Vous l’ignoriez certainement mais le Cneser a déménagé : nous ne sommes plus dans le 5e arrondissement de Paris, au ministère de la Recherche mais dans le 13e, au ministère de l’Éducation nationale.La configuration est similaire : une salle lumineuse où sont disposées les tables séparant les trois juges des différentes parties de l’affaire du jour. Deux femmes, stylo en main, du côté de l’université. L’avocate de l’accusé, le regard rivé sur les juges. À ses côtés, le mis en cause, M. X, élancé, de longs cheveux tombant sur les épaules, fixe le sol.
« La seule chose qu’on pourrait lui reprocher c’est une certaine familiarité avec ses élèves »
Liaisons dangereuses. Ce maître de conférences en Ancien Testament à la faculté de théologie protestante de Strasbourg est, depuis 2021, accusé de violences sexistes et sexuelles. Obtenus par l’intermédiaire du Clashes [Collectif de lutte anti-sexiste contre le harcèlement sexuel dans l’enseignement supérieur , NDLR], treize témoignages issus d’étudiantes attestent de comportements « contestables d’un point de vue déontologique ». Tous décrivent un professeur brillant, accessible et “sympa” mais au comportement très étrange. Un séducteur qui entretient volontairement le flou dans les relations avec ses étudiant(e)s. Il fait la bise à ses élèves, les tutoie, les invite au restaurant — en groupe ou en tête à tête —, en voyage extra-scolaire, propose à l’une d’entre elles de passer un oral chez lui. Certains relatent des commentaires déplacés sur le pantalon en simili-cuir d’une étudiante, d’autres rapportent des regards insistants sur leur décolleté. Et les accusations ne s’arrêtent pas là. Entre 2012 et 2014, M. X entretient deux relations amoureuses avec deux étudiantes de sa faculté qui décrivent de la même manière avoir été sous son emprise. La première décrit une véritable déscente aux enfers et portera plainte pour agression sexuelle puis viol — lors d’un voyage sans lien avec l’université — quelques années plus tard. La deuxième, qui épousera puis divorcera du théologien, portera elle plainte pour harcèlement moral et violences psychologiques. Ces deux faits seront finalement écartés de la procédure disciplinaire.
La vérité si je mens. « Qui ? Quand ? Quoi ? Comment ? »… les juges du Cneser n’apporteront pas de réponse aujourd’hui. Cette audience a pour but de juger d’une demande de sursis à exécution de la sanction prononcée par l’université de Strasbourg à l’égard de M. X. En juillet 2023, il écopait ainsi d’une interdiction d’exercer toute fonction d’enseignement et/ou de recherche dans l’établissement pour trois ans avec privation de la totalité du traitement. Une décision immédiatement applicable et qu’aucune demande en appel ne peut suspendre. « La sanction est particulièrement lourde, M. X conteste tous les faits qui lui sont reprochés et il n’y a eu aucunes suites au pénal », souligne l’avocate de l’enseignant-chercheur une fois la lecture du dossier d’instruction terminée.
« Nous avons décidé de nous baser sur les témoignages écrits pour ne pas imposer aux victimes une procédure traumatisante »
Crime et châtiment. « La seule chose qu’on pourrait lui reprocher est une certaine familiarité avec ses élèves », continue l’avocate. Une familiarité induite selon elle par des effectifs réduits, à raison de quatre ou huit étudiants par promotion. Tutoiement, invitations au restaurant, séjours en comité réduit, M. X tente de se justifier d’une voix fébrile : « Dans les petites composantes, ce sont des comportements tout à fait classiques ! » Des comportements qu’il affirme avoir lui-même observé chez ses anciens professeurs mais aussi chez certains de ses collègues et qui ne semblaient jamais avoir posé problème.
Double face. L’avocate dresse, dans un flux de parole continu de plusieurs minutes, le portrait d’un professeur à la carrière longue et immaculée, très impliqué auprès de ses étudiantes et étudiants. Les juges sont tout ouïe. L’enseignant-chercheur acquiesce et complète : s’il n’est pas pasteur, comme c’est le cas d’un grand nombre de ses collègues [comme le doyen de la faculté ou dans le même ordre d’idée le président de l’Université de Strasbourg en personne qui lui est prêtre, NDLR], il a une activité ecclésiale, comme il est en droit d’en avoir une. De nombreux étudiants fréquentent ainsi le même temple que lui et il est courant qu’ils se croisent au cours des différents événements paroissiaux. À l’écouter donc, cette proximité qu’on lui reproche hors du cadre strictement académique n’est pas de son fait. « J’ai assisté aux baptêmes de certains d’entre eux, souligne-t-il, dans ce cadre-là, je n’ai pas ma casquette de professeur mais celle de croyant ».
