Vous dénoncez l’actuelle « injonction à l’innovation » : pourquoi se forcer à innover ?
Le discours dominant glorifie la prise de risque, l’innovation technologique et les aventures entrepreneuriales ; pourtant, lorsqu’on compare avec les années 70 par exemple, nous vivons indéniablement dans une société plus peureuse, inquiète et sans doute moins ouverte à des changements profonds. Et les hommes ne sont pas des innovateurs par nature : pendant des millénaires, les sociétés humaines ont dû préserver à tout prix le fragile patrimoine culturel et technique nécessaire à leur survie. Aujourd’hui, dans les entreprises ou dans les administrations, il existe une injonction à innover. Les gens n’ont pas le choix : les entreprises sont en concurrence, et au sein des organisations, les éventuels réfractaires au changement seraient menacés de remplacement. Certains innovent donc la baïonnette dans le dos. L’homme a par contre une grande capacité à imiter. La plupart du temps, on ne fait donc « qu’innover comme les autres », ce qui est moins dangereux si on échoue.
L’innovation promet un bonheur à venir, pour les générations futures. Il y a un aspect presque religieux là-dedans. Est-ce que cela peut se retourner contre les sciences ?
Il y a en effet une vraie religion de l’innovation, avec ses grand-messes (comme le Consumer Electronic Show de Las Vegas), ses lieux de pèlerinage (la Silicon Valley), des prêtres ou des gourous, un caractère quasi sacré – contester la course en avant technologique, c’est être hérétique ! Mais il est intéressant de noter que ce culte de l’innovation se cantonne au domaine technologique et concerne rarement le social ou le politique ; c’est d’ailleurs ce que recommandait sagement Francis Bacon, l’auteur de La Nouvelle Atlantide. Je ne pense pas que les prophéties non réalisées (immortalité, intelligence artificielle forte, bases lunaires ou conquêtes galactiques…) se retourneront contre la science. La plupart des promesses sont régulièrement répétées depuis le XVIIIe ou le XIXe siècle. Aujourd’hui, on voit le retour des voitures volantes, qui étaient déjà promises dans les années 1950. Chaque génération a le même enthousiasme et égrène le même lot de promesses. Les générations précédentes pourraient peut-être dénoncer cela mais on l’oublie vite.
Les low-tech, c’est aussi valable pour la recherche ?
Le mouvement (ou la démarche) des low tech, ce n’est pas nier tout progrès technologique, mais le mettre au service d’un progrès humain véritable et faire preuve « de techno-discernement ». Malheureusement dans le domaine technologique, il est toujours difficile de séparer les « bons » usages des « mauvais ». Et la recherche a pris de mauvais plis. Je pense à la dérive sur les critères de sélection, la course à la publication, les mécanismes de financement. Toute découverte doit être maintenant accrochée à des cas d’usages bankable et finir dans une startup. Pour moi, les solutions doivent être sociotechniques et pas uniquement techniques.
Hélène Gispert : « L’absence des femmes aux Nobel n’est que la partie émergée de l’iceberg »
Les femmes sont encore une fois les grandes perdantes de cette série de Nobel 2024. Faut-il s'en indigner ? En effet, si l’on regarde les cinq dernières années, sur les trois prix de médecine, physique et chimie, 29 hommes et seulement six femmes ont été récompensés....