« Nous nous préoccupons de chaque euro dépensé »

Sandrine Gropp est présidente de l’Association française des directeurs et personnels de direction des bibliothèques universitaires et de la documentation (ADBU). En plein marasme budgétaire, elle rappelle quelques fondamentaux.

— Le 1 octobre 2025

En 2023, vous lanciez l’ambitieux plan BU 2030 (relire notre interview de Marc Martinez), en chiffrant à au moins 2,8 milliards d’euros les investissements nécessaires dans le secteur documentaire. Deux ans après, quel est le résultat ?

Ambitieux ? Pour nous, il ne l’était pas. Il ne s’agissait — et il s’agit toujours — que d’un constat chiffré avec les moyens nécessaires pour remettre à niveau les services documentaires de l’enseignement supérieur et de la recherche si la France tient à tenir son rang au niveau mondial. Non seulement, ce chiffrage reste d’actualité mais ces investissements sont d’autant plus nécessaires aujourd’hui qu’ils ne l’étaient hier. Suite aux attaques contre la liberté académique auxquelles font face les États-Unis ou d’autres pays comme la Russie, la volonté exprimée par la France de préserver la souveraineté de la recherche suppose des moyens. Dans cette optique, le plan BU 2030 est tout sauf un luxe, c’est un socle. Un exemple : la base PubMed est aujourd’hui menacée [nous vous en parlions, NDLR]. Or tous les chercheurs en biologie et santé y ont recours : la politique menée par l’administration Trump a donc des effets jusque sur la carrière des hospitalo-universitaires en France puisque leur score SIGAPS [nous vous en parlions aussi, NDLR] est calculé notamment par ce biais. Conserver son indépendance et préserver la liberté académique dans ces secteurs a un coût : il faudra investir dans des infrastructures européennes avec des moyens et des personnels, dont des bibliothécaires compétents sur ces questions. Le BA-ba de notre métier, la mise à disposition du bon document à la bonne personne, est lié aujourd’hui à des enjeux de politique internationale. 

« On se préoccupe aujourd’hui de chaque euro dépensé — comme si ce n’était pas le cas auparavant »

Quelle est l’urgence concernant Pubmed ou les autres ressources étatsuniennes ?

Toutes les communautés de recherche ne sont pas touchées de la même manière. Nous vivons une période de transition, de débrouille mais nos inquiétudes sont grandes sur ce qui va y être publié à partir de maintenant. On réalise souvent l’importance de ce qu’on a perdu seulement après l’avoir perdu. Il faut éviter d’en arriver là. Je regrette que le 5 mai dernier, lors de l’annonce à la Sorbonne de Choose France For Science [nous vous en parlions également, NDLR], il n’y ait eu aucun mot pour les structures d’appui à la recherche, dont les services documentaires. Il y a certainement besoin de solutions nouvelles pour résoudre les problèmes auxquels nous faisons face mais il ne faut pas oublier l’existant.

L’heure semble donc grave mais le gouvernement veut serrer la vis sur les dépenses, que ce soit sur la communication ou, plus surprenant, en annulant les crédits Science avec et pour la société…

Suspendre les dépenses de communication [le Premier ministre Sébastien Lecornu a annoncé un gel de ces dépenses en 2026, sauf celles concernant la santé publique ou l’attractivité des métiers de la fonction publique, NDLR] est une chose mais le faire par communiqué de presse en est une autre. Cela revient à mettre de côté toutes les pistes de réflexion au profit des discours. Il ne s’agit pas de nier la réalité budgétaire à laquelle nous sommes tous confrontés ; il s’agit d’être cohérent avec tous les discours porté sur les actions Science avec et pour la société [SAPS, NDLR] pour la diffusion des savoirs, l’éducation citoyenne ou la science participative. Toutes ces initiatives étaient présentées comme des solutions pour réconcilier les citoyens avec la science… seront-elles vraiment supprimées d’un seul coup ? Je vous rappelle que la France vante sa liberté académique pour accueillir des chercheurs américains à l’heure où la relation science-société est précisément un problème majeur outre-Atlantique. Au moment où un certain nombre des acquis scientifiques sont remis en question, je trouve cela contradictoire.

« Sans ressources documentaires, pas de formation pour les étudiants et pas de recherche pour les chercheurs »

Allez-vous réduire ou annuler certaines de vos actions en la matière ?

