Achal Agrawal : « Je reste convaincu que la plupart des chercheurs en Inde sont honnêtes »

Chercheur en sciences des données, Achal Agrawal a fondé India Research Watch (IRW) avec l’objectif d’éradiquer la fraude scientifique dans son pays.

— Le 23 mai 2025

Une grande part des publications signalées aujourd’hui comme problématiques viennent d’Inde. Pourquoi selon vous ?

J’étais tout d’abord très étonné que l’Inde arrive en tête des phrases torturées que détecte Guillaume Cabanac [ces expressions de vocabulaire scientifique mal traduites, relire son portrait, NDLR]. Les chercheurs indiens sont anglophones, la plupart ont fait leurs études en anglais, ils le maîtrisent donc mieux que leurs homologues chinois, par exemple. Puis je l’ai vu de mes propres yeux à l’université en Inde : des chercheurs paraphrasaient des articles déjà publiés grâce à des outils comme Grammarly pour tenter de cacher leur plagiat. Certains le font et relisent attentivement pour corriger ces phrases torturées, d’autres ne prennent pas cette peine. J’ai ainsi compris à quel point ces phrases torturées étaient un bon moyen de repérer certaines pratiques frauduleuses. 

« Si certains fraudent, c’est par instinct de survie, pour garder leur emploi »

Achal Agrawal

Avez-vous une idée de la proportion de chercheurs qui fraudent en Inde ? 

Aucune étude ne permet de donner une estimation mais, de par mon expérience personnelle, je dirais que ce n’est pas rare : au moins 10%. Avec des niveaux de fraudes qui vont de la manipulation de citation – un chercheur cite les articles d’un autre pour l’aider à augmenter sa réputation, l’autre fait de même en retour – jusqu’au plagiat.

Vous qui avez fait votre doctorat en France, en quoi les conditions de travail dans la recherche sont différentes en Inde ? 

J’ai effectivement passé presque 10 ans en France, entre mon parcours d’ingénieur à Polytechnique et mon doctorat à Paris Saclay et personne ne m’a jamais mis la pression pour publier. Pour soutenir mon doctorat, je n’avais besoin que d’une seule publication. Mes amis chercheurs, au CNRS ou à l’Université, ne sont pas menacés d’être virés s’ils ne publient pas. C’est tout le contraire en Inde : les universités nous mettent la pression pour publier, alors qu’entre l’enseignement, la préparation des cours et les tâches administratives, nous sommes déjà occupés 36 heures par semaine. Comment peut-on demander en plus de publier cinq articles par an ? C’est hallucinant. Mais ce qui m’a paru encore plus bizarre, c’est que tout le monde arrivait à le faire. Certains publiaient même 30 ou 40 articles en un an. Comment est-ce possible humainement, sans sacrifier la qualité des articles ? J’ai ensuite compris que beaucoup fraudaient. Même les étudiants ingénieurs se voient demander par leurs professeurs d’écrire des articles ou des chapitres d’ouvrage, alors qu’ils sont à peine en train d’étudier les sujets en question. Ils le font sans connaître les risques : si jamais ils veulent par la suite devenir chercheur, avoir publié dans une revue prédatrice les desservira. Il y a un gros travail de sensibilisation à faire. 

« Notre équipe ne peut traiter plus de 5% des cas [qui nous sont signalés] »

Achal Agrawal

India Research Watch (IRW) appelle à signaler de manière anonyme des pratiques frauduleuses : est-ce une sorte de Pubpeer indien ?

Alors que Pubpeer permet de poster publiquement des commentaires sur un article, IRW nous permet de recevoir des signalements anonymes sur les pratiques d’un chercheur, d’une revue ou d’une université. Ensuite nous vérifions l’information et publions certains cas sur les réseaux sociaux. Nous recevons chaque jour quatre à cinq messages mais faute de moyens – il y a très peu de financement sur l’intégrité scientifique en Inde et nous sommes tous bénévoles – notre équipe ne peut traiter plus de 5% des cas. Certains signalements proviennent de personnes frustrées ou jalouses, cela se ressent dans leur façon de présenter les choses : ils pointent souvent des détails techniques, que nous ne pouvons pas vérifier par manque d’expertise. D’autres fois l’information est claire et semble juste mais ne pouvons rien faire, donc nous leur conseillons de publier un commentaire sur Pubpeer ou d’écrire à la revue. 

