Nous sommes le 24 février 2022. Le président de la Fédération de Russie Vladimir Poutine apparaît à la télévision russe et déclare lancer « une opération militaire spéciale (…) afin de démilitariser et de dénazifier l’Ukraine ». Quelques heures seulement après son allocution, les premières frappes aériennes s’abattent sur l’Ukraine et les soldats russes pénètrent les frontières. La guerre suscite une mobilisation d’une ampleur inédite dans les pays occidentaux, notamment européens, et les sanctions se multiplient à l’égard de la Russie. Le milieu scientifique n’est pas épargné — deux chercheurs ukrainiens témoignaient pour TMN. Le 28 février, un texte du Conseil des jeunes scientifiques ukrainiens réclame l’arrêt immédiat de toute coopération académique avec la Russie et la réponse dans la foulée d’une union des recteurs russes — de leur propre chef ou sous la pression des autorités… — apportant un soutien total à Vladimir Poutine poussent leurs pairs européens à réagir.
« Le monde universitaire français a été très discret sur cette question, c’est indubitable »
Eric Fassin, sociologue (Paris 8)
Émoi national. Du côté hexagonal, France Universités publie dès le 4 mars 2022 un communiqué invitant « les établissements français à suspendre jusqu’à nouvel ordre toute forme de coopération institutionnelle avec les universités russes signataires [de la réponse des recteurs précité, NDLR] tout en maintenant les relations interpersonnelles compatibles avec [nos] valeurs ». Un mois plus tard, l’Union Européenne décrète — à l’unanimité — l’arrêt de la participation des organismes publics russes au programme de financement Horizon Europe. Le but de ces sanctions ? Ne pas soutenir directement ou indirectement le régime russe. Une pression qui ne se limite pas à la suspension des partenariats institutionnels : refus de participer à des colloques ou d’inviter des universitaires russes, refus d’évaluer ou d’examiner des articles, refus de collaboration sur des projets de recherche…
Couper les ponts. Près de deux ans après le début de la guerre, le média en ligne Science Business avait pu chiffrer l’impact de ces sanctions sur la science russe : en 2021, on comptait près de 35 000 communications lors de conférences avec au moins un auteur basé en Russie, ce nombre chute à 20 000 l’année suivante et à environ 10 000 en novembre 2023. Mais à l’aune de ce boycott qui ne dit que rarement son nom, certaines voix se sont pourtant élevées « pour rappeler le rôle des coopérations académiques comme ultimes lieux de dialogue », pointaient à l’époque Stéphanie Balme, politiste à Science Po et le physicien Pierre Lemonde, dans une tribune au Monde. Dans cette lignée, l’Unesco et l’International Science Council (ISC) avaient indiqué ne pas couper les ponts avec la Russie. L’Organisation européenne pour la recherche nucléaire (Cern) avait quant à elle suspendu la contribution de la Russie en tant que pays observateur mais pas celle des scientifiques du pays. La diversité des réactions du monde académique révélait déjà sa difficulté à adopter une position unique malgré un conflit.
« Il ne s’agit pas de donner un avis mais simplement de respecter les codes éthiques de la recherche »
Philippe Stamenkovic, philosophe des sciences
D’une guerre à l’autre. Le 07 octobre 2023, les attaques terroristes perpétrées par le Hamas en Israël — au cours desquelles plus de 1200 personnes sont tuées et 251 prises en otages — déclenchent une guerre dévastatrice menée par Israël dans la bande de Gaza (relire notre interview d’Aaied Ayoub, chercheur palestinien accueilli à Lille via le programme PAUSE). Deux ans après son début, le bilan est d’une ampleur inédite : près de 64 000 Palestiniens ont été tués par l’armée israélienne, selon le dernier rapport des Nations Unies daté de septembre. Mandatée pour enquêter sur les pratiques israéliennes, une commission de l’ONU a estimé « qu’Israël était responsable d’un génocide [terme défini par la convention adoptée par les états membres des Nations Unies en 1948, NDLR] à Gaza ». Face aux politiques mises en place par le gouvernement du Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou, de nombreux universitaires et étudiants ont dès le départ prôné le boycott académique du pays et quelques mois après le début de la guerre à Gaza, de nombreuses universités européennes — comme celles de Barcelone ou de Dublin — avaient ainsi rompu leurs liens avec leurs homologues israéliennes.
