C’est un gros dossier qui s’apprête à être jugé dans la salle d’audience du ministère de l’Éducation nationale ce jeudi après-midi. Alors que les dix juges du Cneser disciplinaire échangent quelques mots, deux assistants s’attèlent à mettre en place la téléconférence et le projecteur qui permettront la déposition de l’un des témoins. Un « vous êtes actuellement la seule personne de cette conférence » émanant des hauts parleurs vient ponctuer les conversations et arrache un sourire aux lèvres des juges. Face à eux, l’accusé, un homme grisonnant d’une cinquantaine d’années, est installé silencieusement aux côtés de son avocat. Une femme élancée au costume blanc impeccable représente l’université de Toulouse Jean Jaurès. Par la porte entrouverte, on peut apercevoir cinq des six témoins venus livrer leurs versions des faits attendant patiemment leur tour.
« Je me suis figée, ce n’était pas un comportement normal à mes yeux… »
Victoria A.*, témoin
Au rapport. Dans le dossier d’instruction, Pierre X.* est décrit par les centaines de témoignages en sa faveur comme un homme « passionné, aimé et admiré ». Certains témoins présents le jour de l’audience ajoutent « bienveillant », « respectueux » et avant tout « très professionnel ». Professeur agrégé d’une cinquantaine d’années, il enseignait la lutte — entre autres — depuis une trentaine d’années, dont les dix dernières passées à l’université de Toulouse Jean Jaurès. Mais en juillet 2020, tout bascule et il se voit interdit d’exercer toute fonction au sein de l’établissement. Une décision directement appliquée, appel ou non. Quelles sont les raisons de cette sanction ? Après une grande inspiration, le rapporteur énumère les griefs : « Pratiques pédagogiques susceptibles de constituer un harcèlement moral ou sexuel envers des étudiants, propos et conditions d’enseignement qui ont contribué à établir un sentiment d’insécurité des étudiants et une sensation de malaise provoquant l’interruption de l’activité en cours ou son abandon, remarques sur le physique des femmes en particulier qui ont participé à imposer une ambiance délétère, non respect de la différentiation entre les espaces professionnels et privé, gestes non professionnels non consentis déplacés et réitérés qui relèvent de l’attouchement, sentiment de crainte de représailles et exploitation de la situation d’autorité… »
Face à face. Sur les 19 témoignages à charge, cinq proviennent de victimes directes. Victoria A. *, une femme d’une vingtaine d’années, est la seule d’entre elles à livrer sa version des faits à l’audience. C’est sur l’écran projeté au mur qu’elle témoigne d’une voix peu assurée. Elle rencontre l’enseignant pendant sa licence, « plutôt sympathique au premier abord », lorsqu’elle choisit « par hasard » de suivre les cours de lutte proposés par la faculté ; très vite, elle se passionne pour ce sport et se lie d’amitié avec un petit groupe d’élèves à qui Pierre X. donne de nombreuses responsabilités. Après quelques mois seulement, le malaise s’installe. « Ses comportements sont devenus l’objet de toutes nos conversations entre ami·es », explique Victoria A. Il y avait cette insistance à raccompagner les étudiantes en voiture. Mais aussi cette « fessée inappropriée » lors d’un entraînement. S’ensuit ensuite le récit d’un week-end entre lutteurs au cours duquel elle tente tant bien que mal d’éviter l’enseignant. Certaines de ses camarades lui rapportent qu’il les auraient observé alors qu’elles se rinçaient à la sortie de la piscine. Si elle n’a rien vu, elle se rappelle pourtant très bien de la main de l’enseignant sur son ventre à la sortie de l’eau. « Je me suis figée, dit-elle. J’étais en maillot de bain deux pièces, ce n’était pas un comportement normal à mes yeux… » Elle se souvient aussi de plusieurs entraînements où elle fait la démonstration de certains exercices au côté du professeur et se retrouve dans des positions « très sexualisées ». Victoria A. marque une pause, prend une grande respiration et cherche ses mots. Elle « pouvait tout sentir contre sa cuisse », dit-elle finalement sans parvenir à trouver le mot érection. « Je me suis sentie très humiliée et je me suis renfermée sur moi-même ».
« Je vis un enfer depuis quatre ans sans comprendre pourquoi »
Pierre X., l’accusé
Placage au sol. Le premier signalement officiel remonte à janvier 2020 : une étudiante prend rendez-vous avec Émeline D.*, alors directrice du pôle sport de la faculté — elle aussi venue témoigner devant le Cneser disciplinaire —, pour lui rapporter des comportements déplacés de l’enseignant et exprimer son souhait de se désinscrire de son cours. Elle avait souhaité rester anonyme par peur des représailles de l’enseignant qui lui aurait « souligné avec insistance son rôle clé dans son admission en master ». À la suite de quoi, une enquête est ouverte d’autant qu’Émeline D.* se rappelle aussi qu’en 2013, 2016 puis 2019, des étudiantes lui avaient rapporté des faits troublants similaires. « Ce n’était rien de concret donc il n’y avait pas eu de suite, mais j’avais tout de même eu une discussion avec Pierre X. à ce sujet ». Ce à quoi il aurait alors répondu : « Les filles sont de plus en plus coincées ». Parmi les témoignages, on retrouve ceux des cinq étudiantes directement concernées par le comportement de Pierre X. mais aussi ceux de témoins. Pourtant, Pierre explique, désemparé : « On m’a suspendu sans me donner aucune explication ».