Quels types de fraudes rencontrez-vous le plus souvent ?

Celle que je suspecte en premier lieu est l’autoplagiat, qui correspond à des copier-coller de ses propres articles. Les chercheurs s’imaginent que cela va passer inaperçu et surtout qu’aucun collègue ne s’en plaindra, contrairement au plagiat. La manipulation du peer review est plus difficile à déceler car nous n’avons pas accès au processus dans son ensemble et les rapports sont rarement publiés. C’est donc aux éditeurs d’agir pour éviter que des articles soient reviewés de manière intéressée — le reviewer, conseillé par l’auteur, écrit un bon rapport et en échange l’auteur fera de même plus tard pour le reviewer. On observe également souvent du salami slicing, le fait de découper son travail en petites parties ou le décliner à l’infini. Dans mon domaine, la data science, je vois par exemple des chercheurs publier un premier article sur un algorithme inspiré par les fourmis pour répondre à un problème, puis un deuxième sur un  algorithme quasi-similaire mais présenté comme inspiré par des oiseaux, et ainsi de suite… Mais nous ne sommes pas là pour montrer du doigt un chercheur en particulier, ni faire la chasse aux sorcières. Ce qui nous intéresse est la fraude à grande échelle, lorsqu’une centaine de rétractations ont lieu au sein d’une même université par exemple. Cela montre bien que le problème est systémique. 

« Tout le monde pourra ainsi voir quelles universités répondent et agissent »

Achal Agrawal

Communiquez-vous ces informations aux institutions qui emploient les chercheurs ? Prennent-elles les mesures nécessaires ?

Au début d’IRW, nous écrivions aux universités mais cela ne servait à rien car elles ne veulent pas agir. Et c’est logique : elles incitent les chercheurs à publier, en leur promettant notamment un salaire plus élevé, afin de monter dans les classements internationaux. Elles sont complices et défendent les chercheurs qui fraudent. Même l’University Grants Commission (UGC), l’autorité qui enquête sur les universités en cas de suspicion de fraude, n’obtient jamais aucun retour de leur part. C’est pourquoi nous sommes en train de construire Postpub, une plateforme de visualisation des rétractations ainsi que des démarches entreprises par les universités. À chaque rétractation, un email sera envoyé à l’université, qui pourra ensuite dire si elle a lancé une enquête en interne. Tout le monde pourra ainsi voir quelles universités répondent et agissent, et ainsi démontrer leur sérieux.

Quelles sont les conséquences de ces entorses à l’intégrité scientifique ?

Ces papiers frauduleux peuvent être utilisés par d’autres chercheurs, créant des brèches dans ce qu’on appelle le mur des connaissances. C’est l’argument le plus avancé par les chercheurs qui s’intéressent aux fraudes. Cependant j’observe également des conséquences très graves pour la recherche en Inde : étant donné que les chercheurs sont jugés sur le nombre de papiers et de citations, ceux qui sont honnêtes et qui ne publient que des articles de qualité ne sont pas reconnus pour leur travail et n’obtiennent pas de poste ou de financement. Ce n’était pas le cas il y a 10 ou 15 ans. Beaucoup de très bons scientifiques ont déjà quitté l’Inde pour les États-Unis par manque de moyens et, si la tendance ne s’inverse pas, il n’y aura plus de chercheurs compétents dans notre pays.

« Le grand public pense donc que tout va dans la bonne direction »

Achal Agrawal

La question de l’intégrité scientifique est-elle médiatisée en Inde ? 

Très peu, l’an dernier j’ai compté 5 ou 6 articles seulement dans la presse. La raison est simple : la plupart des médias sont sponsorisés par des universités privées. Imaginez qu’en Une du Monde s’étale une publicité pour l’ENS. Ils ne publierons jamais une affaire impliquant l’établissement, c’est un énorme conflit d’intérêt. Pourtant la situation est très claire : le nombre de rétractations en Inde a augmenté d’un facteur 2,5 en quelques années. Mais personne n’en parle, à part un journal. Le grand public pense donc que tout va dans la bonne direction : l’Inde occupe le troisième rang mondial en termes de nombre de publications, les universités progressent dans les classements internationaux… C’est pour cette raison que nous avons décidé de publier sur les réseaux sociaux.