Les bibliothèques sont déjà engagées sur ces sujets et bien d’autres depuis longtemps : nous avons été militants sur la science ouverte ou la médiation scientifique avant qu’elle ne s’appelle SAPS, que ce soit auprès des étudiants ou des chercheurs. Ces activités survivront à la disparition de l’acronyme SAPS même si de nombreux projets financés par ce biais sont en danger aujourd’hui. Nous le répétons depuis toujours à l’ADBU : à besoins pérennes, moyens pérennes. Nos missions ne relèvent pas de modes ou de niches, elles sont fondamentales pour les établissements. Sans ressources documentaires, pas de formation pour les étudiants ni de recherche pour les chercheurs : il s’agit d’un outil de travail indispensable. Les lieux de culture, de partage, de vie étudiante que sont les bibliothèques font partie des missions de base des établissements. Nous avons mis en avant ces dernières années des activités comme le prêt d’objet, qui peuvent paraître anecdotiques en termes de budget mais qui montre que les bibliothèques, depuis longtemps, ne sont plus seulement des lieux avec des livres sur des rayonnages. Nous ne cédons pas aux effets de mode : les moyens supprimés aujourd’hui dégraderont demain le travail des étudiants ou des chercheurs. Nous nous préoccupons de chaque euro dépensé, hier comme aujourd’hui. En tant que cadres supérieurs de la fonction publique, il nous importe qu’il y ait des politiques publiques déclinées en actions et en moyens de manière cohérente. Sans oublier un temps de recul nécessaire pour juger de l’utilité ou non de ce qui est mis en œuvre. Et cela tout particulièrement en cette période de disette budgétaire : nous avons besoin d’une vision claire, pas de discours changeants d’un jour à l’autre sur la transition écologique ou la science avec et pour la société. 

Vos professions subissent-elles en retour une perte d’attractivité ? 

Oui et non. Je m’explique : statistiquement, la réponse sera plutôt « non » car les concours de la filière bibliothèque sont encore très sélectifs aujourd’hui. Ils attirent de nombreux candidats — plus de candidats que d’autres secteurs de la fonction publique, c’est un fait — malgré la diminution du nombre de postes offerts, très inférieurs aux besoins du secteur tels que les expriment les établissements eux-mêmes. Sur un autre versant, la réponse est « oui » : l’enjeu aujourd’hui est celui de la diversité des recrutements et des parcours avec un risque lié à l’évolution de nos compétences et de nos carrières. Le papier a moins de place qu’avant, les interactions avec les usagers en ont plus et le périmètre des activités des services documentaires s’est singulièrement élargi — la lutte contre la précarité, en passant par les animations culturelles, l’excellence de la recherche, la science ouverte ou la gestion des productions numériques de l’université. On a donc besoin de profils très diversifiés, en particulier de cadres supérieurs, qui vont devoir gérer toutes ces missions avec moins de moyens, qu’ils soient humains ou matériels. Voilà l’enjeu pour les années à venir.

« On s’arrange quelle que soit la situation pour que [nos] missions soient accomplies, parfois à notre détriment »

Vos demandes sont claires, la situation politique l’est moins. Pensez-vous pouvoir être entendus ?

Notre profession a une très grande force qui est en même temps une faiblesse : ce que nous faisons a du sens, sert aux usagers et cela se voit. Nos bibliothèques sont ouvertes au public et remplies d’étudiants — les fréquentations dépassent aujourd’hui celles de la période pré-Covid. Le problème est que cela nous tient tellement à cœur qu’on s’arrange quelle que soit la situation pour que ces missions soient accomplies, parfois à notre détriment : nous ne sommes pas reconnus parce que nous ne posons pas de problèmes. L’université fonctionne encore beaucoup aujourd’hui en silo “métiers” et notre positionnement transversal, contrairement à certains autres services dans les établissements, nous dessert. Notre polyvalence nous rend parfois difficile à appréhender de l’extérieur. Et ce alors que l’ESR est aujourd’hui confrontée à l’immense défi qui est de se décloisonner pour faire travailler les directions ensemble. Or le travail en réseau, nous savons faire, que ce soit au sein de l’établissement ou à l’international. Compte tenu de tout ce que nous venons de nous dire, il faut formaliser le fait que les conservateurs et conservateurs généraux des bibliothèques font partie de la haute fonction publique : nos statuts doivent être révisés pour être alignés à ceux de professions équivalentes, comme les conservateurs du patrimoine. Tout le monde au ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche semble soutenir ce projet, nous attendons néanmoins sa mise en œuvre depuis trois ans. 

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