Désert d’Atacama, Chili. Deux chercheurs déchargent quelques sacs vides d’un hélicoptère. Carte en main, ils se mettent en marche sans hésitation puis se penchent et observent une zone jonchée de pierres plus grossières qu’ils reconnaissent rapidement : des morceaux de météorites. L’endroit est connu pour cela. Les scientifiques glissent dans leurs sacs les roches. Après quelques heures, leur moisson effectuée, ils repartent, direction leur pays d’origine en Europe où ils pourront les analyser et en publier les résultats dans de prestigieuses revues. Cette scène de « safari scientifique », comme certains l’appellent, est le fruit de notre imagination mais elle a déjà eu lieu, et pas qu’une fois. Elle est l’exemple type de ces « recherches hélicoptères », tout droit issues d’un néocolonialisme qui ne dit pas son nom, pratiquées encore aujourd’hui dans de nombreuses disciplines malgré les critiques.
« [Le projet était] plein de belles intentions (…) mais aussi plein de défauts et de réflexes néocoloniaux »
Kewan Mertens (Inrae)
Biais inconscients. Le constat est clair : dans la littérature scientifique, le Sud global* reste majoritairement étudié par des chercheurs du Nord global*. De nombreuses publications le pointent mais une récente analyse publiée dans Meteoritics & Planetary Science enfonce le clou. Elle a été menée par deux chercheurs en géosciences au profil international : Adrien Tavernier, Français de nationalité, passé par l’université d’Atacama au Chili et travaillant actuellement au sein de l’université de Bari en Italie, et Gabriel Pinto, chilien de nationalité et postdoc à l’Université Libre de Belgique. Lors d’un travail bibliographique sur le désert d’Atacama et la Puna sèche située à l’Est de celui-ci, ces derniers ont rapidement constaté que la majorité des publications sur ce territoire à cheval entre le Chili, l’Argentine et la Bolivie, n’étaient pas signées par des chercheurs du cru. Afin de quantifier ces « pratiques néocoloniales », les deux chercheurs se sont plongés dans les bases de données. Résultat : en sciences planétaires ou en astrobiologie, 60% des publications sur cette zone géographique particulière ne comportent aucun auteur du Sud.
Petites mains. « Nous pensions que ce serait moins dramatique… Et encore nous n’avons pas analysé la provenance des financements ou le positionnement des auteurs qui montrent généralement un pilotage par le Nord », réagit Adrien Tavernier. « En France, accepterait-on que les volcans d’Auvergne ou les Pyrénées soient étudiés uniquement par des chercheurs étrangers ? », demande rhétoriquement Gabriel Pinto. Au passage, on vous signale que des collègues chinois ont déjà publié sur les Pyrénées. Les deux scientifiques ont voulu sensibiliser la communauté via un article dans The Conversation. La science doit avancer, peu importe qui la fait ? « Même certains chercheurs chiliens pensent ainsi », témoigne Adrien Tavernier. Pourtant ce déséquilibre dans les papiers en traduit d’autres, notamment sur l’accès aux financements et ne permet pas à la recherche de se développer au Sud. D’où l’importance que certaines recherches soient menées en collaboration entre des chercheurs du Nord et du Sud, sans que la participation de ces derniers ne se cantonne à un accès au terrain ou à une organisation logistique, mais qu’ils soient vraiment impliqués dans les étapes clés des programmes de recherche.
