Comment faire tomber un œuf (cru) d’une hauteur de dix mètres sans le casser ? C’est un des problèmes qu’une dizaine de chercheur·es INRAE ont tenté de résoudre le 13 novembre dernier lors d’un atelier EXPLOR’AE — le programme de recherches dites “à risque” de l’organisme. Réunis dans un hôtel de la porte de Versailles, ils avaient pour but de s’approprier cette notion sur laquelle de nombreux chercheurs s’interrogent encore : le risque n’est-il pas inhérent à la recherche ? Les premières réponses ne sont pas faites attendre. D’un côté des réponses “plus classiques” — environ 80% d’entre elles : « lui faire un parachute », « le protéger avec du papier-bulle », « utiliser un flux d’air »… De l’autre des réponses moins attendues comme « le faire cuire » ou « s’aider d’un animal dressé », souvent peu mentionnées. « Il faut changer de paradigme et viser le “on y aurait pas pensé”», expliquait Michael O’Donohue, responsable du programme à risque d’INRAE.
« Quelque chose manquait dans le fonctionnement de la recherche moderne »
Michael O’Donohue
The winner is… « Le risque dans la recherche est considéré comme un handicap », déclarait-il d’ailleurs en introduction de cette journée. Avec en arrière-plan les systèmes de financement dont les processus de sélection auraient précisément fait perdre ce goût du risque aux chercheurs. « Il nous fallait autre chose pour ajouter un brin de créativité », explique celui qui est également biochimiste. Place donc au programme « recherche à risque » financé par France 2030. Doté de 150 millions pour sa première année de mise en œuvre — un milliard prévu d’ici 2030, sauf restrictions budgétaires — ce programme opéré par les cinq principaux organismes de recherche (CNRS, INRAE, Inserm, CEA, Inria) se donne pour objectif de « de détecter très en amont les recherches (…) qui pourraient générer des ruptures conceptuelles ou technologiques stratégiques pour la France », expliquait le ministère dans un communiqué fin 2023 — relire notre analyse. Les premiers projets sélectionnés ont été annoncés en novembre 2024 et de nouveaux sont attendus dans les semaines à venir du côté de l’Inserm qui n’a pour l’instant annoncé que ses quatre premiers lauréats.
Comme l’air. Libres de répartir les subsides qui leur étaient attribués comme ils l’entendaient, le CEA, l’Inserm, l’Inrae et l’Inria ont opté pour une stratégie en deux temps : un premier pour les projets « exploratoires » — 150 000 euros maximum — et un second pour ceux dits « transformants », des projets de plus grande ampleur où les montants peuvent aller jusqu’à deux ou trois millions d’euros selon les programmes. À Inrae par exemple, sur les 20 millions d’euros attribués, près de 12 millions seront consacrés aux projets transformants. En revanche, « le parti pris du CNRS [a été] de financer de gros projets (…) : notre dynamique exploratoire est déjà présente au sein des instituts », expliquait Frédéric Villieras, directeur du programme du CNRS lors d’un congrès à Lyon en août dernier. L’organisme a ainsi réparti les 40 millions d’euros mis à sa disposition entre 12 projets, financés sur 5 ans à hauteur de 2 à 3 millions d’euros chacun. Se réservant tout de même le droit de mettre fin aux projets ou de les réorienter après un ou deux ans si les premiers résultats étaient jugés insuffisamment prometteurs.
« Mon projet aurait été difficilement finançable autrement »
Clément Menuet
Simple, c’est beau. Outre inciter à prendre des risques, l’objectif de ces programmes est également de simplifier la vie des labos en réformant la mécanique habituelle des appels à projets. Du côté du CNRS, les instituts étaient ainsi chargés de remonter au fil de l’eau les profils de quelques chercheurs. Son PDG Antoine Petit s’en était justifié lors d’une audition sur l’avenir de la recherche française au Sénat — nous vous en parlions dans une précédente analyse : « Didier Deschamps ne fait pas d’appels à projet pour choisir ses joueurs, il les connaît ». Les autres organismes ont quant à eux fait le choix d’une approche beaucoup plus bottom-up laissant la possibilité à tous les chercheurs intéressés de candidater. « Nous souhaitons que les projets soient retenus sur la base des idées, et pas forcément sur la base des gens qui vont les porter », nous explique Franck Lethimonnier en charge du programme Impact Santé à l’Inserm. Pour tenter leur chance, les chercheurs remplissent un premier dossier explicatif de quelques pages puis un deuxième plus conséquent — la longueur des dossiers varie selon les programmes — mais toujours « relativement court par rapport à ce qu’ils connaissent », explique Michael O’Donohue. S’ils sont sélectionnés, leur projet passe sur le gril d’un comité scientifique pluridisciplinaire.
Grand bleu. « Cette manière de faire a le mérite de faire économiser beaucoup de temps : on ne s’engage dans la phase de rédaction plus longue qu’après avoir passé une première étape [l’ANR a mis en place un processus de sélection similaire dans ses appels à projets génériques, NDLR] », explique Clément Menuet, porteur de l’un des quatre premiers projets sélectionnés à l’Inserm. Son projet ? Identifier le réseau de neurones impliqué dans le contrôle volontaire de la respiration — encore méconnu — notamment dans le contexte d’apnée volontaire. Ce qui permettrait in fine de mettre en évidence de nouvelles cibles thérapies pour les troubles respiratoires et/ou neurologiques. « Qui dit boîte noire dit qu’il est extrêmement dur d’aller mettre le doigt dessus », explique le chercheur. Un projet risqué donc mais qui permettrait des avancées significatives dans son domaine en cas de succès. « Je n’avais aucune donnée préliminaire, mon projet aurait été difficilement finançable autrement », poursuit-il.
