Quand une revue accepte tous vos papiers

La revue en sciences de la vie eLife a drastiquement changé de modèle éditorial, publiant tous les articles qui lui sont soumis pourvu qu’ils soient reviewés. Sa décision entraîne d’âpres débats dans la communauté.

— Le 17 janvier 2025

Pour publier vos articles, vous connaissez par cœur ce processus immuable : lorsqu’il est fin prêt, vous soumettez votre manuscrit à une revue méticuleusement choisie puis il est, s’il passe le premier tri de l’éditeur, envoyé pour relecture auprès de reviewers. Une fois que deux ou trois de vos pairs – souvent anonymes – ont accepté la mission et rendu leur rapport, l’éditeur prend une décision lourde de conséquences : votre papier est soit accepté, soit rejeté. Dans le premier cas, tout va bien, il ne vous reste “plus qu’à” répondre aux exigences des reviewers et attendre la mise en ligne. Dans le second cas, vous pouvez contester le rejet, répondre du mieux que vous pouvez aux critiques soulevées lors du peer review… ou bien abandonner la partie et le soumettre à une autre revue, bis repetita. Un système qui, s’il est nécessaire pour évaluer et valider des résultats de recherche, prend aussi beaucoup de temps : des mois, voire plusieurs années dans certains cas. Un délai qui ralentit évidemment la diffusion des savoirs scientifiques. Et vous fait rager au passage.

« eLife est « toujours une revue, mais avec un taux de rejet nul »

Stephen Heard

Thou shall pass. Imaginez un instant que le processus soit inversé : à partir du moment où l’éditeur estime que votre papier vaut le coup et trouve des reviewers, la revue le mettrait automatiquement en ligne accompagné des rapports. Fini donc le rôle de gatekeeper des éditeurs qui, se basant sur les avis des reviewers, sélectionnent les articles dignes – à leurs yeux – d’être publiés. Impossible ? eLife le fait depuis janvier 2023. À l’automne 2022, l’annonce de la revue spécialisée en biologie et médecine avait provoqué un petit séisme dans le monde de l’édition scientifique mais n’était que la continuité d’un processus déjà bien entamé. Depuis 18 mois, elle exigeait que les manuscrits soient déposés en preprint avant soumission et diffusait les rapports des reviewers. Cette étape a semble-t-il convaincu l’équipe d’eLife de passer à la vitesse supérieure.

Autoarbitrage. « Nous abandonnons le rôle traditionnel de gatekeeper au profit d’une nouvelle approche qui redonne de l’autonomie aux auteurs et garantit qu’ils seront évalués en fonction de ce qu’ils publient, et non de l’endroit où ils le font », expliquait ainsi à l’automne 2022 l’équipe éditoriale, avec à sa tête Michael Eisen (voir encadré). Une manière pour eux d’apporter une solution à la crise de l’édition scientifique et du peer review, trop souvent réduit à la réponse binaire “acceptation vs rejet”. S’extraire de cette dimension permet de « saisir la nature nuancée, multidimensionnelle et souvent ambiguë du peer review », selon l’équipe d’eLife. Mais, si elle ne juge plus de la qualité d’un article, eLife reste-elle une revue ?  Quand il a vu l’annonce pour la première fois, l’écologue Stephen Heard a immédiatement pensé : « Oh, cela signifie qu’eLife (…) est désormais un serveur de preprint », explique-t-il  sur son blog Scientist Sees Squirrel. Mais il a révisé son jugement. En effet l’équipe éditoriale fournit toujours un travail conséquent : faire un premier tri, trouver des reviewers, relire et apposer la bonne mise en forme, mettre en ligne… Une activité qui mérite salaire. Et si les frais de publication demandés par eLife ont diminué, ils n’ont pas disparu : de 3000 dollars, ils passent à 2000 en janvier 2023.

