Thierry Damerval : « Nous entendons les attentes et parfois les critiques ! »

— Le 17 novembre 2020
La recherche par appels à projets est-elle de la bonne recherche ?
Thierry Damerval, PDG de l’ANR, livre son point de vue à TMN.

La récente prix Nobel Emmanuelle Charpentier a dit en 2016 que si elle avait mené ses travaux en France, l’ANR ne l’aurait certainement pas financée. Qu’en pensez-vous ?

Votre question revient à demander si le financement sur projet permet l’innovation. Un papier sorti dans Faseb a analysé les sources de financement de 70 prix Nobel décernés entre 2000 et 2010 donc pour des travaux ayant eu lieu 20 ou 30 ans avant. Difficile d’en tirer des conclusions très nettes même si les auteurs ont constaté plus de financement sur projets parmi les Nobel américains qu’européens. On peut donc dire que les deux systèmes permettent l’innovation.

Faire de l’appel à projet, n’est-ce pas copier le modèle anglo-saxon ?

Non, historiquement, le Japon ou l’Inde — qui a en fait abrité la première agence de financement dès 1914 — ont été précurseurs. Les Anglo-saxons n’en sont pas, et de loin, les seuls promoteurs.

Comment et qui décident comment sont ventilés les budgets des appels à projet génériques de l’ANR ?

C’est la science qui définit les axes thématiques de l’appel à projets générique. Toutes les disciplines sont représentées, nous avons des comités de pilotage associant les parties prenantes (organismes, universités…) pour définir la structuration et la répartition des budgets et l’arbitrage final est effectivement rendu par le ministère. Quant à l’évaluation et la sélection des projets, cela relève totalement des comités scientifiques, c’est eux qui ont le dernier mot. La programmation de l’ANR était organisée sur la base des « défis sociétaux » avec un taux de succès qui était tombé en 2014 et 2015 sur l’APPG en dessous de 10% [Jetez donc un œil à cette datavisualisation, NDLR]. C’était difficilement tenable.

Qu’est-ce qui a changé ?

Depuis trois ans, l’appel à projets générique n’est plus basé sur les défis sociétaux — c’est pour moi très important —, cet APPG représentent 70% de nos crédits et cette mesure était très attendue par les chercheurs. De plus la description des attendus de cet AAPG était un document de 185 pages, nous l’avons considérablement allégé (30 pages) et il n’est plus du tout prescriptif. Nous le voulions “investigator driven”, à l’initiative des chercheurs. Cette philosophie sera maintenue et amplifiée : l’essentiel doit être libre et ouvert. Ce qui ne nous empêche pas de lancer des appels pour répondre à des besoins spécifiques, comme les challenges, Astrid maturation avec l’Agence d’innovation défense les ans ou récemment celui sur les sargasses, qui viennent s’échouer en masse sur les plages de Guadeloupe et de Martinique ou, encore plus récemment, sur le Covid.

Reste des taux de succès toujours bas.


Cette année nous serons autour de 17%, l’objectif est d’atteindre 30% à terme et de l’ordre de 23% dès l’année prochaine. Cela représente, avec le plan de relance, 403 millions d’euros supplémentaires pour l’Agence, une avancée de la loi Recherche. Mais quand on regarde nos collègues étrangers, 25% de réussite est déjà une bonne moyenne. Arriver à 30% nous permettrait de nous rapprocher des Allemands ou des Suisses.

Une chance sur quatre plutôt qu’une chance sur six, pour vous, ça va changer les choses ?


Oui, on le voit déjà dans certains comités, comme celui des technologies quantiques, qui bénéficient déjà d’un taux de sélection comparable. Cela réduit nettement la frustration de ne pouvoir financer certains projets qui mériteraient de l’être. 

Si l’on prend l’exemple du Covid, une situation d’urgence, lancer un appel d’offre n’arrive-t-il pas forcément à contretemps ?


Nous soutenions déjà des projets sur le coronavirus. L’objectif de l’appel était, en situation de crise, d’organiser la collecte des données, notamment, ou de répondre à des questions urgentes et certains projets soutenus par le Flash sont basés sur des travaux très fondamentaux, je fais notamment référence aux travaux de Jean-Laurent Casanova.

Puisque souvent tous les projets présentés sont bons, pourquoi tout simplement ne pas recourir à des loteries ?


Ça ressemble à de la provocation, mais cela a déjà été tenté en Australie. Après une première sélection, il y avait ensuite un tirage au sort. La meilleure réponse que je peux donner est l’augmentation des taux de sélection, comme nous le faisons. Les Australiens n’ont d’ailleurs pas persisté, ce n’était pas satisfaisant d’un point de vue scientifique, la décision des comités devant primer.

Les sciences humaines et sociales représentent une part très minoritaire de vos budgets : 8% environ contre 28% pour la biologie seule. Quel est le souci ?


Je ne vais pas nier que les SHS sont mieux représentées à l’ERC, notamment, que chez nous. Cela prouve donc que les chercheurs de ces disciplines savent fonctionner en appels à projets. Il revient donc à l’ANR de résoudre le problème. Il nous faut réfléchir à la structuration de nos axes et veiller à ce que tous les projets puissent être financés, y compris en SHS.

