Alessia Lefébure : « Nos gouvernements se sont engouffrés dans les classements universitaires sans recul »

Au-delà de la situation française, la sociologue Alessia Lefébure, membre de l’UMR ARENES et associée au CSO, décrypte les enjeux mondiaux du classement de Shanghai. Vertigineux.

— Le 5 septembre 2022

La parution du classement de Shanghai semble ne pas avoir fait autant de vagues cette année que les précédentes, est-on entré dans l’ère du “post-shanghai” ?

Effectivement, la parution du classement a été moins médiatisée qu’auparavant. Les vagues de médiatisation que nous avons connues dataient du temps où la France était moins bien classée. Le pays a aujourd’hui récolté le fruit des réformes que les gouvernements successifs ont entreprises — les EPE, les Comue —, partant du néant pour finalement arriver à placer quelques établissements dans le Top 200. Ces derniers apparaissant maintenant dans le classement, le temps n’est plus à l’inquiétude.

Quand Xi Jing Ping appelle les universités chinoises à sortir du classement de Shanghai, comment faut-il l’interpréter ?

Ces déclarations ont évidemment peu à voir avec la situation française : il faut bien faire la différence entre ces propos datant du 25 avril dernier et la réalité du positionnement chinois dans la compétition mondiale en enseignement supérieur et en recherche. Cette sortie avait deux objectifs : l’un de politique intérieure destiné aux Chinois afin de leur signifier sa volonté de se passer de l’Occident, montrer l’avancée du pays en recherche et imposer un modèle propre, détaché des modèles occidentaux [si vous voulez approfondir la question, Alessia Lefébure est l’auteure de « Les mandarins 2.0 : une bureaucratie chinoise formée à la américaine », paru aux Presses de Sciences Po en 2020, NDLR]. Compte tenu des tensions géopolitiques très fortes, avec entre autres la crise de Taïwan, la Chine risque de basculer dans un autre camp ; il s’agit peut-être de préparer le terrain à de plus grandes redistributions des alliances. Ce discours était certainement adressé aussi aux pays tiers, notamment africains, pour montrer sa volonté d’ériger la Chine en un modèle alternatif et dénoncer l’hégémonie occidentale sur les critères d’évaluation des universités mondiales. En d’autres termes, la Chine veut s’ériger en contre-modèle.

« Ce premier classement a jeté un énorme pavé dans la mare en France à sa parution »

Alessia Lefébure

Le classement de Shanghai est pourtant d’origine chinoise…

C’est précisément la raison pour laquelle son influence est à mon sens plus forte que jamais. Classer des universités au niveau mondial, personne n’en avait eu l’idée avant 2003, seuls certains classements nationaux existaient sans qu’une comparaison soit faite entre, mettons, l’université de Tokyo et celle de Santiago au Chili. Une équipe de chercheurs de l’université Jiaotong de Shanghai a donc mis au point ce classement, qui excluait à l’origine les universités chinoises, en sélectionnant un certain nombre d’indicateurs, propres à orienter des réformes nationales. Ce premier classement a jeté un énorme pavé dans la mare en France à sa parution : les grandes écoles n’y figuraient pas, alors que nous étions persuadés de posséder le meilleur système au monde. Cette absence de reconnaissance mondiale de notre leadership et la prise en conscience qui en a suivi a été à l’origine d’une grande partie des politiques publiques adoptées depuis, quel que soit le gouvernement.

Cette volonté affichée de se départir du classement de Shanghai n’est-elle donc qu’une façade ?

Les déclarations de Xi Jinping ne sont pas absurdes malgré les apparences. J’étais il y a une dizaine de jours à l’ambassade de Chine en France à l’occasion d’une cérémonie pour célébrer la réouverture des visas étudiants français. L’évènement a commencé par un film sur les universités chinoises les mieux classées. L’ambassadeur a rappelé dans son discours le positionnement des établissements chinois par rapport aux Anglais et souligné le fait qu’ils gagnaient des places tous les ans. Trois grands classements mondiaux font aujourd’hui référence : THE, QS et Shanghai. Shanghai est le plus “quanti” des trois, correspondant à une stratégie chinoise très volontariste.

Avec quels résultats ?