« Cela ne fait qu’aggraver notre problème actuel de trop plein d’informations publiées »

Stephen Heard

Bienvenue à tous. Ainsi que le résume Stephen Heard eLife est « toujours une revue, mais avec un taux de rejet nul (…) et sans aucune obligation pour les auteurs de répondre aux évaluations par les pairs qu’ils reçoivent. » Et ce dernier point questionne : en plus de renoncer à son rôle de gardien du temple de la littérature scientifique, eLife n’abandonne-t-elle pas également la fonction principale du peer review, à savoir l’amélioration des manuscrits ? Sur son blog, Stephen Heard critique ce nouveau système, estimant qu’il délègue une grande partie de la charge au lecteur. Celui-ci doit en effet, pour évaluer la légitimité d’un seul article, lire les rapports des reviewers ainsi que les réponses des auteurs : « Cela ne fait qu’aggraver notre problème actuel de trop plein d’informations publiées, car le travail qui aurait pu être effectué une fois par les reviewers, l’éditeur et l’auteur avant la publication doit maintenant être effectué encore et encore par chaque nouveau lecteur. » Bien que très sceptique, le chercheur à l’Université du Nouveau Brunswick au Canada conclut son billet positivement : « Nous devons faire ce genre d’expérience – essayer de nouveaux modèles de communication scientifique – et voir ce qui fonctionne. »

I will survive. Créée en 2012 sur le modèle dit gold – les auteurs payent pour publier en open access – et à but non-lucratif, eLife prend ainsi dès 2023 un chemin qui ressemble à celui des plateformes de preprint organisant une relecture par les pairs, comme Peer Community In (PCI). Lancée en 2016 par trois Français, également dans le domaine des sciences de la vie, cette plateforme anime des communautés thématiques de relecture – nous vous en parlions. Avec une différence majeure par rapport à la nouvelle orientation d’eLife : ces communautés recommandent ou non la publication – un certain nombre de revues utilisent leur avis, dont celle adossée à PCI, Peer Community Journal. Et surtout, la soumission à cette revue est gratuite. Le modèle économique d’eLife résistera-t-il à ces évolutions drastiques ?

« La politique actuelle de Web of Science exclut les recherches dont la publication a été découplée de la “validation” par les pairs »

eLife

Simple et funky. En février 2024, la revue tirait le bilan de cette première année d’exercice inédit, sans mauvaise surprise. Plus de 6000 manuscrits leur avaient été soumis, une légère baisse par rapport à 2022 mais non significative. En septembre 2024, la revue célébrait même ses 10 000 soumissions. Parmi elles, 28% avaient été envoyées pour relecture en 2023, contre 31% en 2022, soit un taux de rejet à peu près constant. En revanche, les délais de publication se voyaient grandement réduits : l’article accompagné des rapports de sa première relecture apparaissait sur leur site 91 jours en moyenne après la soumission, soit deux fois et demi moins qu’avant. Le nouveau modèle dit de “preprint reviewés ” « vous aident à communiquer vos recherches plus rapidement », se félicitait alors l’équipe d’eLife. Tout en renforçant leur solidité scientifique : les auteurs sondés jugeaient l’évaluation encore plus solide et convaincante que dans l’ancien modèle. Le choix de soumettre son manuscrit à eLife était avant tout motivé par la qualité de la revue (notée 4,4/5) mais aussi par la curiosité de tester son nouveau modèle.

Dora et les explorateurs. L’équipe éditoriale se rêvait alors à pousser le modèle encore plus loin, avec notamment l’envie d’envoyer pour relecture plus de manuscrits, en particulier ceux qui comportent des résultats négatifs ou des « histoires apparemment incomplètes qui contiennent néanmoins des conclusions importantes », expliquaient les deux co-éditeurs en chef par intérim Detlef Weigel et Tim Behrens, toujours en février 2024. Mais malgré ces bons résultats, la sanction est venue d’en haut. En octobre 2024, le géant Web of Science opéré par Clarivate mettait en pause l’indexation d’eLife dans sa base servant pour le calcul du fameux impact factor : « La politique actuelle de Web of Science exclut les recherches dont la publication a été découplée de la “validation” par les pairs », expliquait la revue dans un communiqué. Dans l’attente d’une réévaluation de son modèle éditorial par les équipes de Clarivate, eLife affirmait son désaccord avec les métriques, peu révélatrices de la qualité réelle d’une revue, selon elle : « En tant que signataire de longue date de la Déclaration sur l’évaluation de la recherche [DORA, NDLR], nous n’avons jamais soutenu le facteur d’impact et n’en avons jamais voulu. » Avant de rassurer les auteurs : « leurs travaux resteront largement indexés » par Google Scholar mais aussi par PubMed ou OpenAlex – une des bases montantes en accès ouvert.

