« Mes propos ont été sortis de leur contexte »

Les propos de cette professeure en droit privé sur l’Islam l’amènent devant les juges du Cneser disciplinaire. Cette « maladresse » qu’elle assume doit-elle être considérée comme une faute ?

— Le 18 décembre 2024

Nous sommes le jeudi 27 octobre 2020, un peu moins de dix jours après le violent assassinat de Samuel Paty. Mme X, professeure de droit privé à Aix-Marseille Université, dispense comme à son habitude un cours consacré à la théorie générale du conflit des lois devant plus de 150 étudiants de première année de master en visioconférence. C’est après plus d’une heure de cours que l’enseignante s’enlise dans des propos malheureux qui l’amèneront quelques années plus tard devant le Cneser disciplinaire : « l’un des plus grands problèmes qu’on a avec l’islam, et ce n’est pas le seul malheureusement, c’est que l’islam ne reconnaît pas la liberté de conscience. C’est quand même absolument terrifiant », dit-elle d’abord à ses étudiants. Avant de poursuivre : « La décapitation d’un professeur d’histoire-géographie qui a dit et fait ce qu’il avait le droit et le devoir de faire, vient de là (…) Si on naît d’un père musulman, on est musulman à vie. Une sorte de religion sexuellement transmissible, je n’ai jamais compris. On dirait du judaïsme, c’est pareil, c’est par la mère. Une sorte de MST, de RST, de religion sexuellement transmissible. » Des propos qui ne suscitent, sur le moment, aucune réaction de la part des étudiants sur le « tchat » mis à leur disposition via le service de téléconférence.

« Si nous pouvons nous retrouver face à votre juridiction à chaque maladresse (…) quel type d’enseignement pourrons nous encore donner demain ? »

Mme X.

Plan séquence. Le cours enregistré via la plateforme de téléconférence restera en ligne pendant près d’une semaine sans qu’aucun problème ne survienne et sera téléchargé par de nombreux élèves désireux de le réviser. Ce n’est que quelques jours plus tard qu’une étudiante indignée partage l’extrait en question sur les réseaux sociaux. Les médias s’emparent du sujet et l’affaire prend de l’ampleur. Un peu plus d’un mois après les faits, la Ligue des droits de l’Homme (LDH) ira même jusqu’à déposer une plainte au pénal contre l’enseignante devant le parquet d’Aix-en-Provence pour « injures publiques en raison d’appartenance à des religions » [plainte qui n’aboutira finalement à aucune peine, NDLR]. Pour Mme X, c’est une véritable descente aux enfers qui commence. D’autant que les insultes et menaces de mort à son encontre ne tardent pas à suivre. L’université, mise au courant de l’affaire par l’intermédiaire des réseaux sociaux, accorde une protection fonctionnelle à l’enseignante dès janvier 2021 mais entame dans le même temps une procédure disciplinaire pour « violation de l’objectivité des savoirs ». Le verdict est rendu en octobre 2021 : Mme X écope d’un blâme, qu’elle conteste aujourd’hui en appel devant le Cneser disciplinaire. 

Séisme. « Il m’est difficile de revenir sur cette affaire sans émotion », commence d’une voix tremblante la mise en cause assise face aux cinq juges du Cneser disciplinaire en ce mois de décembre 2024. À peine a-t-elle prononcé ces mots que la droiture qu’elle affiche depuis son arrivée à l’audience s’envole. Elle éclate en sanglots, se mouche discrètement et prend de grandes inspirations sous le regard et les « prenez votre temps » rassurants des juges. Une fois son calme retrouvé, elle insiste : elle ne mérite pas d’être sanctionnée. « Si mon propos est malheureux et inutilement provocateur, il n’est pas constitutif d’une faute professionnelle », explique-t-elle d’une voix plus posée. 

« C’est un glissement verbal regrettable et maladroit »

L’avocat de Mme X

Mot pour mot. Pour l’enseignante, ses propos « ont été sortis de leur contexte ». Elle avait choisi de faire travailler ses étudiants sur un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme portant sur un litige autour de la question du droit musulman et de l’héritage. Son explication sur le sujet a duré plus d’une dizaine de minutes sans qu’aucun autre propos n’ait posé problème. La représentante de l’université présente dans la salle acquiesce d’un mouvement de tête en réponse aux regards inquisiteurs des juges. « Oui, j’ai critiqué cette transmission de la religion de manière provocatrice mais je n’ai en aucun cas critiqué des personnes », soutient Mme X. après avoir nié une quelconque analogie volontaire de sa part entre maladie et religion. L’avocat présent à ses côtés insiste :  c’est un glissement verbal « regrettable et maladroit » mais en aucun cas « une assimilation délibérée » de sa part.

