Quand les chercheurs jouent les prolongations

Population méconnue, les émérites peuplent les laboratoires, très souvent pour le meilleur. Tour d’horizon de ce statut un brin particulier.

— Le 21 février 2024

Vous avez certainement un émérite dans votre entourage professionnel. Leur population n’a été toutefois que très peu étudiée. Une enquête de 2018, réalisée par le réseau des vice-présidents Recherche, dépendant de France Universités, auprès d’une quarantaine d’établissements a permis d’en dresser un portrait robot. Le titre était alors encore renouvelable ad vitam æternam (voir encadré). Alors qui sont les émérites ? Des professeurs des universités dans 96,5% des cas, venant à parts égales des sciences humaines et sociales et des sciences “dures”. Et ce sont, sans grande surprise, des hommes : les femmes ne représentent que 21% de leurs effectifs. Des chiffres qui collent à quelques pourcents près à ceux de l’université de Strasbourg, ainsi que ceux du CNRS, rapportés dans son bilan social de 2022. L’organisme de recherche  comptait alors 253 candidatures de directeurs de recherche — renouvellements compris —  à ce titre ; 248 ont finalement été acceptées. 

« Les émérites peuvent être très utiles ou au contraire, très encombrants »

Denis Gerlier, CNRS

Chemin sinueux. « Au CNRS , il faut s’y prendre presque deux ans à l’avance pour faire une demande », explique Denis Gerlier, directeur de recherche émérite du CNRS. La première étape est déterminante : obtenir l’avis du directeur de l’unité concernée qui sera ensuite joint à la candidature. En cas de refus, le chercheur peut bien sûr décider de trouver une autre unité prête à l’accueillir. « Le dossier est ensuite examiné par la section d’évaluation du directeur ou de la directrice de recherche concerné·e », nous explique le CNRS. Puis successivement par les instituts, par le conseil scientifique et, pour finir, par le PDG de l’organisme de recherche « qui arrête la liste des chercheurs et chercheuses auxquels est conféré le titre », poursuit le CNRS. Dans certains cas, la demande peut être rejetée « pour différents motifs, comme dans certains cas exceptionnels une procédure administrative en cours dont seule l’administration est au courant », explique Denis Gerlier. Dans les faits, la majorité des refus sont des demandes de renouvellement et sont souvent justifiées au regard d’un bilan d’activité ou de projets à venir insuffisants : absence d’encadrement de thèse ou de participation à des projets de recherche. 

À fournir. Du côté universitaire, le chemin à parcourir est moins long. Le titre est délivré par le directeur de l’établissement sur proposition de la commission de la recherche du conseil académique. « S’ils ont reçu au préalable un avis favorable des conseils de laboratoire (…) les demandes sont généralement acceptées », explique Céline Boulangé-Lecomte, de l’Université Le Havre Normandie, elle-même membre d’une commission de la recherche. Les critères pour l’attribution de ce titre aux chercheurs ne sont pour autant pas gravés dans le marbre et varient d’une institution à l’autre. L’enquête du réseau des VP Recherche précise que les deux principaux critères sont le dossier recherche — les publications et contributions du chercheur — ainsi que l’encadrement d’une thèse en cours. Les projets envisagés au cours de l’éméritat, autres que l’encadrement d’étudiants, ne semblent que très peu déterminants. 

« Il ne faudrait pas que l’éméritat devienne un moyen de pallier au non remplacement des postes »

Céline Boulangé-Lecomte

Darwin-win. Un titre somme toute avantageux pour les chercheurs qui peuvent poursuivre leurs activités mais aussi pour les établissements ou laboratoires qui peuvent continuer à bénéficier de leur renommée et de leurs compétences. « J’essaye de partager ce que je sais pour continuer à être utile à la science sur tous les aspects », explique Denis Gerlier. Contribuer à l’animation scientifique de l’établissement, préparer des jeunes candidats aux concours, offrir disponibilité et compétences des projets ANR… Les possibilités sont nombreuses. « Dans un métier passion comme le nôtre, l’éméritat offre la possibilité d’une transition plus douce vers la retraite mais aussi et surtout d’un vrai travail de transmission », remarque Céline Boulangé-Lecomte. 