« [Accepter ou refuser un article] permet d’envoyer un message clair au lecteur »

Denis Bourguet et Thomas Guillemaud, PCI

Facteur, impacts. La sentence finale est tombée en novembre 2024 : eLife n’obtiendra pas de facteur d’impact en 2025. De 8,16 en 2022, celui-ci avait déjà chuté en 2023 à 6,4 et disparaîtra en juin prochain. Une annonce qui a fait radicalement chuter les soumissions en provenance de Chine : elles ont été divisées par trois en un mois. Cette désertion des auteurs chinois montre bien pour DORA à quel point Clarivate « tient la communauté en otage ». La fondation étasunienne Howard Hughes Medical Institute estime quant à elle que la décision de Web of Science va « à l’encontre des intérêts de la science ». Au milieu des critiques – « plus personne ne veut publier là » déclarait en parlant d’eLife à Nature Suzanne Pfeffer, une ancienne de la revue ayant démissionné – les soutiens pleuvent. Mais face aux inquiétudes des auteurs, eLife annonce en décembre 2024 ce qui peut ressembler à un rétropédalage : la revue enverra à Web of Science une liste des articles considérés comme solides, leur permettant d’être indexés. Selon leurs estimations, plus de neuf sur dix des “preprints reviewés” seraient concernés. Une décision qui ne fera toutefois pas revenir leur facteur d’impact. En parallèle, l’autre base de données Scopus bascule les manuscrits publiés par eLife de son catalogue des revues à celui des preprints.

Oui/non, le retour. Pendant ce temps, le cas d’eLife alimente un débat plus large. Sa démarche est en effet associée au modèle dit de Publish-Review-Curate. Apparu au début des années 2000, ce dernier découpe le processus de publication en trois étapes, souvent réalisées par des entités distinctes avec une volonté de transparence et d’ouverture. Si eLife et Peer Community In (PCI) sont classées dans cette catégorie, les deux cofondateurs de PCI Denis Bourguet et Thomas Guillemaud tiennent à signaler une différence notable : chez eux, une décision d’acceptation ou de rejet est prise suite au peer review. « PCI ne rend les avis publics que si l’article est accepté », précisent les deux chercheurs français. Selon eux, publier tous les “preprints reviewés” entraîne un risque : celui que ces papiers soient considérés comme validés par les pairs et donc corrects, ce qui n’est pas forcément le cas. La solution est donc simple à leurs yeux : conserver un choix binaire acceptation/rejet, qui « envoie un signal clair au lecteur ». L’avenir nous dira laquelle de ces deux visions s’imposera.

Unis pour le meilleur mais pas pour le pire

Le précédent rédacteur en chef d’eLife Michael Eisen a marqué la revue. Biologiste américain et professeur à l’Université de Californie de Berkeley, fervent défenseur de la science ouverte, il avait notamment cofondé en 2000 une autre entité phare de l’édition open en sciences du vivant : la maison PLOS. Nommé rédacteur en chef de la revue eLife en 2019, il a clairement contribué à l’orientation décrite dans ce papier jusqu’à ce qu’il soit déchu de son poste en octobre 2023 suite à une publication sur les réseaux sociaux reprenant une critique satirique de la politique d’Israël. Un renvoi qui a fait beaucoup de bruit, poussant plusieurs éditeurs à démissionner et 2000 chercheurs à signer une pétition, certains considérant la décision d’eLife comme une atteinte à la liberté académique. Toutefois, dans son bilan de l’année 2023, le président du conseil d’administration de la revue remerciait Michael Eisen pour « la vision et le leadership extraordinaires qu’il a apportés à eLife, qui nous permettent de bâtir sur son héritage à mesure que nous développons notre modèle d’édition. »

À lire aussi dans TheMetaNews

Keylabs et conséquences

« J’aurais préféré qu’on en parle avant ». En mai 2022, le président de France Universités, Manuel Tunon de Lara, paraphait de sa main un courrier en réponse à une missive du PDG du CNRS, Antoine Petit du 22 avril. Le sujet à l’époque ? L’harmonisation des règles de...

« Mes propos ont été sortis de leur contexte »

Nous sommes le jeudi 27 octobre 2020, un peu moins de dix jours après le violent assassinat de Samuel Paty. Mme X, professeure de droit privé à Aix-Marseille Université, dispense comme à son habitude un cours consacré à la théorie générale du conflit des lois devant...

Une journée avec les métascientifiques

Vous avez chacun votre objet de recherche : un virus, un trou noir, une période de l’histoire ou un groupe social. Mais certains de vos collègues ont choisi un objet qui vous surprendra peut-être : vous. Ils sont sociologues, bibliomètres, chercheurs en sciences de...