Comment cela est-il perçu par les chercheuses et chercheurs ?

Certains sont très opposés à notre démarche et je suspecte que ce soit des fraudeurs pour la plupart, qui ont peur qu’on les empêche de continuer. Nous avons également beaucoup de soutiens, qu’on observe notamment sur Linkedin malgré les risques que cela entraîne. Les chercheurs qui partagent les publications d’ IRW sont mal vus au sein de leur université, certaines recommandent même de nous signaler comme “spam”. Je reste convaincu que la plupart des chercheurs en Inde sont honnêtes. Si certains fraudent, c’est par instinct de survie, pour garder leur emploi, et ils seraient certainement très contents de ne plus avoir à le faire. Mais pour cela il faut changer les règles. La Chine a passé le pas : les universités ne peuvent plus augmenter les salaires en fonction du nombre de publications. Nous devons faire de même en Inde. Les autorités sont bien conscientes de la situation mais, pour l’instant, personne n’ose rien faire. J’espère que cela va changer. 

« [Tout] vient du fait que les universités veulent progresser dans les classements internationaux »

Achal Agrawal

Quelles actions devraient être mises en place selon vous ?

La première chose à faire serait de prendre en compte les rétractations dans les classements internationaux. On parle trop souvent des différents types de fraudes, mais tout ce qu’il se passe actuellement vient du fait que les universités veulent progresser dans ces classements. Leur stratégie est de publier le plus possible, peu importe la qualité, et elles ne pâtissent d’aucune conséquence négative en cas de rétractation. Et le problème se retrouve dans de nombreux autres pays, au Pakistan ou en Arabie Saoudite, notamment. Tenir compte des articles rétractés permettrait de résoudre le problème au niveau mondial. Mais faire bouger les classements n’est pas évident. Nous avons tenté de le faire avec l’un des plus connus, celui de Times Higher Education, qui avait placé l’Indian institute of science, un établissement très réputé en Inde, en 50ème position, derrière des universités de moins bonne qualité. Cela était dû aux autocitations, que d’autres classements retirent des indicateurs, mais Times Higher Education nous a répondu qu’ils ne voulaient pas modifier leurs calculs.

Avez-vous été critiqué, voire menacé ? 

Lorsque j’étais en poste à l’université, certaines personnes ont demandé à ma hiérarchie de me virer. J’ai finalement démissionné pour éviter les conflits d’intérêt. Dans le cadre d’IRW, nous recevons des menaces de poursuites judiciaires et un procès est actuellement en cours. En Inde, la loi sur la diffamation est écrite de telle sorte que, même si le plaignant n’apporte rien de concret, c’est à la défense de montrer qu’elle n’est pas fondée. Donc, même lorsqu’on a raison, on n’a rien à gagner et tout à perdre – notamment du temps et de l’argent. Lorsque Guillaume Cabanac ou Anna Abalkina dénoncent les pratiques de chercheurs ou d’universités en Inde, personne ne va les poursuivre en justice. Je constate que c’est beaucoup plus difficile de le faire depuis l’Inde et je dois faire attention. 

« Les étrangers peuvent critiquer la recherche en Inde mais un Indien (…) n’en a pas le droit »

Achal Agrawal

Pourtant, vous restez en Inde…

J’ai l’impression d’être plus utile ici qu’ailleurs, notamment sur un volet plus social : je donne des cours à des étudiants de manière bénévole, par exemple. Je reste donc en Inde pour l’instant, tout en me demandant si c’est une bonne chose. Les étrangers peuvent critiquer la recherche en Inde mais un Indien qui connaît pourtant mieux qu’eux le système n’en a pas le droit… c’est assez ironique.

À lire aussi dans TheMetaNews

Guillaume Cabanac, détective sans impair

Quand on rencontre Guillaume Cabanac, on a l’impression de croiser un ancien camarade d’école : souriant, calme, avec sa petite chemise à carreaux (ou à fleur) et son accent toulousain chantant, rien ne laisse présager qu’on va parler de fraudes scientifiques pendant...