Avant que le conflit n’éclate en octobre 2023, à quoi ressemblait votre quotidien ?
J’avais une vie plus ou moins normale, avec évidemment des difficultés liées au blocus : il n’y avait de l’électricité que quelques heures par jour, plein de produits manquaient et la circulation restait très limitée – pour sortir ou avoir de la visite, le seul point d’accès était celui avec l’Égypte [le poste-frontière de Rafah, NDLR]. On assistait à des guerres périodiquement [le conflit entre Israël et Gaza a démarré en 2007 avec le blocus de la bande de Gaza et des guerres ont eu lieu en 2008, 2012 et 2014, NDLR]. Tout cela était très pesant psychologiquement, surtout pour les plus jeunes : mes quatre enfants n’ont pas eu une enfance “normale”. Ce n’était pas toujours la priorité vu ce qu’il se passait mais, malgré tout, je travaillais pour le ministère de l’Environnement sur la protection du littoral et l’érosion côtière, en lien avec beaucoup de personnes en France, notamment via le consulat.
« J’avais toujours eu l’ambition de faire un doctorat »
Aaied Ayoub
Pourquoi la France ?
J’y étais d’abord venu pour faire un stage de neuf mois et apprendre la langue en 2001, puis j’étais revenu en 2004 pour mon master et j’ai réalisé mon doctorat à Polytech Lille entre 2006 et 2010. À ce moment-là, j’étais seul : ma femme et mes deux ainés étaient restés à Gaza car il n’avait pas été possible de les ramener. Le poste-frontière de Rafah ouvrait puis fermait et il n’était pas toujours possible de rentrer. Je n’ai d’ailleurs pas pu rentrer à temps pour être au chevet de mon père qui avait un cancer, je n’ai pu qu’assister à ses funérailles. Être loin de ma famille était très difficile, surtout durant la guerre à Gaza en 2008-2009 – j’étais alors en deuxième année de doctorat – où j’ai perdu un oncle.
Que vous a apporté votre doctorat, malgré les sacrifices ?
J’avais toujours eu l’ambition de faire un doctorat, depuis mon bachelor en génie civil et environnement que j’avais suivi en Syrie, qui m’a permis d’être recruté au ministère de l’Environnement. J’aimais mon travail et je voulais évoluer professionnellement. Je le faisais également pour laisser un héritage à mes enfants, leur montrer que les Palestiniens aiment le savoir et la paix. Je l’ai également fait pour la Palestine, pour contribuer au développement de mon pays.
Avant la guerre, les moyens (financiers, humains…) étaient-ils suffisants pour mener vos travaux ?
Nous étions sous blocus et n’avions pas énormément de moyens, mais nous travaillions beaucoup avec des collègues étrangers et notamment en France. J’ai ainsi pu mener plusieurs recherches : l’une sur la prise de conscience environnementale parmi les étudiants à Gaza et l’autre sur la question des déchets dans le secteur médical. Ces recherches ont été l’objet de publications, puis d’actions de sensibilisation.
« Au bout d’un an, nous avons enfin eu la confirmation d’évacuation »
Aaied Ayoub
À quel moment avez-vous décidé de quitter Gaza ?
La guerre a commencé le 7 octobre 2023 et, dès les premières semaines, j’ai perdu plusieurs membres de ma famille. Le 22 octobre, j’ai perdu ma sœur, son mari et mon neveu, cela a été un premier grand choc. Puis nous avons été évacué plusieurs fois. J’habitais Beit Lahia [proche de la frontière avec Israël, NDLR], nous sommes partis dans la zone censée être plus sûre à Khan Yunis [de l’autre côté de la bande de Gaza, NDLR]. Arrivés début novembre avec plusieurs membres de ma famille, nous avons loué un chalet à un prix extrêmement élevé. Des bombardements avaient lieu à longueur de journée, nous observions également des attaques de drones, c’était très difficile. Une nuit nous avons même été encerclés par des tanks. Après deux mois dans ce chalet, j’ai décidé de partir. Nous étions fin 2023 : j’ai candidaté au programme PAUSE et été rapidement admis au premier trimestre 2024. Le départ de Gaza a en revanche été très compliqué. Nous échangions avec le consulat français pour fournir les papiers demandés mais cela bloquait côté israélien.
Vous n’êtes arrivé en France qu’en avril 2025. Comment s’est passée l’attente ?
