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L’achat et la revente de revues scientifiques deviendrait-il un business juteux ? Depuis quelques années, certains éditeurs en chef croulent sous les emails d’obscures sociétés basées aux quatre coins du monde, de Singapour au Royaume-Uni en passant par l’Inde, proposant le rachat de leur revue. Les montants proposés ? De 75 000 à 500 000 dollars, du moins d’après les sources connues. De guerre lasse, certaines revues mettent en ligne les offres qu’elles reçoivent. Depuis décembre 2021, le Macedonian Journal of Chemistry and Chemical Engineering a ainsi rendu publiques sur leur site plus de vingt propositions de rachat avec en avant-propos : « Nous ne sommes pas intéressés ». Plus récemment, en novembre 2024, l’éditeur du Journal of Artificial Societies and Social Simulation Flaminio Squazzoni recevait une offre à six chiffres. Au rythme actuel, il faudrait huit à dix ans pour rentabiliser un tel investissement : « Vous savez ce qu’ils vont faire… », écrivait-il sur X. En effet, une fois rachetées, ces revues perdent progressivement toute légitimité, adoptant des pratiques parfois carrément prédatrices. Un phénomène qui semble prendre de l’importance, aux dépens des chercheurs et de la science.
« Tout un pan de la littérature a disparu de la surface de la Terre »
Ophélie Fraisier-Vannier, Université de Toulouse
Publis fumeuses. Archéologie, science de l’éducation, psycho… toutes les disciplines sont touchées. Si certains éditeurs en chef résistent, d’autres acceptent en toute discrétion, informant parfois le comité éditorial au détour d’une note. Cela a été le cas de la revue Tobacco Regulatory Science, rachetée une première fois en 2019 pour être revendue deux ans plus tard à JCF Corp – basé à Singapour et qui se présente comme leader dans le conseil aux petites et moyennes entreprises du secteur de l’édition – puis à une société malaisienne. La chercheuse et éditrice associée de la revue Cristine Delnevo, méfiante après le second rachat, a démissionné. Comme elle en témoignait en 2021, elle ne savait même plus à qui appartenait la revue : aucune information claire ni sur le site, ni en interne ne l’indiquait – la communication avec le nouvel éditeur en chef était inexistante. Le tout accompagné d’un chambardement complet de la gestion éditoriale : alors que des auteurs restaient sans nouvelles des manuscrits qu’ils avaient soumis, le nombre de papiers explosait, publiant en deux mois le volume de deux ou trois ans auparavant. Pire, des articles sans lien avec le tabac sont apparus dans les nouveaux numéros et les frais de publication ont été multipliés par deux.
Les portes de la gloire. Pulsus Group, JCF Corp, Open Access Text Limited, Codon Publications ou Science Research Society… Les noms de ces fameuses entreprises vous sont probablement inconnus, et pourtant celles-ci transforment radicalement les revues sur lesquelles elles font main basse. Leur objectif ? Profiter de leur légitimité dans le monde de l’édition scientifique, c’est-à-dire leur référencement par Web of Science et Scopus – ces grandes bases de données dont nous vous parlions – et leur facteur d’impact associé. Calculé sur la base des citations que reçoivent l’ensemble des articles qui y sont publiés, celui-ci est en effet un indicateur de sa réputation, et donc de son attractivité. Nature possède par exemple un impact factor de 50, mais ceux de beaucoup de revues tournent entre 1 et 5. Les plus confidentielles ne sont pas toujours répertoriées dans le Journal Citation Reports publié chaque année par Clarivate, l’entreprise détenant Web of Science. Voici donc la nouvelle technique des éditeurs prédateurs : en acheter une toute faite. Bien plus simple et rapide que la création d’une revue from scratch suivi du long travail pour la faire apparaître dans les bases de données bibliométriques…
« Nous avons réalisé que plusieurs maisons d’éditions agissaient de la même manière, et qu’elles étaient probablement contrôlées par les mêmes personnes »
Alberto Martín-Martín, Université de Grenade
Poupées ruses. Mais pour quoi faire ? En 2022, deux revues espagnoles en sciences de l’information – Comunicar et Profesional de la información – ont été vendues à une même maison d’édition nommée Oxbridge Publishing House Ltd. « Cela paraissait étrange et nous avons décidé de regarder de plus près », explique Alberto Martín-Martín, auteur avec son collègue de l’université de Grenade Emilio Delgado d’un preprint déposé sur Zenodo en janvier 2025 examinant les pratiques de cette société au nom étrange – un mélange entre Oxford et Cambridge. L’entreprise est domiciliée en Angleterre et à la même adresse, les chercheurs découvrent trois autres maisons d’édition qui tentent également d’acquérir des revues bien établies. « Nous avons réalisé que plusieurs maisons d’édition agissaient de la même manière, et qu’elles étaient probablement contrôlées par les mêmes personnes ». Ce qui les a inspirés pour filer la métaphore avec le film Invasion of the Body Snatchers – L’Invasion des profanateurs de sépultures en français – dont les amateurs de science-fiction se rappelleront peut-être.
