Fariba Adelkhah : « Je n’ai rien nié car c’était mon métier »

Anthropologue à Sciences Po, Fariba Adelkhah a été emprisonnée durant quatre ans par le régime iranien. De retour en France depuis septembre, elle témoigne et souligne la nécessité de lutter pour la liberté académique.

— Le 12 janvier 2024

Photo Lucile Veissier

Vous avez été arrêtée puis condamnée à de la prison en Iran. Que vous reprochait-on ? 

Dans un régime autoritaire, connaître la réelle raison de son arrestation est difficile. Toutes les personnes qui vivent à étranger et/ou avec une double nationalité comme moi sont suspectes. L’État iranien pense que nous sommes utilisés par les pays occidentaux pour mieux le contrôler et l’assujettir. 

Avez-vous le sentiment que c’est en tant que chercheuse que vous avez été condamnée ? 

Dès que vous analysez la société iranienne, on vous reproche tout et son contraire : la critique n’est pas acceptée par le régime et l’opposition m’a accusée de légitimer le régime… De manière générale, il y a une grande méfiance envers l’écrit, une absence d’autonomie de la recherche qui n’est d’ailleurs pas définie de la même façon en France qu’en Iran. Je n’ai donc pas été étonnée d’être arrêtée et interrogée par le régime iranien. Ma plus grande douleur a été l’absence de mobilisation parmi mes collègues iraniens qui, pour moi, n’ont pas défendu leur métier face au musellement de l’autoritarisme. Certains m’ont même dit : « Tu es allée trop loin, c’est de ta faute ».

« Si on ne battait pas, comment pourrait-on avancer ? »

Fariba Adelkhah

À quoi ressemble la recherche en Iran ? 

En Iran existe une longue tradition de recherche, principalement en littérature et, depuis la seconde moitié du XXème siècle, se sont développées les disciplines de science politique et de droit – qui vont souvent ensemble, comme ici à Sciences Po. Publier dans des revues académiques était déjà un critère de qualité. Depuis la révolution [survenue en 1979, NDLR], des traductions de textes russes, chinois ou britanniques continuent d’être publiés, ce qui montre un certain souci d’ouverture. À chacune de mes visites, je suis étonnée de constater l’activité des jeunes, qui sont de véritables chercheurs alors qu’ils vivent en pleine crise économique. Cela montre bien que le monde universitaire n’est pas comme les autres. Durant mes six mois de liberté avant mon retour, j’ai eu de grands moments d’échange avec les étudiants du campus situé au cœur de Téhéran. Cela me donne beaucoup d’espoir.

D’autres chercheurs ou universitaires en Iran ont-ils subi votre sort ?

Je suis chercheuse depuis 30 ans et je n’avais jamais eu de problème auparavant. Toutefois quatre autres chercheurs, dont deux femmes, ont connu la même expérience que moi : ils avaient été arrêtés et emprisonnés au début des années 2000. 

« La liberté académique peut apparaître en Iran comme une valeur imposée de l’étranger. »

Fariba Adelkhah

Une forme de liberté académique subsiste-t-elle encore là-bas ?

Le régime cherche à monopoliser la recherche mais même dans un régime autoritaire, il y a toujours moyen de continuer à faire de la recherche. C’est un peu comme le jeu du chat et de la souris : des professeurs limogés continuent à travailler, les journaux publient… D’ailleurs il existe une excellente revue de géographie tenue par Papoli Yazdi qui est passé par la France comme moi et qui, malgré plusieurs interpellations, persiste. Si on ne battait pas, comment pourrait-on avancer ?

Comment étaient vos conditions de détention ? Avez-vous bénéficié d’un traitement particulier parce que vous étiez chercheuse ?

Les conditions sont très variables en Iran. Les miennes étaient plutôt bonnes – je dis ça car c’est la vérité, pas pour défendre le régime. Suite à mon interpellation, j’ai été placée en détention provisoire où j’étais seule en cellule la plupart du temps. Comme j’étais âgée [Fariba Adelkhah a aujourd’hui 64 ans, elle en avait 60 quand elle a été arrêtée, NDLR], ils ont peut-être fait attention à ma santé. Ils étaient également plus flexibles, sachant que j’étais chercheuse depuis 30 ans et que je ne présentais pas une menace imminente. Par exemple, je ne devais pas porter de bandeau lorsqu’on me déplaçait dans la prison, je pouvais faire face aux personnes qui m’interrogeaient… 

« Répondre aux accusations du régime iranien était pour moi un devoir. »

Fariba Adelkhah

En quoi consistaient ces interrogatoires ? 

Tous les matins, on venait me chercher pour des interrogatoires qui duraient pratiquement toute la journée avec bien sûr des pauses pour déjeuner, etc. Mes interlocuteurs se présentaient comme des chercheurs, essayaient de m’amadouer avec des jus de fruits ou des gâteaux, que je n’ai jamais acceptés. Mais répondre aux accusations du régime iranien était pour moi un devoir et c’est ce qui m’a fait tenir dans un premier temps. Sans me faire d’illusion, je pensais que nous pourrions trouver un terrain de discussion car nous avions en commun d’effectuer chacun une certaine forme de recherche : les politiques veulent préserver le régime, moi je veux le comprendre. De retour dans ma cellule, je passais beaucoup de temps à écrire mes réponses aux questions qu’on m’avait posé durant la journée. J’expliquais quel organisme m’avait donné des financements, quel ambassadeur m’avait invitée à présenter mes travaux de recherche… Je n’ai rien nié car c’était mon métier. 

Que s’est-il passé ensuite ?