Mais quelle est l’origine de ce désamour ?


Honnêtement, je n’en sais rien. Peut-être que la politique de financements sur la base des défis sociétaux n’était pas adaptée aux SHS — nous l’avons revu depuis — mais le travail est toujours en cours. Nous n’allons pas tout modifier dès 2021 mais nous posons les questions suivantes : les formes de notre soutien correspondent-elles aux besoins des chercheurs ? Les projets collaboratifs sont-ils toujours adaptés ? Nous le mettrons en œuvre dans notre plan d’action 2022, qui sera publié à l’été 2021. Nous avons également des adaptations souhaitées dans les autres disciplines, nous tentons de répondre aux besoins de toutes les communautés scientifiques.

Sera-t-il bientôt possible de savoir pourquoi un de ses projets a été refusé ?

Depuis quatre ans, les avis des évaluateurs extérieurs sont transmis aux chercheurs pour qu’ils puissent y répondre. Les avis finaux de comités sont ensuite systématiquement transmis aux porteurs de projets. Un certain nombre d’agences ne font aucun retour, contrairement à nous. Néanmoins, nous entendons les attentes — et parfois les critiques ! Nous travaillons à améliorer le processus, tout le monde, personnel de l’agence et membres des comités scientifiques, y est attentif.

Concernant les avis extérieurs certains chercheurs, notamment internationaux, craignent de se faire “voler” des projets non financés. Vous le craignez aussi ?


Les chercheurs ont tout de même une déontologie mais si ces cas se multipliaient, la communauté scientifique devra s’en alerter, nous restons vigilants. Tous les évaluateurs s’engagent à respecter notre charte de déontologie et d’intégrité scientifique. C’est un engagement fort et contraignant.

L’ANR finance aussi des femmes et des hommes, pas que du matériel. L’explosion du nombre de post-doc est-elle liée à celle des financements sur projet ?

Le financement sur projet existait avant l’ANR —deux fonds, Fonds national de la science et Fonds de la recherche technologique étaient financés par le ministère de la Recherche —, l’ANR en est finalement l’héritage. J’étais auparavant pendant 10 ans à l’Inserm, j’ai aussi constaté cette augmentation globale des CDD dans la recherche que je ne la conteste pas mais l’ANR n’en représente qu’une partie : environ 20%. Parmi les financeurs, il y a aussi les fondations, l’Europe… Nous faisons des enquêtes pour connaître le devenir des personnes financées par l’ANR et je peux vous dire que leur taux de chômage est tout de même inférieur à la moyenne. L’explication est que les projets que nous finançons sont de bons projets, les indicateurs nous le prouvent.

Les chercheurs passent beaucoup de temps à préparer les appels à projets, comment leur faciliter la vie ?


Ce qui prend du temps est aussi de chercher des financements, pas uniquement des dossiers. Les labos doivent faire appel à des financeurs multiples, qu’ils soient régionaux, nationaux ou européens. Nous devons néanmoins simplifier nos process ; cela fait partie de nos axes de travail, avec l’INCA, l’Ademe, l’ANRS ou l’Anses pour harmoniser nos procédures et créer un portail commun à l’horizon 2021 mais aussi avec les régions, comme déjà avec la Normandie ou Pays-De-La-Loire, notamment. Il faut éviter qu’un labo ait à faire des doubles saisies, par exemple, simplement car le format du CV demandé est différent.


Financer la science sur projet, est-ce un phénomène récent ?


Ça remonte au début du 20e siècle lorsque la question du statut des chercheurs et de leur financement s’est posée dans de nombreux pays. La première agence de financement en Europe est née au Royaume-Uni juste après la première guerre mondiale, idem au Japon, la DFG allemande entre les deux guerres, la NSF aux États-Unis a été créée juste après la Seconde Guerre mondiale comme le FNS en Suisse… Il faut lire cet article de 1962 baptisé The Republic of science, par le chimiste et sociologue Michael Polanyi, qui pose les bases du financement sur projet, notamment l’évaluation par les pairs et une logique « investigator-driven ». C’est toujours notre philosophie. En France, dans les années 60, la DGRST [délégation générale à la recherche scientifique et technologique, NDLR] a produit des appels à projets très dirigés, c’est sur cette base que s’est construite l’histoire française.

Est-ce pour cette raison qu’elle a mauvaise réputation ?


Je ne sais pas mais je fais ce constat ; il est important aujourd’hui qu’il soit inscrit dans la loi que les projets pour l’essentiel ne sont pas ciblés. Si on prend pour exemple les programmes JCJC, ils sont totalement ouverts, absolument aucun objectif n’est prédéfini, aucun critère d’établissement d’appartenance, de laboratoire, de site, n’intervient dans l’évaluation.

Financer des projets, n’est-ce pas abolir une part de hasard pourtant indispensable ?


Quand les taux de sélection sont bas, la prise de risque est moindre, effectivement. C’est évidemment une réflexion au sein de toutes les agences dans le monde. Nous avons participé cette année à un travail sur ce sujet au sein de l’OCDE afin de mettre en place des programmes permettant la prise de risque et d’augmenter la “sérendipité”.

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