Mon cher Watson. Frais de publications, thématiques, origines géographiques des auteurs… Les deux chercheurs en sciences de l’information ont analysé plus de 36 revues originellement détenues par de petites maisons d’édition, voire des particuliers, dans des pays aussi divers que l’Espagne, le Royaume-Uni, les États-Unis, la Turquie ou l’Inde. Et après rachat, la transformation est flagrante : alors que les article processing charges (APC) demandés aux auteurs sont introduits ou augmentent, les digital object identifier (DOI) – assurant l’identification unique et pérenne d’une publication disparaissent. En parallèle, les chercheurs espagnols voient apparaître des articles absolument hors sujet – de l’informatique dans une revue sur la langue kurde, par exemple – en provenance de pays comme l’Arabie saoudite ou l’Asie, auparavant peu représentés dans ces revues parfois peu internationales. « Des signaux forts », estime Alberto Martín-Martín. Mais ils ne se sont pas arrêtés là.
« En sciences de l’information et de la communication, nous avons perdu deux des trois revues hispaniques »
Alberto Martín-Martín
Dix de chute. Dans un second preprint déposé en avril 2025 sur Zenodo, Alberto Martín-Martín et Emilio Delgado ont présenté l’analyse bibliométrique de 55 revues soupçonnées d’avoir mal tourné après leur rachat par Oxbridge et consorts – la liste initiale des 36 précédentes s’en trouve rallongée. Les graphiques représentant les connexions entre revues, parfois thématiquement éloignées, en termes de citations d’une revue à l’autre et d’auteurs publiant concomitamment dans plusieurs revues sont sans appel : 9 sur 10 n’existaient pas avant les rachats. Pour les chercheurs espagnols, c’est la démonstration de pratiques coordonnées entre des revues qui n’avaient a priori rien en commun, sauf aujourd’hui d’appartenir à un même réseau. Voilà qui rappelle les agissements presque mafieux des paper mills. En décrédibilisant ces revues auparavant perçues comme légitimes, la dissémination de papiers de piètre qualité pénalise également les chercheurs du domaine : « En sciences de l’information et de la communication, nous avons perdu deux des trois revues hispaniques. Nous n’avons plus beaucoup d’options pour publier », se désole Alberto Martín-Martín.
Alerte bleu-blanc-rouge. Les revues francophones ne semblent pas épargnées par le phénomène. Récemment, le journal de l’Inserm Médecine Science aurait été la cible de ces tentatives de rachat. En 2019, la Revue d’intelligence artificielle (RIA) était vendue par les éditions Lavoisier à l’entreprise International information and engineering technology association (IIETA), domiciliée au Canada mais suspectée d’être aux mains de la diaspora chinoise. L’ancien éditeur en chef et directeur de recherches au CNRS Yves Demazeau alertait alors dans un communiqué : « Le comité de rédaction démissionnaire émet de fortes réserves sur la qualité scientifique du nouvel éditeur IIETA, dont le premier nouveau numéro de RIA est publié de manière opaque, en dehors de tout standard scientifique. » Plusieurs articles avaient en effet été publiés sans l’aval des éditeurs. Même sort pour Ingénierie des Systèmes d’Information, dont Guillaume Cabanac – relire son portrait – était membre du comité éditorial. Il témoignait dans les colonnes de L’Express de l’introduction de frais de publication de 600 dollars et d’une multiplication par trois du volume d’articles. Au total, au moins sept revues sont passées des mains de Lavoisier à IIETA depuis 2018. Le détective toulousain ne pouvait pas en rester là : avec sa collègue Ophélie Fraisier-Vannier, ils ont commencé à les passer au crible. Non encore publiés, les résultats qu’ils nous ont communiqués dessinent de claires tendances.