« La dimension pastorale et humaine de la faculté ne peut justifier de tels comportements »
Quiproquo. Et la nature même de son enseignement fait qu’il y a de toutes façons « des interactions naturelles » entre les activités universitaires et personnelles, complète son avocate. « Notre travail se fait en lien étroit avec l’Église », assure M. X en pointant du doigt quelques exemples. Des dîners sont ainsi organisés chaque semestre par la faculté dans une salle paroissiale, les étudiants sont envoyés représenter l’établissement dans des événements protestants. Les juges lèvent un sourcil interrogateur. L’accusé poursuit : « Une école d’ingénieurs forme des ingénieurs, nous formons des pasteurs ». Les représentantes de l’université ouvrent des yeux ébahis et rétorquent par un « non » ferme. « Si, du fait de notre histoire, nous avons ces deux facultés protestantes et catholiques, nous restons avant tout un établissement public laïque, rectifie la représentante de l’université. M. X semble avoir une méconnaissance de la vocation première de sa faculté ».
Rien à faire. « Il ne peut se prévaloir du fait que la dimension pastorale et humaine de la faculté justifie de tels comportements », poursuit-elle.Car sont retenus contre lui onze des treize témoignages apportés par le Clasches, tous attestant de comportements inappropriés envers des étudiantes. Replaçant délicatement ses mèches de cheveux derrière ses oreilles, le regard fixé sur le sol, l’enseignant-chercheur lâche, désemparé : « Même si ce qu’on me reprochait était vrai, comment pourrais-je prouver que je n’ai pas fait une remarque sur le pantalon d’une étudiante en 2012 ? » Son avocate prend le relais. Oui, les témoignages sont nombreux mais jamais adressés directement à l’université, ni assez factuels. Ils ne constitueraient donc pas une preuve suffisante. Qui plus est, l’université aurait été informée dès 2012 des faits relatés par l’un des témoignages, ces derniers seraient donc prescrits.
« M. X avait la possibilité de convaincre la commission disciplinaire qu’il n’avait pas commis ces faits (…) chose qu’il n’a pas réussi à faire »
Recadrage. « Dans ce genre de cas, il n’est pas inhabituel de recevoir les témoignages via une association extérieure à l’université [ici le Clashes, NDLR] », rétorque avec aplomb la représentante de l’université. Et elle enchaîne : « les événements qui y étaient relatés étaient précis et datés ». Preuve en est que l’un des témoignages, relatant le viol d’une des étudiantes, n’a pas été pris en compte lors de la procédure car ayant eu lieu quatre ans après la dernière inscription de l’étudiante à l’université. Enfin sur la supposée prescription, l’université n’a gardé aucune trace écrite de signalements émis en 2012. « Et quand bien même, il ne s’agit que d’un témoignage sur les onze retenus », souligne la représentante. Les juges hochent la tête : les victimes ont-elles été auditionnées lors de l’instruction ? « Nous avons décidé de nous baser sur les témoignages écrits pour ne pas imposer aux victimes déjà effrayées une procédure traumatisante », explique la représentante.
Le facteur n’est pas passé. « M. X avait la possibilité de convaincre la commission disciplinaire qu’il n’avait pas commis ces faits, poursuit-elle, chose qu’il n’a pas réussi à faire ». Mais pour le justifier, l’avocate du théologien explique que la convocation à la section disciplinaire n’est jamais parvenue à M. X et qu’il aurait été de fait prévenu seulement quatre jours avant son déroulement. « Cela a empêché M. X de se défendre comme il se doit ». L’université acquiesce mais conteste : M. X était au courant des délais [maximum six mois entre la commission d’instruction et la section disciplinaire, NDLR], il avait largement le temps de préparer sa défense.
« C’est dramatique, je n’ai plus aucun revenu… »
Clap de fin. À la question des juges « Quelle est votre situation actuellement ? », M. X répond avec désarroi : « C’est dramatique, depuis juillet 2023, je n’ai plus aucun revenu… » Au vu des éléments apportés, l’avocate de l’accusé demande aux juges « de faire preuve de la plus grande bienveillance pour faire droit à la demande de sursis qui est demandée ». L’université n’en démord pas : les faits sont clairs, le tort apporté à l’université prouvé, la sanction justifiée. Silence. Les juges posent leurs stylos. La séance est close. Le jugement sera transmis dans les semaines à venir.
Mise à jour le 15 mai 2024 : La décision du Cneser disciplinaire a été publiée au bulletin officiel du ministère de la Recherche du 09 mai 2024. Bilan des courses : la demande de sursis est accordée à M. X et l’université de Strasbourg est condamnée à verser la somme de 1500 euros à l’enseignant-chercheur.