Crédit photo : Vera Guseynova
Quelles sont les conséquences de la guerre en Ukraine pour vous ?
Avant le 24 février, je me sentais citoyen du monde. Loin de mon pays et de mes terrains de recherche – la planification soviétique et les manifestations de rue en Russie – j’ai pu étudier le Plan français et les Gilets jaunes. Le début de la guerre m’a transformé d’un coup en un immigré politique. Maintenant, tout est suspendu pour un temps indéfini : la possibilité de revenir au pays, l’accès aux archives russes, le dialogue avec les collègues ukrainiens…
Quel sort est réservé aux chercheurs qui dérangent en Russie ?
Avant la guerre, la police frappait rarement aux portes mais on forçait les chercheurs qui gênaient à partir. Ces départs forcés étaient faciles à dissimuler sous couvert de fin de contrat car il n’y a plus de CDI en Russie depuis les réformes de 2008 : uniquement des contrats de un, trois ou cinq ans. On peut voir ça comme une oppression souple, doublée d’une séduction – les établissements offraient des primes d’excellence et il subsistait une certaine forme de liberté d’expression, même si elle était limitée. Les limites se traduisaient par des sujets « délicats » que les universités évitaient, parfois en se débarrassant des chercheurs qui travaillaient dessus. Après mon troisième licenciement en 2018, trouver un endroit pour conduire mes recherches sur la protestation citoyenne devenait vraiment difficile, j’ai donc fait le choix de partir. Un changement brutal s’est opéré depuis un an, avec des licenciements de professeurs et des désinscriptions d’étudiants de plus en plus fréquents à cause de leurs activités publiques ou de leurs prises de position politique.
Jusqu’où va la censure ?
Depuis dix ans, l’administration préférait ne pas prendre de risques et décourageait les recherches sur des sujets comme le genre ou l’homosexualité. Dans mon cas, on m’avait demandé de retirer le mot « manifestation » de l’intitulé de mon séminaire. Les chercheurs acceptaient souvent ce jeu de l’autocensure. Aujourd’hui se superpose à cela une véritable censure militaire : l’administration « invite » chercheurs et étudiants à ne pas soutenir l’Ukraine et évidemment à ne pas manifester, voire à ne pas poster des critiques sur les réseaux sociaux. Le mot « guerre » n’a pas le droit d’être prononcé – des journaux ont été fermés pour l’avoir fait. Les licenciements ont pris une tournure ouvertement politique.
La situation russe avant la guerre en Ukraine peut-elle nous éclairer sur la recherche française et ses évolutions ?
L’évaluation des chercheurs est de plus en plus éloignée du quotidien de la recherche et met à l’écart toute une catégorie de projets intellectuels. En France, l’auto-censure prend des formes plus subtiles qu’en Russie : j’observe un dévouement éthique combiné avec une grande prudence intellectuelle pour ne pas gêner les tendances majoritaires. Cela touche surtout les jeunes, en attente de poste, qui sont obligés de se formater – alors que les chercheurs formés avant les années 1980 se permettent des critiques aiguisées. Comparés aux Russes qui sont très méfiants vis-à-vis de leurs institutions, les chercheurs français gardent une certaine loyauté envers les institutions républicaines et donc leur employeur.