« Toute la communauté de ces journaux a changé du jour au lendemain »
Ophélie Fraisier-Vannier
Le grand nulle part. Publiant auparavant uniquement en français des articles d’auteurs en majorité affiliés à des institutions françaises, les sept revues publient aujourd’hui en anglais – malgré leur nom qui restent, eux, bien français (voir la liste en encadré). Nouveau top 3 des nouveaux pays de provenance des auteurs : l’Inde, la Chine et l’Irak, et de très loin. « Toute la communauté de ces revues a changé du jour au lendemain », analyse Ophélie Fraisier-Vannier, maîtresse de conférences à l’Université de Toulouse. Alors que sur les sept revues, le volume de publication avait déjà doublé un an après le rachat, Traitement du signal a été la plus impactée avec une multiplication par dix du nombre d’articles publiés entre 2018 et 2024. C’est aussi la revue qui réclame les frais de publication les plus élevés : 900 dollars par article, contre aux alentours de 500 pour les autres. Mais le plus problématique reste l’impossibilité d’accéder aux articles publiés avant le rachat sur le site de la nouvelle maison d’édition : « Tout un pan de la littérature a disparu de la surface de la Terre », alerte la chercheuse en informatique. D’après leurs analyses, il en manquerait près de 3000, datant d’avant 2018. L’accès pérenne aux articles publiés, notamment graĉe au Digital Object Identifier (DOI), est pourtant l’une des missions premières des maisons d’édition.
Prophylaxie. Quelles solutions face à ce nouveau fléau ? Les chercheurs espagnols Alberto Martín-Martín et Emilio Delgado recommandent que les bases de données bibliographiques mettent en place des protocoles pour détecter les revues “dévoyées” et puissent agir en conséquence. « Si très vite après leur rachat, les revues n’apparaissent plus dans les bases et n’ont plus de facteur d’impact, elles n’arriveront plus à attirer des auteurs et le business ne fonctionnera plus », explique Alberto Martín-Martín. Suite à leur preprint paru en janvier alertant sur 36 revues, Web of Science a rapidement retiré les 6 dernières qui y étaient encore indexées – 11 revues avaient déjà été retirées, les autres n’y avaient jamais figuré. En revanche, toutes apparaissaient dans Scopus qui, d’après leur dernière liste mise à jour en août 2025, n’en marquait que neuf comme “interrompues par Scopus”. Contacté par nos soins, son propriétaire Elsevier nous a affirmé avoir pris la mesure du problème : « Après une enquête approfondie, nous avons décidé de cesser de publier dans Scopus tous les titres dont la publication par Oxbridge Publishing House est clairement prouvée. Tous ces titres ont désormais été retirés de la liste. » Sans donner la liste desdites revues. Mais plus tôt ces rachats seront détectés, plus la lutte sera efficace. Les chercheurs espagnols sont donc en train de mener une investigation à une plus grande échelle. Tout en rappelant que le rachat de revue et la présence d’APC n’est pas toujours le signe d’une activité frauduleuse : « S’il y a une vraie gestion éditoriale et une relecture par les pairs, c’est OK. »
« Si la proposition de rachat tombe au moment d’un départ à la retraite ou d’une passation, il peut être difficile de résister »
Alberto Martín-Martín
Qua-li-ta-tif. Les institutions ont évidemment également un rôle à jouer, notamment en arrêtant d’évaluer en se basant sur l’impact factor des revues – beaucoup ont déjà pris position dans ce sens, en signant notamment la déclaration de San Francisco mais dans la pratique les choses évoluent parfois bien plus lentement. Le soutien institutionnels aux revues pourraient également s’avérer crucial, alors que certains éditeurs en chef tiennent leur revue à bout de bras : « Si la proposition de rachat tombe au moment d’un départ à la retraite ou d’une passation, il peut être difficile de résister », détaille Alberto Martín-Martín. Enfin, une partie de la responsabilité repose sur les épaules des chercheurs eux-mêmes, notamment ceux présents dans les comités éditoriaux : « Elles et ils ont le devoir d’être attentifs et transparents, comme certains l’ont très bien fait », estime le chercheur espagnol.
En France aussi…
Sept revues au nom francophone – mais publiant aujourd’hui en anglais – s’affichent dans le portfolio de la maison International information and engineering technology association (IIETA). Elles auraient toutes été revendues par les éditions Lavoisier autour de 2018 :
- Annales de Chimie – Science des Matériaux (ACSM)
- Ingénierie des Systèmes d’Information (ISI)
- Instrumentation Mesure Métrologie (IMM)
- Journal Européen des Systèmes Automatisés (JESA)
- Revue d’Intelligence Artificielle (RIA)
- Revue des Composites et des Matériaux Avancés (RCMA)
- Traitement du Signal (TS)
Parmi elles, toutes présentent des frais de publications (entre 250 et 900 dollars), trois – TS, ACSM et RCMA – apparaissent dans Web of Science avec des impacts facteurs autour de 1 et cinq des sept revues étaient listées par Scopus en août 2025. Ce dernier mentionnent TS et RIA comme étant des « titres abandonnés par Scopus en raison de problèmes de qualité ».