse ?
Avant les années 1970, on ne parlait pas de doctorant mais de “thésard”, ou bien de “thésitif” si l’on ne voulait pas être péjoratif. Vers 1814-1815, les premiers étudiants à soutenir leurs thèses le font au sein de l’ancêtre de l’École normale supérieure. Le manuscrit de thèse était alors très court – entre 10 et 20 pages – et servait de programme à la soutenance publique qui était l’élément le plus important. Pour un doctorat ès lettres, deux thèses étaient nécessaires, une en français sur la littérature et une en latin sur la philosophie. Il ne s’agissait pas d’apporter des connaissances nouvelles mais de montrer son éloquence et sa maîtrise de la disputatio. On y discutait donc de manière assez large de littérature et de philosophie, tout en faisant preuve de sa maîtrise du latin. La situation n’était pas très différente en sciences, où les candidats au doctorat ès sciences physiques devaient présenter une thèse de physique et une thèse de chimie, sans exigence de nouveauté.
« [Au 19e siècle] la taille des manuscrits a explosé pour atteindre 500 pages en moyenne en lettres »
Pierre Verschueren
À partir de quand a-t-on exigé l’apport de connaissances nouvelles ?
Cette exigence est apparue avec l’augmentation du nombre de candidats et la concurrence grandissante. Mais surtout, entre 1827 et 1830, des lois ont étendu le droit de vote – à l’époque réservé à une toute petite part de la population masculine, en fonction du patrimoine détendu – aux détenteurs d’un doctorat pour les élections municipales. Les jurys ont donc commencé à être plus exigeants et le doyen de la Sorbonne de 1832 à 1865, Joseph-Victor Leclerc, y a beaucoup contribué. À cette même époque, la taille des manuscrits a explosé pour atteindre 500 pages en moyenne en lettres dans les années 1850 – avec un record de plus de 1000 pages. Cette “course à l’armement”, qui résulte uniquement de la pression des universitaires, a amené le ministère à s’inquiéter dès 1903 du volume des manuscrits. Sa circulaire rappelle que « la thèse est, en général, le premier travail scientifique important d’un jeune professeur ; il n’est pas nécessaire, et il est même dangereux qu’il prétende débuter par un livre de proportions trop considérables et qu’il y use de longues années d’efforts ».
Est-ce lié à l’apparition de la dimension de la recherche dans le doctorat ?
Tout dépend de ce qu’on appelle “recherche” mais si l’on estime qu’il s’agit d’apporter de nouvelles connaissances, alors oui, en quelque sorte. En 1833 est soutenue la première thèse sur un texte non publié, un manuscrit que Louis Henri Monin avait découvert à la Bibliothèque royale : la chanson de Roland. Cela s’est ensuite généralisé progressivement dans les années 1840-1850 pour les doctorats ès lettres. Pour les doctorats ès sciences, c’est plus difficile à estimer car il faudrait étudier les thèses les unes après les autres et les comparer aux travaux alors existant. Dans tous les cas, un règlement de 1848 impose la présentation de résultats nouveaux pour les thèses de doctorat en sciences physiques et en sciences naturelles, une exception étant faite pour les mathématiques, où il reste longtemps possible de soutenir des thèses sur des résultats connus de mécanique, tant l’exigence de nouveauté paraît difficile. Il faut attendre les années 1870 pour que les laboratoires des facultés puissent vraiment accueillir ce qu’on appellerait aujourd’hui des doctorants.
« Un candidat en géologie pouvait passer cinq ans dans les colonies sans pointer à l’université »
Pierre Verschueren
Quel statut avaient les candidats aux doctorats ?
Aucun. Les candidats s’inscrivaient en temps qu’étudiant typiquement un mois avant de soutenir – un peu comme les candidats à l’habilitation à diriger des recherches aujourd’hui. La notion même de directeur de thèse n’existait pas officiellement avant 1969 : certains étaient encadrés par plusieurs professeurs, d’autres pas du tout. Les étudiants rationnels allaient bien évidemment voir le professeur dont le sujet se rapprochait le plus du leur, en espérant que le doyen – qui présidait les soutenances – lui envoie le manuscrit et le désigne comme rapporteur. Mais le système était très souple, ce qui facilitait en partie la vie des doctorants. Un candidat en géologie pouvait ainsi passer cinq ans dans les colonies sans pointer à l’université et revenir juste pour la soutenance. En retour, les facultés n’assumaient aucune responsabilité envers les “doctorants” qui travaillaient pour la plupart dans l’enseignement secondaire.
Quand est-ce que c’est opéré le tournant vers un doctorat à plein temps – du moins en sciences ?
Vers les années 1950 pour la physique – c’est du moins ce que je peux dire d’après mes travaux de thèse. J’ai retrouvé à cette époque l’un des derniers enseignants à avoir pu soutenir une thèse basée sur des expériences réalisées uniquement avec le matériel de son lycée, à Périgueux – et ce n’était pas une mauvaise thèse. Mais cela est devenu impossible après les années 1950 et la création du CNRS, qui répondait justement à un besoin de financer les doctorants : la grande partie de son budget “ressources humaines” servait à employer des attachés de recherche qui préparaient leur doctorat.