« Des conférences s’organisent en Amérique du Sud et c’est très important pour dynamiser la recherche »
Gabriel Pinto (Université Libre de Belgique)
Asymétrie. Roches météoritiques, plantes exotiques, produits de fouilles archéologiques… Faut-il des lois pour protéger les patrimoines au Sud ? Ayant observé avec gêne à des expéditions “hélicoptères” sur le sol chilien, Gabriel Pinto accueille positivement l’obligation pour les chercheurs de demander l’autorisation avant de réaliser des prélèvements. Mais la question divise : « Nous avons besoin d’en débattre », estime Adrien Tavernier. Les choses évoluent également sur l’accès des chercheurs du Sud aux infrastructures internationales : 10% du temps d’utilisation des télescopes installés au Chilli est réservé aux institutions du pays, par exemple. Et aec les jeunes générations, les choses bougent : « Des conférences s’organisent en Amérique du Sud et c’est très important pour dynamiser la recherche », affirme Gabriel Pinto, qui se félicite également de l’émergence de plateformes de partage des résultats. Même si l’ouverture des données ne convainc pas tous les chercheurs du Sud, « n’ayant pas les mêmes capacités matérielles d’analyse que leurs homologues du Nord », rappelle Adrien Tavernier.
L’important, c’est la… Le sujet devient encore plus critique dans des disciplines comme la science du développement ou la santé. Comme le montrait un récent rapport de Springer Nature, les études dans ces domaines, encore très majoritairement signées par des chercheurs occidentaux, sont prises en compte dans les politiques supranationales. Un article publié en 2022 dans Applied Economics Letters montrait que les universités du Sud ne représentaient que 9% des présentations en conférence et que les trois quart des publis de références en science du développement n’étaient signées que par des chercheurs du Nord. L’Afrique est particulièrement touchée : le continent représente 17% de la population mondiale mais moins de 1% de la recherche mondiale en santé, soulignait le BMJ Global Health en 2021. Même constat concernant les publications sur la Covid en Afrique : deux tiers des auteurs n’étaient pas du continent. Les revues tentent d’endiguer le phénomène (voir encadré).
« Chaque chercheur fait selon son éthique personnelle et ses convictions »
Morgane Gonon (Cired)
Première classe. Avec un accès facilité aux données – satellites, génétiques, etc. –, les chercheurs du Nord peuvent aujourd’hui étudier les Suds sans même s’y déplacer. On peut ainsi devenir spécialiste de la gestion de l’eau au Bangladesh ou ailleurs… sans jamais y avoir mis les pieds. Pourtant, les cadres théoriques occidentaux n’y sont pas toujours pertinents. « La discipline économique considère comme “informelles” la plupart des activités conduites dans certains contextes nationaux, ce qui n’explique ni leur spécificité ni leurs conséquences sur l’emploi, le revenu ou les migrations », explique Morgane Gonon, doctorante au Centre international de recherche sur l’environnement et le développement (Cired). Pour s’en rendre compte, il faut aller sur le terrain. C’est ce qu’a fait Morgane Gonon pour étudier les financements internationaux pour la préservation des ressources naturelles au Sénégal. Elle n’a pas juste voulu « rendre visite » aux chercheurs français du CNRS ou de l’IRD travaillant sur place, elle a initié un partenariat entre AgroParisTech et l’Institut sénégalais de recherches agricoles (Isra). Le tout dans un certain flou : « Il n’y a pas de cadre pour ces collaborations, même pour des doctorants en début de carrière », regrette-elle.
Paris-Dakar. Résultat pour la doctorante : pas d’accès aux mêmes bases de données sur place, ni de prise en charge d’une formation en wolof, la langue comprise par 90% de la population sénégalaise. Et comment travailler ensemble au quotidien sur un projet alors que les niveaux de connaissances, les ressources matérielles et les codes sont si différents ? « Chaque chercheur fait selon son éthique personnelle et ses convictions pour conduire une recherche à l’étranger », constate-t-elle. Face à la pression de faire avancer un projet pour lequel on a reçu un financement, face à la pression de publier pour soutenir son doctorat dans les trois ans impartis, les marges de manœuvre peuvent sembler souvent limitées. Néanmoins Morgane Gonon ne voulait pas inclure ses collègues sénégalais sur sa publication « juste pour cocher une case ». Elle s’est donc rendue une seconde fois à Dakar pour y présenter ses travaux… sans être totalement satisfaite. Elle n’a réalisé qu’après coup le manque de coconstruction. « Aller sur le terrain est crucial pour bien comprendre son sujet mais aussi pour comprendre concrètement les enjeux des collaborations scientifiques », assure Morgane Gonon qui a publié un article dans l’une des rares revues éditées depuis le continent africain : Global Africa.