Liens distendus. Science Business notait de fait en septembre dernier une importante baisse de la proportion de prépublications israéliennes avec des co-auteurs étrangers. Prenons l’exemple espagnol : le chiffre estimé à 9,2% en 2024 a chuté à 5,9% l’année suivante. Une diminution similaire bien que moins marquée est constatée pour de nombreux pays, y compris la France. Dès le 9 mai 2024, la Conférence des recteurs d’université d’Espagne — l’un des pays les plus critiques à l’égard de la guerre menée par Israël à Gaza — avait appelé à suspendre les relations académiques avec les universités de l’Etat hébreu n’ayant pas exprimé un engagement ferme en faveur de la paix et du respect du droit international humanitaire. D’autres pays l’ont suivi : la Norvège, l’Irlande, la Belgique, la Slovénie ou encore l’Italie pour n’en citer que quelques-uns. Au niveau de l’Union européenne, les recteurs des universités belges ont adressé le 21 juin 2025 un appel aux États membres pour que le statut de membre du programme Horizon Europe soit retiré à Israël, une demande soutenue par plus de 4 500 universitaires européens toujours en cours d’évaluation. De son côté, « le monde universitaire français a été très discret sur cette question, c’est indubitable », avait estimé le sociologue français Éric Fassin le 15 octobre dernier lors d’un colloque sur les libertés académiques organisé par France Universités.
« Compte tenu de la gravité et de l’urgence de la situation [en Palestine], je trouve négligeable d’être désinvité d’une conférence »
Raphaël Greenberg (Université de Tel Aviv) dans Télérama
Désinvitation. Mais quelques initiatives ponctuelles de boycott ont tout de même été largement médiatisées au cours des derniers mois. L’annulation début novembre dernier d’une conférence de la sociologue franco-israélienne Eva Illouz à l’université Erasmus de Rotterdam en raison de son ancienne affiliation à l’Université hébraïque de Jérusalem en est un exemple. Décision jugée antisémite par l’intéressée mais également par la présidence de l’établissement hollandais. En septembre 2025, cinq chercheurs avaient également refusé de participer à un événement intitulé « Les histoires juives de Paris. Historiographies, sources et recherches en cours » au Musée d’art et d’histoire du judaïsme (mahJ) en raison du partenariat affiché avec des institutions israéliennes. En France, c’est avant tout à travers une forte mobilisation étudiante et de quelques chercheurs qu’est porté le mot d’ordre, très peu de présidents d’université ou d’écoles d’ingénieurs s’étant exprimés publiquement sur le sujet. L’expression boycott académique est d’ailleurs très peu utilisée dans les discours officiels d’instances académiques, qui lui préfèrent ceux de sanctions ou suspensions des collaborations.
Rupture de bans. Et pourtant, « l’implication des universités israéliennes dans les politiques de colonisation et génocidaires est démontrée par plusieurs chercheurs spécialistes de la question », avait pointé une étudiante le 15 octobre 2025 au colloque de France Universités. Plusieurs travaux de recherche documentent en effet les liens qui unissent les universités israéliennes aux institutions militaires du pays. Parmi eux, les travaux de Maya Wind, anthropologue israélienne, interviewée récemment sur le sujet par Mediapart. À la demande de votre ancienne ministre de tutelle Sylvie Retailleau, le Collège de déontologie du ministère avait rendu un avis en juin 2024, dans le cadre de la guerre menée à Gaza par Israël, sur la suspension des coopérations scientifiques. Il avait estimé qu’une « prise de position de nature politique, fondée sur des considérations telles que la situation de conflit au Proche-Orient, ne saurait justifier la remise en cause, à la seule initiative des établissements d’enseignement supérieur, de leurs relations de partenariat avec des universités ou institutions étrangères ».