« Le record du plus jeune docteur est détenu par un Polonais devenu docteur à 18 ans »
Pierre Verschueren
La durée des doctorats est un débat sans fin – on l’a encore observé lors des échanges durant la dernière Journée du doctorat en mai 2023. Que peut en dire l’historien que vous êtes ?
Suivre l’évolution de la durée des doctorats est très difficile car les inscriptions se faisaient juste avant la soutenance et nous n’avons pas à ce jour retrouvé les registres informels qui permettaient d’inscrire son sujet de thèse en début de doctorat pour éviter les doublons au sein des facultés. Si le record du plus jeune docteur est détenu par un Polonais devenu docteur à 18 ans, l’âge moyen était de 35 ans sous la Troisième République – avec une dispersion énorme. On peut estimer sa durée moyenne à dix ans, les doctorants travaillant en parallèle dans le secondaire. Le statut d’attaché de recherche au CNRS a instauré une limite de fait à six ans, à laquelle les scientifiques se sont accommodés en calibrant leurs sujets de thèse pour les faire tenir dans cette durée.
Trois, quatre ou cinq ans… à quand remonte la volonté d’uniformisation de la durée des thèses ?
En plus du doctorat d’État avait été créé en 1954 le doctorat de troisième cycle, une formation à la recherche en deux ans financée par une bourse, qui ressemblerait plutôt à nos masters recherche actuels. Il impliquait de soutenir une thèse écrite en deux ans, faisant apparaître un autre modèle que celui de la thèse en six ans. En 1969, un nouveau décret indique que pour le doctorat d’État «un délai de cinq ans s’écoule normalement entre le dépôt du sujet et la soutenance », avec des dérogations possibles, accordées par le président de l’université, mais la mise en application rencontre déjà des difficultés… En 1984 est décrété un doctorat unique en trois ou quatre ans – une durée à mi-chemin entre les thèses d’État de cinq ou six ans et celles de troisième cycle de deux ans.
«Les sciences humaines et sociales (SHS) ont vécu ces décisions comme imposées “d’en haut” »
Pierre Verschueren
Cela a-t-il posé des problèmes ?
Cette décision n’a pas du tout été perçue de la même façon en fonction des disciplines, qui possédaient des conceptions différentes de ce qu’est une thèse. Les héritiers des “littéraires” – les sciences humaines et sociales (SHS) – ont vécu ces décisions comme imposées “d’en haut” ; le doctorat devait selon eux être long pour permettre d’accéder directement à un poste de professeur. Les scientifiques pour leur part se sont acclimatés et ont compris le doctorat comme une formation plus encadrée – ce qui était plutôt le sens des mesures de l’époque.
Le doctorat représente-t-il aujourd’hui un travail plus conséquent en SHS qu’en sciences de la nature ?
Cela ne se joue pas tant sur la quantité de travail mais plutôt sur ce que cela représente pour le doctorant. En SHS, on “est” son doctorat : on construit individuellement un savoir que personne d’autre au monde ne pourrait construire – en tous cas pas de cette manière. Vraies ou pas, voici le type de représentations que se font doctorants et encadrants du doctorat en SHS. Alors qu’en sciences expérimentales, le doctorant est formé au sein d’une équipe et c’est l’équipe qui est considérée comme spécialiste du sujet. En SHS, vient en particulier le moment où il s’agit de se différencier de son directeur de thèse, avec lequel on ne signe que rarement ses papiers – on risquerait de se faire traiter de “clone”.
« Les États-Unis, par exemple, n’ont jamais cherché à uniformiser la durée des PhD »
Pierre Verschueren
Comment résoudre l’équation ?
Peut-être en considérant plus le doctorat comme une étape parmi d’autres dans la carrière du chercheur, à côté du postdoc notamment. Une étape qui n’aurait peut-être pas tant besoin d’être cadrée. En sciences de la nature, j’ai l’impression que c’est aussi – et peut-être surtout – durant ce temps du postdoc qu’on se construit (et qu’on est construit) en tant que chercheur autonome. En SHS, rien ne joue vraiment à cette étape, les postdocs étant d’ailleurs assez rares : mécaniquement, le doctorat n’a pas le même rôle. Finalement, malgré les écarts de durée des doctorats, l’âge de recrutement ne varie pas si drastiquement entre les familles disciplinaires : 36 ans à la fois en SHS et en sciences de la vie. On peut se demander ce qu’on a gagné à tant chercher à harmoniser les doctorats autrefois ès lettres d’un côté et ès sciences de l’autre. Les États-Unis, par exemple, n’ont jamais cherché à uniformiser la durée des PhD…. Pourquoi alors se mettre la rate au court bouillon ?