« Un sujet co-construit ne sera pas (…) publié dans des revues prestigieuses »
Kewan Mertens (Inrae)
Confluences. Autre conséquence de recherches “unilatérales” : elles nient les savoirs locaux voire déstabilisent les équilibres politiques. Le chercheur en sciences sociales Kewan Mertens l’a compris suite à son doctorat, portant sur la gestion des risques liés aux glissements de terrain en Ouganda. Un projet soutenu en 2018 à l’université KU Leuven en Belgique « plein de belles intentions, avec pour objectif de produire de l’impact, mais aussi plein de défauts et de réflexes néocoloniaux », analyse-t-il avec le recul. Trois doctorant·es de disciplines différentes, dont lui-même, étaient mobilisé·es sur le terrain pour étudier ce que les habitants de la région de Rwenzori appellent des « esya ngwangwa ». « Lors de la présentation de nos résultats, un chef culturel de la région a fait une longue diatribe contre ces “Blancs qui imposaient leur vérité et les dépossédaient de leurs montagnes”. Nous étions tous interloqués mais avons continué comme si de rien n’était. », se souvient-il. Un travail réflexif publié dans la revue Belgeo lui a apporter un regard nouveau : « Leur autorité était remise en cause par notre autorité scientifique. Pourtant, les habitants connaissent bien le phénomène : ils vivent avec depuis longtemps et ont trouvé des solutions qui rejoignent d’ailleurs celles que nous avions proposées. »
Afrofuturisme. Comment transformer les collaborations Nord/Sud ? Kewan Mertens a continué son travail réflexif avec deux collègues, l’Ougandaise Viola Nyakato et Adriana Moreno Cely, originaire d’Amérique latine. L’occasion d’une grande remise en question. « À chaque fois que je résumais nos échanges, elles me corrigeaient : j’étais biaisé par ma position d’homme blanc et j’interprètais avec un racisme sous-jacent leurs propos », se souvient-il. En ressortira un article publié dans The European Journal of Development Research identifiant et illustrant les points de tension et proposant une méthode pour décoloniser les rapports entre chercheur·ses. Alors que les non-dits sont omniprésents, « il est important de créer des espaces où les chercheurs du Sud peuvent se faire entendre », recommande Kewan Mertens. Et que les chercheurs du Nord arrivent à lâcher prise : « Un sujet co-construit ne sera pas forcément à la pointe de l’actualité scientifique occidentale, qu’on pourra publier dans des revues prestigieuses », prévient le jeune chercheur. Un temps résigné, convaincu que ces collaborations entre les Nords et les Suds faisaient plus de mal que de bien, Kewan Mertens semble avoir trouvé une manière de refaire de la recherche avec le Sud : développer un projet transdisciplinaire sur les aires protégées en Ouganda, où les enjeux seraient définis avec les chercheurs locaux après avoir interrogé les habitants du territoire concerné. À dans quelques années pour un bilan ?
* Sud global et Nord global ont été abrégés Sud et Nord dans le reste de l’article.
Les éditeurs prennent position
Dans un éditorial de 2022, la revue Nature dénonçait déjà les “recherches hélicoptères” et recommandait aux auteurs de suivre un code éthique – développé dans le cadre d’un projet européen nommé Trust – et leur demandait d’être plus transparent sur l’inclusion et l’éthique, avec une série de questions pour guider la formulation d’un statement à inclure dans chaque publication, le tout en citant davantage de travaux “locaux”. Depuis 2021, l’éditeur PLOS interroge les auteurs sur les considérations éthiques de leurs recherches – notamment sur la présence ou non d’une collaboration locale. Un questionnaire pris en compte dans le peer review et publié avec l’article. The Lancet s’était de manière similaire prononcé en faveur de partenariats équitables en 2023.