Passe à ton voisin. « Au moment de mon départ en retraite, je ne voyais aucune raison d’arrêter », explique ainsi Jean-Louis Le Gouët, chercheur en physique aujourd’hui retraité. Si ce dernier n’a pas cherché à devenir émérite, une fois l’âge limite atteint, il a tout de même continué à travailler bénévolement, avec l’accord de ses collègues, au sein de son laboratoire. « Transmettre savoir et savoir-faire mêlés, sans prétendre à chaque pas réaliser une avancée quelconque, c’est à mes yeux la mission essentielle des chercheurs », explique-t-il De nombreux émérites choisissent ainsi de consacrer une majorité de leur temps à aider — à l’écriture et la relecture d’articles par exemple — et à former doctorants ou post-doctorants. « Je voulais être un chaînon dans ce parcours éternel qu’est la science », explique Jean-Louis Le Gouët. 

« Je ne peux plus me poser deux secondes sans être dérangé alors qu’eux peuvent prendre le temps »

Un collègue d’émérite

Les vieux de la vieille. Libérés des contraintes administratives de la recherche, les émérites peuvent aussi appuyer les chercheurs dans de nombreuses tâches. « Aujourd’hui je ne peux plus me poser deux secondes sans être dérangé alors qu’eux peuvent prendre le temps ; c’est hyper précieux pour nous », explique un ancien collègue de Jean-Louis Le Gouët. De plus, les émérites sont parfois les seuls détenteurs de connaissances ou compétences — comme par exemple le fonctionnement de certaines machines. « Nous nous sommes déjà retrouvés devant des cas où si l’éméritat n’était pas accordé, une compétence ou une thématique de recherche disparaissait complètement », explique Céline Boulangé-Lecomte. La question se pose alors : le chercheur émérite n’empiète-t-il pas sur l’embauche de personnels ? « Il ne faudrait pas que l’éméritat devienne un moyen de pallier au non remplacement des postes », s’inquiète cette dernière. 

Libérés, délivrés. S’il s’avère souvent bénéfique, l’éméritat peut aussi être synonyme de complications. Car qui dit plus de liberté dit donc plus de liberté de parole. Aguerris, les émérites sont souvent sollicités par les médias, pour le meilleur et parfois pour le pire. On peut ainsi penser au prix Nobel de biologie Luc Montagnier et ses thèses contestées sur le coronavirus mais aussi plus récemment au politologue François Burgat, ancien émérite du CNRS, et ses propos controversés sur le Hamas. Des prises de paroles polémiques auxquelles sont associées les établissements de tutelle de ces chercheurs, parfois à leur corps défendant. 

« Un seul éméritat suffit pour assurer la transmission de compétences ou d’expertise »

Céline Boulangé-Lecomte

Cartons pleins. Des complications qui peuvent également être logistiques. « Au début, j’avais conservé mon bureau et, petit à petit, on m’a demandé de faire un peu de place pour accueillir des jeunes chercheurs ou doctorants, explique Denis Gerlier. C’est normal de faire de la place, j’avais juste besoin d’un ordinateur et d’une chaise ! » Mais si dans son cas, tout s’est passé pour le mieux, il est difficile pour d’autres, de partager des bureaux qu’ils occupent souvent depuis des années. « Les émérites peuvent être très utiles ou au contraire, très encombrants », avoue Denis Gerlier. 

Hé, mes rites ! La recherche, on l’a dit, c’est un métier passion. Et qui dit passion, dit parfois difficulté à lâcher prise. « Le cas typique, c’est un directeur de laboratoire émérite qui met son nez dans les affaires de son successeur », explique Denis Gerlier. Ce refus de lâcher la bride peut placer les chercheurs encore en poste dans des situations délicates « J’ai revu une ancienne collègue aujourd’hui émérite, très sympathique certes mais qui a un avis sur tout, explique Céline Boulangé-Lecomte, on sent qu’elle est en décalage avec les problématiques actuelles et le reste du labo. Je pense qu’un seul éméritat suffit pour assurer la transmission de compétences ou d’expertise ». En cas de perturbation, de méconnaissance des obligations ou de non-respect des intérêts scientifiques de l’établissement, le CNRS se réserve le droit de mettre un terme de manière anticipée à l’éméritat d’un chercheur.