Pour la première fois en 2022, d’après une étude du Ministère des sciences et technologies du Japon, la Chine a dépassé les Etats-Unis en nombre de publications [en particulier sur les papiers les plus cités d’après ce rapport pour une interprétation plus claire, cliquez ici, NDLR]. Des dispositifs fortement incitatifs existent dans les universités chinoises pour pousser à présenter des articles dans les revues scientifiques les plus cotées. Avec des bonus financiers, des structures d’appui à l’écriture… leur stratégie est clairement conquérante. Nous vivons une guerre des standards de l’évaluation internationale. Celui ou celle qui pose les règles du jeu en premier remporte la mise. Or les indicateurs quantitatifs choisis pour le classement de Shanghai sont facilement maîtrisables par une politique d’investissement public, ce qui était indispensable pour les avantager en tant que nouveaux arrivants dans la compétition mondiale. Si les critères portaient par exemple sur le prestige de la marque, Oxford, Cambridge ou le MIT seraient évidemment indétrônables. La Chine n’a pas changé de cap, elle souhaite se positionner sur l’innovation, ce qui nécessite une recherche de haute intensité et une politique attractive vis à vis des talents, qu’ils soient chinois ou étrangers. En 2020, elle était le huitième pays d’accueil au niveau mondial alors qu’il y a une trentaine d’années personne n’y allait à l’exception des étudiants en langues orientales. Des doctorants chinois très bien formés — donc potentiellement des scientifiques de haut niveau — sont dispersés dans le monde entier, notamment aux États-unis : la Chine souhaite les voir revenir et le classement de Shanghai y aidera.

« Les premières places sont trustées par des établissements privés »

Alessia Lefébure

Premiers à Shanghai, les États-Unis semblent moins menacés que l’Europe, pourquoi cette dernière a-t-elle joué le jeu ?

C’est une bonne question. Nos gouvernements se sont engouffrés sans recul dans cette histoire, avec l’idée que gagner des places dans ce classement était une fin en soi, quitte à oublier la réalité du terrain [relire également l’interview d’Yves Gingras, NDLR]. Le classement des universités est devenu un proxy pour la qualité du pays, ce qui après une rapide réflexion, est évidemment réducteur. Le gain ou la perte de quelques places d’une année sur l’autre ne signifie pas grand-chose et aucun indicateur de Shanghai ne mesure la qualité de la formation, le bien-être, l’inclusion des minorités… Ils ne répondent donc pas à de nombreuses questions que se posent les étudiants en première année : une université performante en recherche n’est pas nécessairement une université accueillante au sortir d’un baccalauréat. J’ajoute qu’il existe un conflit d’intérêts de ces organismes de classements, qui sollicitent les établissements qu’ils classent pour proposer des publicités, des salons… voire des offres de conseil pour améliorer le ranking de son propre classement, notamment de la part de THE.

Le classement de Shanghai semble très stable d’une année sur l’autre, y aura-t-il des chamboulements dans les temps à venir ou est-il immuable ?

Beaucoup des critères qu’il utilise sont stables d’une année sur l’autre : le nombre de Nobel, de médailles Fields parmi les alumni ou le corps enseignant, etc. Les changements ne s’opèrent pas à court terme. Le nombre de publications des enseignants ne peut également pas être démultiplié à court terme, notamment dans certaines disciplines où les temps d’expérimentation et de review sont longs. La percée des établissements français est essentiellement due à l’addition de leurs composantes suite aux fusions et aux politiques de site. Même si on faisait l’université France, comme on l’entend parfois, je ne suis même pas persuadée que nous serions premiers de ce classement, dont les premières places sont trustées par des établissements privés à l’exception de l’université de Californie [et de Paris Saclay !, NDLR], ce qu’on oublie souvent de dire. Aucune université française ne peut concurrencer les américaines sur ce terrain à cause du simple fait que leur modèle économique ou leur structure sociale sont totalement différents : pas de grands donateurs particuliers, de philanthropie, etc. Copier ce système signifierait subvertir l’organisation sociale de notre pays. Le travers de ces classements est également de comparer public et privé, à mon sens. Jamais nous ne pourrons concurrencer leur capacité à attirer des chercheurs de haut niveau. L’important est de continuer à produire de la bonne recherche à notre manière, avec un système public.

« Le classement de Shanghai restera »

Alessia Lefébure

Un nouveau classement peut-il s’imposer ?

Il y a eu des tentatives, notamment européennes, qui ont toutes échoué. Les systèmes d’enseignement sont très hétérogènes malgré l’injonction à constituer des universités européennes [une quarantaine aujourd’hui, NDLR] sur fond de pression aux financements européens. L’Europe s’imagine imposer des fusions qui sont à mon sens un peu artificielles et que j’observe sans être convaincue. Les universités du Top 20, outre le fait qu’elles sont privées, possèdent une marque qui n’a pas bougé depuis l’origine, ce qui explique également leur notoriété, leur personnalité. Columbia, Harvard, Cambridge… mettent en scène leur histoire comme un argument marketing. Or dans les fusions que la France a menées, elle a fait un choix opposé en inventant de nouveaux noms souvent des indications géographiques qui créent de la confusion chez les étrangers, qui ne savent plus où aller quand ils souhaitent s’inscrire à la Sorbonne… alors qu’il s’agit peut-être de la marque la plus établie dans l’imaginaire collectif mondial.

Je repose ma question initiale : est-on dans le “post-Shanghai” ?

Les discours seront certainement plus mesurés, la médiatisation moins forte mais le classement de Shanghai restera. Reste à trouver de meilleurs indicateurs pour les étudiants, qui s’intéressent peu au fait que leur professeur de mathématiques ait une médaille Fields.

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