Coup monté. Face à ces accusations, son avocat invoque un complot ourdi par un petit groupe d’étudiant·es. « Il s’est retrouvé au mauvais endroit au mauvais moment », déplore l’avocat de l’accusé qui tient à replacer ces accusations dans un contexte local particulier : l’émergence du mouvement MeToo. L’université de Toulouse, « connue pour être un haut lieu d’expression politique », précise-t-il, fait face à un « mouvement très virulent de féministes radicalisées ». Des propos soutenus par Jacques T.*, témoin et ami de l’accusé, qui évoque une affiche selon lui très représentative de l’état d’esprit des étudiant·es de l’établissement. Une banderole dont l’avocat de Pierre X. brandit une photo aux yeux des juges. On peut y lire : « Patriarcat au feu, universitaires au milieu ». « Il en fallait bien un pour montrer l’exemple », s’exclame l’avocat, laissant retomber lourdement ses bras le long de son corps. Des propos qui ne manquent pas de faire réagir la représentante de l’université pour qui la stigmatisation des étudiantes de son établissements est intolérable. « Il n’y a pas besoin d’être féministe pour considérer qu’une fessée ou un professeur en érection en cours ce n’est pas tolérable », rétorque-t-elle sèchement.
« C’est un sport de contact, il ne faut pas l’oublier ! »
L’avocat de Pierre X.
Blanc comme neige. Des faits que Pierre X. réfute. Les tapes sur les fesses n’ont jamais fait partie de ses pratiques, y compris envers des hommes. « Et pour l’érection ? », demande un juge. La gorge serrée, Pierre X. tente tant bien que mal d’organiser ses pensées : il ne comprend pas d’où viennent ces accusations. « Lorsqu’on m’en a parlé, je suis tombé des nues », dit-il d’une voix tremblante. Pour lui, c’est insoutenable. Et il tient à préciser : en 30 ans d’expérience, il n’avait jamais eu le moindre problème de ce type ou autre. Et pour son avocat, ce dossier jusque-là immaculé illustre l’innocence de son client. « La logique voudrait que s’il avait réellement été un agresseur sexuel, les plaintes se seraient étalées sur plusieurs années et plusieurs universités », souligne-t-il. Certains juges lancent des regards surpris. La représentante de l’université répond immédiatement : « Les deux postulats ne sont en aucun cas corrélés ! » Mais l’avocat insiste et est soutenu par Jacques T. : tous les faits relatés se produisent durant les cours, jamais lorsqu’il se retrouve seul dans une pièce avec un·e étudiant·e — « par exemple lorsqu’il faut masser après une blessure », explique une élève venue témoigner en sa faveur. « Il n’y aucune logique de prédation sexuelle », souligne Jacques T.
Rester groupé. L’avocat poursuit : « C’est un sport de contact, il ne faut pas l’oublier ! » Oui, il y a une proximité physique entre le professeur et ses étudiants lors des démonstrations. Mais une proximité induite par la nature du sport. Pierre X. le précise, il n’a jamais forcé aucun étudiant à faire ses démonstrations. Et pour témoigner de sa bienveillance, trois anciens étudiants — deux femmes et un homme — ont fait le déplacement. Tous se disent choqués de ces accusations et n’ont jamais été témoins d’un quelconque geste déplacé. Les juges mentionnent l’insistance à raccompagner les étudiantes : rien à signaler. « Pierre X. n’a jamais insisté, il vérifiait seulement que tout le monde était en mesure de rentrer rapidement et en sécurité », dit l’une. « On se proposait tous les uns aux autres », dit l’autre. La dernière témoin rapporte enfin une discussion entendue entre certains camarades mentionnant leur envie « de faire en sorte que certains comportements soient mal vus pour faire sauter Pierre X. ». À la suite de ces témoignages, l’avocat de l’enseignant demande au juge de bien prendre en considération la centaine de témoignages à décharge présents dans le dossier.
« Je me suis sentie très humiliée et je me suis renfermée sur moi-même »
Victoria A., témoin
Message in a bottle. « On s’est trompé de cible, c’est un gâchis humain », se désole Jacques T. avant de quitter la salle. Après plus de cinq heures de débats, la fatigue se fait sentir. Le président du Cneser disciplinaire appelle donc à conclure. Pierre X. maintient qu’il n’est coupable d’aucun des gestes déplacés dont on l’accuse. « Je vis un enfer depuis quatre ans sans comprendre pourquoi », termine-t-il désemparé. L’avocat lance ensuite aux juges : « Est-ce que vous n’avez pas un doute ? » Puis leur demande de censurer la décision prise par la section universitaire de l’université. La représentante de l’établissement, elle, maintient sa position : « Au vu des faits reprochés, ce n’est pas du tout une sanction démesurée ! »
* Les noms de toutes les personnes interrogées ont été modifiés.
** L’issue de l’affaire n’a pas encore été communiquée par le Cneser disciplinaire. Nous vous la ferons parvenir dès sa publication.