« Après 80 ans, même si je suis en forme, il sera temps de m’arrêter »

Denis Gerlier, CNRS

Traversée de l’océan. Après la modification de la loi en 2021 rendant impossible le renouvellement ad libitum des émérites, 175 d’entre eux, dont le prix Nobel de physique Alain Aspect, avaient cosigné une lettre ouverte, regrettant que cette nouvelle loi ne tienne « compte ni de la diversité des situations individuelles ni des variations interdisciplinaires. » Ils y prônaient notamment le retour à un renouvellement périodique de l’éméritat, après évaluation et sans limitation a priori. « Cela sera bénéfique à la science française dans son ensemble », avançaient-ils. Aux États-Unis, les chercheurs ne se voient imposer aucune limite d’âge aussi bien au niveau de la retraite qu’au niveau de l’éméritat. Une étude publiée en 2019 expliquait pour autant que de nombreux établissements du pays voyaient la part de professeurs de plus de 70 ans drastiquement augmenter et s’inquiétait du non-renouvellement de la recherche. 

 Accès refusé. « Le plus embêtant pour moi, une fois l’éméritat terminé, sera de ne plus avoir d’identifiants de courriels professionnels nécessaires pour maintenir mon accès à la documentation scientifique », souligne Denis Gerlier. Une constat partagé dans la lettre ouverte mentionnée précédemment, qui suggérait de garantir « l’accès à la documentation scientifique et le maintien de leur adresse professionnelle » à tous les retraités de l’ESR, dès lors qu’ils en étaient demandeurs. Pouvoir renouveler l’éméritat à vie ou non ? La question demeure. « Aujourd’hui les technologies évoluent vite (…), je considère qu’après 80 ans, même si je suis en forme, il sera temps de m’arrêter, explique-t-il. Il y a une fin à tout ! »

Portrait robot d’un émérite

Soumis comme tous les fonctionnaires à un âge limite de 67 ans pour partir à la retraite, certains chercheurs font le choix de l’éméritat pour poursuivre leurs activités bénévolement. L’éméritat est « un titre honorifique qui permet aux directeurs de recherche et professeurs ayant atteint la limite d’âge de poursuivre certaines de leurs activités de recherche », explique Denis Gerlier, lui-même émérite au CNRS. Le statut est assorti de quelques règles. Un émérite n’est en effet plus autorisé à enseigner ni à exercer de fonction de direction, il n’a plus autorité sur les moyens humains, matériels et financiers de son établissement. « On ne peut avoir aucune responsabilité administrative comme par exemple répondre à un appel d’offre en notre nom », explique Denis Gerlier. Il reste tout de même en mesure de participer à des jurys de thèse ou d’habilitation et de diriger des travaux de séminaire. Il peut également encadrer des thèses si et seulement si ces dernières ont débuté avant le début de son éméritat. Le titre est destiné en premier lieu aux directeurs de recherche et professeurs des universités, ainsi qu’aux maîtres de conférence disposant d’une HDR. Pour déposer une demande, il suffit d’établir un dossier regroupant les projets en cours, ceux prévus au cours de l’éméritat ainsi que l’étendue des travaux de recherche au cours de sa désormais longue carrière. Si jusqu’en 2021, l’éméritat pouvait être renouvelé ad vitam æternam, il est aujourd’hui délivré pour une durée déterminée. Pas plus de cinq ans par éméritat accordé renouvelable deux fois maximum, pour une durée qui ne peut excéder la durée initiale. Sachant que la limite d’âge en France est de 67 ans, l’éméritat maximal vous ferait arriver à — on vous laisse faire le calcul — l’âge précanonique de 82 ans ! Certains dérogent à la règle : l’obtention d’un prix scientifique comme un prix Nobel, une médaille Fields, une médaille d’or du CNRS et bien d’autres encore, octroient un éméritat à vie.

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