On the road. Les mains en mouvement pour appuyer ses dires, l’avocat ne s’arrête pas là : « Si ces propos peuvent évidemment choquer, nous ne sommes pas pour autant dans le cas d’un dépassement de la liberté académique ». Mme X confirme : différents avis, dont celui de la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (LICRA) — « qui ne prend pas ces sujets à la légère vous l’imaginez bien », ajoute l’avocat — vont eux aussi dans ce sens. Elle appelle les juges à lui trouver un enseignant-chercheur qui n’a jamais dans sa carrière dit de maladresse après deux heures de cours magistral. Impossible à ses yeux. Particulièrement en sciences humaines où, contrairement aux sciences exactes, « on ne démontre pas, on argumente ». Les juges écoutent d’une oreille attentive. « En sciences humaines, nous devons bien souvent nous emparer des sujets les plus clivants », poursuit-elle. En droit, plus particulièrement, un savoir objectif ne saurait être qu’un « savoir argumenté et sujet à débat ».

« Si nous bridons la parole, nous allons brider la pensée »

Mme X

Feux de détresse. Le tremblement présent dans la voix de Mme X au début de l’audience a disparu. Bien droite sur sa chaise, elle clame avec assurance : « Si nous pouvons nous retrouver face à votre juridiction à chaque maladresse de notre part, alors quel type d’enseignement pourrons nous encore donner demain ? » L’avocat a ses côtés, reculé sur sa chaise, les bras croisés, acquiesce d’un geste de tête ininterrompu. « Si nous bridons la parole, nous allons brider la pensée », poursuit la professeure en droit privé qui ajoute qu’elle est aujourd’hui effrayée à l’idée de redonner cours, par peur de froisser de nouveau. « Cette procédure me semble être un précédent préoccupant pour notre liberté académique, c’est la raison pour laquelle j’ai fait appel », termine-t-elle.

Dérapage. La commission d’instruction, dont le rapport a été lu en début d’audience, n’est pourtant pas du même avis. Il leur semble difficile de considérer « qu’il ne s’agit pas d’un manquement au code de déontologie », explique la rapporteuse. « Si on avait parlé de genre ou d’orientation sexuelle [et pas de religion, NDLR], il n’y aurait pas de débat sur le fait que c’est une faute disciplinaire ou du moins qu’on atteint les limites de la liberté académique ». Les juges interrogent du regard la responsable d’université : comment se positionne l’établissement à ce sujet ? « Une limite a été franchi et nous nous devions d’en tenir compte », explique-t-elle d’une voix bienveillante. Entre respect des libertés académiques et lutte contre les discriminations, « c’est un équilibre très difficile à trouver », ajoute la représentante de l’université.

« Nous pensons que le blâme est une sanction adéquate »

La représentante de l’université

Poivre et sel. Pour l’établissement, c’est uniquement « ce dépassement de la pensée vers une assimilation vraiment très malheureuse » qui constitue la faute disciplinaire. Le reste du cours n’est en aucun cas mis en cause. Les juges se retournent alors vers Mme X dont le regard est fixé sur ses mains jointes : « Reconnaissez-vous le caractère dénigrant de vos propos ? » Elle hoche la tête. Évidemment, elle a conscience que ses propos ont pu choquer certains étudiants. « Mais les appréciations sont diverses et subjectives », complète-t-elle, et la LICRA ne l’aurait pas soutenu inconditionnellement s’il en était autrement. Après un court moment de silence, un juge remarque : « Certains étudiants ont fait état de propos problématiques réguliers, d’où leur absence de réaction pendant le cours, qu’en pensez vous ? » Mme X nie. Elle reconnaît être volontairement « provocatrice » pour alimenter le débat et « montrer la complexité du droit » mais rien d’autre.


Bilan des courses. En dépit des nombreuses explications de Mme X et le respect que l’établissement a pour l’enseignante, la représentante d’université n’en démord pas : ses propos sont « bien constitutifs d’une faute ». « Mais… », interrompt alors l’avocat qui attire le regard des juges vers lui. « Pourquoi lui accorder la protection fonctionnelle si elle a commis une faute ? », poursuit-il. Les regards des juges reviennent alors sur la représentante de l’université qui affiche toujours le même sourire. « La protection et la sanction sont deux choses bien différentes », répond-elle très calmement. L’établissement ne pouvait tolérer les menaces de mort proférées à l’encontre de l’enseignante. Les juges acquiescent, appellent à la conclusion et se tournent en premier lieu vers la représentante de l’université : « Nous pensons qu’au regard des propos tenus, le blâme — qui rappelons-le est la sanction la moins élevée du code de l’éducation — est une sanction adéquate », conclut-elle. Du côté de Mme X et de son avocat, la sanction doit être révoquée : « Notre liberté académique se doit d’être préservée ». Verdict dans quelques semaines.

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