Suite au cessez-le-feu, nous sommes rentrés à Beit Lahia mais notre maison était pratiquement anéantie. Nous y sommes malgré tout restés, d’autres membres de ma famille dormaient dans des tentes autour de la maison. Beaucoup de denrées étaient manquantes ou excessivement chères notamment les fruits, les pommes de terre ou le pain. Quand les enfants nous demandaient quelque chose, ne pas pouvoir leur donner était très dur… J’étais également très angoissé à l’idée qu’ils tombent malades. Étant donné que les hôpitaux encore opérationnels étaient complètement submergés, même un problème de santé bénin devenait difficile à soigner. Au bout d’un an, nous avons enfin eu la confirmation d’évacuation : elle devait avoir lieu le 23 avril 2025.
« Les conditions sont devenues encore plus dures aujourd’hui à Gaza »
Aaied Ayoub
Comment s’est déroulé votre départ de Gaza ?
Nous avions rendez-vous à l’aube à Deir al-Balah, au centre de Gaza. Environ 150 personnes étaient regroupées, dont des étudiants et des lauréats du programme PAUSE comme moi. Le bus dans lequel nous sommes montés était coordonné par la France, avec l’accord des pouvoirs israéliens pour nous laisser passer par Karem Abu Salem – que les Israéliens appellent Kerem Shalom. Nous n’étions pas autorisés à prendre autre chose que les vêtements que nous portions sur nous, notre téléphone portable et nos papiers. Les ordinateurs étaient interdits. Au point de passage, nous avons été contrôlés avec relevé d’empreinte oculaire. De l’autre côté, une délégation française – dont des employés du consulat – nous attendait et nous a accueillis avec des sacs de nourriture. Les enfants étaient très contents, ils n’avaient pas vu de confiserie depuis longtemps. Le convoi de bus et de voiture a traversé [Israël, NDLR] pour arriver en Jordanie où nous devions prendre l’avion pour la France. Nous étions logés à l’hôtel, la délégation française nous a donné de la nourriture et des vêtement ainsi qu’un accès à une équipe médicale. Cela a pris deux jours en tout car nous avions besoin que le visa soit tamponné.
Que vous-êtes vous dit en quittant Gaza ?
J’étais à la fois soulagé de mettre ma femme et mes enfants à l’abri et triste car je laissais une de mes sœurs et le reste de ma famille à Gaza. C’est donc une joie incomplète. D’autant que les conditions sont devenues encore plus dures aujourd’hui… J’espère qu’une nouvelle évacuation aura bientôt lieu. Mon neveu – le fils de ma sœur assassiné au début de la guerre – était un architecte très connu. Ahmed Shamia devait partir car il avait été accepté par le programme PAUSE. Il a malheureusement été assassiné avant de pouvoir quitter Gaza [la directrice du programme PAUSE Laura Lohéac nous l’apprenait lors de notre interview le 13 mai, NDLR].
« Je travaille au sein de l’école Centrale Lille sur la conception d’immeubles grâce à l’impression 3D »
Aaied Ayoub
Avez-vous un message pour la France ?
J’ai beaucoup de souhaits mais le plus urgent est que la guerre et le massacre cessent. Les Palestiniens s’occuperont de reconstruire Gaza. Je suis confiant, ils possèdent beaucoup de volonté et d’amour. Je voudrais remercier la France pour son soutien. Nous avons été très bien accueillis par le consulat et le programme PAUSE. L’accueil des Français est chaleureux et les positions sont en train de changer. Personne ne peut réaliser les impacts de la guerre sans l’avoir vécue mais le monde commence à voir la réalité en face. Gaza et le monde méritent de vivre en paix et nous devons la construire pour les générations futures.
Qu’allez-vous faire au sein de l’école Centrale Lille ?
Aujourd’hui je travaille au sein de l’école Centrale Lille sur la conception d’immeubles grâce à l’impression 3D. Gaza a été rasée et je pense à l’après-guerre. L’impression 3D représente une solution intermédiaire entre les tentes ou les containers, très provisoires, et une véritable reconstruction qui prendra du temps. Avec l’équipe qui m’accueille, nous sommes en train d’en étudier la faisabilité, en fonction du type de matériau et de leur coût. L’une de mes priorités est également que mes enfants continuent leurs études. Mes deux grands vont pouvoir passer leur bac, ils veulent étudier l’informatique. Je viens d’inscrire l’un de mes plus jeunes au collège. J’espère qu’ils contribueront à la reconstruction de Gaza, mais aussi en France s’ils en ont l’opportunité. Je souhaite qu’ils vivent dans un environnement paisible, se sentent chez eux ici et qu’ils puissent avoir une vision positive du monde, loin de la guerre.
L’interview a été réalisée avec le concours bénévole d’une traductrice, Y. H., que l’équipe de TheMetaNews remercie vivement.