« Chercher des ruines à Rome et chercher la cité perdue d’Atlantis ne présente pas le même risque »
Michael O’Dononhue
Trésors cachés. Mais cette notion de risque est-elle identique pour toutes les disciplines ? « En sciences humaines, nous n’avons pas pour habitude de formuler les projets ainsi », expliquent Jacques Vernaudon et Alexandre François, dont le projet HéLiCéO a été sélectionné par le CNRS. Leur premier réflexe a été en effet de penser le risque encouru par le chercheur sur le terrain. Leur projet s’attèle à décrire la diversité linguistique présente en Océanie qui regorge de près de 1300 langues dont une grande partie « sont encore très peu voire pas du tout décrites », expliquent les deux chercheurs. Repérés par l’institut des sciences humaines et sociales de l’organisme, les chercheurs ont dû se repencher sur leur projet pour y déceler les risques, qu’ils égrènent : « l’accessibilité aux données et donc la faisabilité du projet (…) certaines langues sont en train de disparaître, nous travaillons avec les derniers locuteurs (…) nous sommes un nombre limité de chercheurs pour un grand nombre de langues à décrire en peu de temps (…) certains terrains sont difficiles d’accès ». Les chercheurs ont de plus choisi de mettre en place une technologie basée sur l’IA qui permettrait « d’accélérer l’analyse des données collectées sur le terrain »… sans aucune garantie que cette technologie puisse remplacer le travail de plus longue haleine normalement mené par les linguistes.
Aller plus haut. Et si la notion de risque est centrale, elle n’est pas la seule à avoir son importance. « On a cherché à avoir des impacts beaucoup plus larges que d’habitude », explique Franck Lethimonnier. Pour HéliCéO par exemple, l’enjeu est non seulement de préserver la diversité linguistique mais aussi de former une nouvelle génération de spécialistes, en impliquant notamment des jeunes chercheurs locaux. « Chercher des ruines à Rome et chercher la cité perdue d’Atlantis ne présente pas le même risque : à Rome on est sûr de trouver quelque chose », résume Michael O’Donohue. Plus simple à dire qu’à faire. À l’Inserm par exemple, sur les 420 dossiers d’intentions déposés, seuls 10% passent la première étape de sélection. Un taux de rejet élevé pour lequel les responsables des programmes de l’Inserm et d’INRAE ont une explication identique. « La raison est presque toujours la même : les propositions suivent une logique trop incrémentale », souligne Michael O’Donohue. La solution ? Acculturer les chercheurs à la rupture et au risque.
« Provoquer de la rupture c’est s’éloigner de l’identité dominante de l’objet qu’on veut (ré)inventer »
Juliette Brun
Au coin du feu. Une mission dont s’est emparé INRAE en créant des cafés et ateliers — comme celui dont il était question en début d’article — visant à acclimater les chercheurs à ces notions. Le 13 novembre 2024, les participants du tout premier atelier – auquel nous étions présents – ont pu découvrir les différents biais cognitifs qui freinent leur créativité : biais d’excès de confiance, biais de fixation, biais de confirmation… La liste en comporte plus de 200. Était également présentée la méthode C-K (C pour Concept et K pour Knowledge), une théorie issue de l’innovation pour générer de la rupture. Pour illustrer un concept presque plus obscur à première vue que celui de risque, les participants ont dû proposer des concepts innovants autour du pitch suivant : faire une chaise de camping moins chère et plus légère. Après de longues discussions passionnées, la réponse a finalement émergé : faire une chaise sans pieds – pour les curieux, l’idée a déjà été marketée et ça donne ça. « Provoquer de la rupture c’est s’éloigner de l’identité dominante de l’objet qu’on veut (ré)inventer », avait expliqué Juliette Brun, associée fondatrice de la société Edwige — agence spécialisée dans le conseil en innovation — et chargée d’animer cet atelier.
Recherche EN risques. Alors comment arriver à ce niveau de rupture ? « Changer la manière de penser et de conduire un projet », explique Michael O’Donohue. Le suivi des projets est ainsi simplifié pour permettre plus de souplesse : les programmes fonctionnent sur un format forfaitaire où seul le suivi scientifique est pris en compte : plus besoin de justifier l’usage des moyens à chaque fois. Mais aujourd’hui, « il n’existe pas de méthode unique scientifiquement prouvée qui permette de détecter un projet en rupture et à risque », admet Michael O’Donohue. Le chercheur s’inspire de travaux de métascience sur le sujet pour construire le programme et envisage d’en faire un objet de recherche afin d’en identifier les forces et faiblesses.
« Il y avait une attente très élevée pour ce type de programme »
Franck Lethimonnier
Feelgood. « Dans le domaine de la santé en tout cas, il y avait une attente très élevée pour ce type de programme », appuie Franck Lethimonnier. Les porteurs de projets sélectionnés s’accordent aussi sur ce sujet : « des financements élevés, des démarches simplifiées », pointe Clément Menuet, « des financements presque inédits en linguistique qui vont nous permettre d’être plus ambitieux scientifiquement », complètent Jacques Vernaudon et Alexandre François. Si la suite n’est pas encore gravée dans le marbre, la volonté politique « d’amplifier les efforts » en faveur de la recherche à risque, qu’a notamment exprimée le ministre chargé de la Recherche et de l’Enseignement supérieur Philippe Baptiste lors de ses vœux, pousse Michael O’Donohue à être confiant : « Nous sommes très optimistes : quelque chose manquait dans le fonctionnement de la recherche moderne et ces programmes viennent combler ce manque ».