Au bout de deux mois à répéter que je n’avais fait que mon métier, ils ont compris qu’ils n’avaient plus rien à tirer de moi et ont arrêté les interrogatoires. Cela a été un des moments les plus difficiles pour moi : l’attente. Les jours passaient, les semaines… J’étais arrivée en été et je voyais l’hiver arriver. Je suis tombée en dépression et j’ai commencé une grève de la faim. Ils ont dû avoir pitié de moi et m’ont envoyé en prison, avant même le jugement. Ce nouvel endroit était réservé aux prisonnières dites politico-sécuritaires ; les conditions étaient bien meilleures que pour celles de droit commun. Nous pouvions nous faire envoyer des livres, avions une cuisine, une salle de gym en bon état… Et surtout je n’étais plus seule !

« Le régime m’a privé d’un terrain de recherche et m’en a donné un autre. »

Fariba Adelkhah

Avez-vous recommencé vos recherches à ce moment-là ?

Le jour de mon arrivée, toutes les prisonnières – nous étions quelques dizaines – sont venues me dire bonjour et se sont présentées, déclinant leur appartenance politique. Toutes étaient des opposantes au régime mais d’horizons très variés : certaines avaient manifesté contre le port du voile, d’autres appartenaient au mouvement des moudjahidines [un des groupes d’opposition les plus importants en Iran, qualifié à l’origine d’« islamo-marxiste » et ayant mené une lutte armée, NDLR]. J’étais ravie d’avoir autour de moi une telle diversité et puisqu’on était coincé là pour un bout de temps, je pouvais m’entretenir à loisir avec elles. Le régime m’a privé d’un terrain de recherche et m’en a donné un autre.  C’est ce qui m’a permis de survivre.

Vous avez été soutenue par vos collègues français et par votre institution (Sciences Po). Cela a-t-il joué en faveur de votre libération ?

Le régime iranien n’aime pas qu’on lui force la main. À plusieurs reprises, on m’a proposé des négociations si le comité de soutien cessait ses activités [le comité de soutien de Fariba Adelkhah et Roland Marchal, créé dès leur arrestation en 2019, a été mené notamment par des chercheurs en science politique, NDLR]. Mais les chercheurs français se battaient pour une cause et pour conscientiser leurs collègues. À partir du moment où on ne peut plus partir sur nos terrains, qu’on ne peut plus écrire et publier le fruit de nos recherches, notre métier est en danger. Et sans interrogation, sans liberté académique, il n’y a pas de liberté tout court. C’est donc un devoir corporatif et non corporatiste : il sert la société dans son ensemble. 

« Les chercheurs ne savent pas mieux que les politiques mais l’interaction entre les deux est indispensable. »

Fariba Adelkhah

Pourquoi vos collègues iraniens ne se sont-ils pas mobilisés ?

Plusieurs différences culturelles et structurelles permettent de comprendre pourquoi. Tout d’abord, la définition des contours de la recherche n’est pas la même partout dans le monde. De plus, en France, nous sommes plus gâtés qu’en Iran, cela engendre une sorte de rivalité, de méfiance. La liberté académique peut apparaître en Iran comme une valeur imposée de l’étranger.

Dans un tel contexte, quel est le rôle des chercheurs selon vous ? Fuir, porter le message à l’étranger, braver l’interdit, entrer en résistance… ?

Les chercheurs de ma discipline ont entre autres le privilège d’aller dans d’autres pays analyser des mouvements politiques. Ils ont la légitimité de faire circuler des idées, donner de la matière à la réflexion. Beaucoup de pouvoirs politiques travaillent avec des chercheurs mais cela dépend grandement des pays et des dirigeants. Certains chercheurs ne veulent pas aller dans les ministères car ils sont en désaccord avec les politiques menées, d’autres acceptent de partager les résultats de leur recherche avec les praticiens de notre discipline, la science politique. 

« Je ne serai jamais libre si je ne peux pas circuler. »

Fariba Adelkhah

Les politistes pourraient ainsi éclairer les décisions politiques ?

Un exemple : on entend parfois que les Talibans sont un produit de la politique extérieure des États-Unis, ce qui peut être risible mais dans le fond, si les Américains n’avaient pas eu une vision si conflictuelle des Russes, ils n’auraient sûrement pas soutenu des extrémistes religieux et l’Afghanistan n’en serait pas là aujourd’hui. De manière générale, on ne doit pas vivre avec des “si”, mais si les politiques ne réfléchissaient pas seuls avant de prendre leurs décisions, des conflits pourraient être évités. Les chercheurs ne savent pas mieux que les politiques mais l’interaction entre les deux est indispensable. 

Certains chercheurs français se plaignent d’atteinte à la liberté académique en France. Qu’en pensez-vous ?

En tant que chercheurs, nous bénéficions de meilleures conditions en France mais la liberté académique ne s’exerce jamais parfaitement. Le comité de soutien le mentionnait : elle commence à être limitée en France, notamment car on prive les chercheurs de leur terrain. Depuis la guerre en Ukraine, certains collègues ne sont plus autorisés à s’y rendre, alors qu’ils connaissent l’endroit et savent évaluer le danger. Par exemple, une collègue voulant se rendre en Ukraine dans une zone classée rouge a dû signer une décharge de responsabilité. Pour ma part, je ne serai jamais libre si je ne peux pas circuler, si on me prive d’aller en Iran qui est mon terrain de recherche et ce pour quoi Sciences Po m’a embauchée il y a 30 ans. Je demanderai donc une autorisation, avec l’espoir un jour d’y retourner. 

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