« Il a peut-être été plus facile pour les présidents d’université de couper court à toute relation avec les universités russes »
Manuel Tunon de Lara, France Universités
Mitigé. La question d’un boycott académique sans nuance, que ce soit celui de la Russie ou d’Israël, n’a donc jamais fait l’unanimité. Tout en reconnaissant la complexité du sujet, Stéphanie Balme soulignait ainsi ce même 15 octobre : « la diplomatie scientifique n’intègre pas la notion de sanction scientifique (…) Comment connaître l’état du permafrost, savoir ce qui se passe sur le plan nucléaire, sinon ? » Dans une tribune au Monde publiée en mai 2024, la politiste à Sciences Po Astrid von Busekist, qualifiait même le boycott de « grave erreur », estimant « qu’on ne boycotte pas les lieux où s’élabore le savoir critique (…) Imposer des sanctions collectives à des individus est injuste ». Un paradoxe pour les chercheurs israéliens qui en sont les cibles éventuelles tout en s’opposant pour certains au gouvernement Netanyahou. « Compte tenu de la gravité et de l’urgence de la situation [en Palestine], je trouve négligeable d’être désinvité d’une conférence (…) Bien que cela puisse en effet avoir des effets pervers car mon propre gouvernement se réjouit de me voir réduit au silence », témoignait Raphaël Greenberg, professeur à l’Université de Tel-Aviv, aux côtés d’autres chercheurs israéliens dans un article de Télérama. En mai dernier, à la demande de 1400 universitaires israéliens, cinq présidents d’université avaient appelé Benyamin Netanyahou à cesser de perpétrer des « crimes de guerre et des crimes contre l’humanité ».
Primum non nocere. Voilà donc toute la complexité du sujet : comment refuser de travailler avec des universités liées au complexe militaire d’un pays, sans impacter les individus qui y sont attachés ? « Ce n’est pas un peuple ou une religion qui est boycotté mais un gouvernement et sa politique », nous rappelle pour commencer le philosophe des sciences Philippe Stamenkovic. Le chercheur explique ainsi préférer l’expression « suspension de collaborations scientifiques » à celle de boycott académique, ce qui permet selon lui d’aborder le sujet sous un prisme éthique plutôt que politique ou idéologique : « Il ne s’agit pas de donner un avis mais simplement de respecter les codes éthiques de la recherche que ce soit au niveau national, européen ou international ». Une exigence est ainsi commune (sous diverses formulations) à nombre de ces codes, comme celui européen de conduite pour l’intégrité de la recherche : celle de ne pas contribuer à des actions néfastes à autrui à travers son travail et ses applications et donc ses collaborations.
« Toute liberté est limitée par une autre : la liberté académique est ici limitée par la déclaration universelle des droits de l’Homme »
Philippe Stamenkovic, philosophe des sciences
Pour le philosophe des sciences, « le discours qui consiste à dire que la science n’a pas de responsabilité sociale ne tient pas. ». Pour d’autres, le principe de boycott serait pourtant en contradiction directe avec la liberté académique — relire cette tribune au Monde d’un collectif de 500 universitaires. « C’est une conception totalement erronée de la liberté académique », nous pointe Philippe Stamenkovic. Cette dernière est peu évoquée dans la législation française — nous vous en parlions. Le code de l’Éducation mentionne simplement la « pleine indépendance » dont jouissent les enseignants chercheurs dans l’exercice de leurs fonctions. « Refuser de collaborer avec une institution, des chercheurs ou au sein d’un projet de recherche car elle pourrait avoir des conséquences éthiquement néfastes, représente au contraire un exercice de cette liberté académique », argumente le philosophe des sciences. Un refus qui serait de plus conforme à la notion de « droit de retrait », recommandé par le comité d’éthique du CNRS. Si l’argument de « pleine indépendance » pourrait également justifier l’argument inverse de poursuite des collaborations, Philippe Stamenkovic estime pourtant que « toute liberté est limitée par une autre : la liberté académique est ici limitée par la déclaration universelle des droits de l’Homme ».
Impossible nuance. « Alors que la suspension des collaborations scientifiques avait très rapidement été mise en œuvre suite à l’invasion de l’Ukraine par la Russie, ce n’est pas le cas aujourd’hui dans le cadre de la guerre menée par Israël à Gaza », analyse Philippe Stamenkovic. Cette question faisait l’objet de débats houleux au colloque organisé par France Universités le 15 octobre dernier. À propos de ce « double standard, purement politique », comme le qualifie Philippe Stamenkovic dans sa tribune, Manuel Tunon de Lara, ancien président de France universités s’expliquait ainsi : « Il a peut-être été plus facile pour les présidents d’université de couper court à toute relation avec les universités russes puisqu’elles s’étaient presque unanimement positionnées pour Vladimir Poutine ».
