Vos collègues cyclistes sont unanimes : la petite reine – un surnom du vélo qui vient de la reine des Pays-Bas Wilhelmine – a grandement amélioré leur qualité de vie. Si certains inconditionnels pédalent depuis toujours, d’autres s’y sont mis plus récemment : l’année 2019 et ses mobilisations sociales suivies de la Covid et ses confinements successifs ont été le déclic. Aurélie Solignac, chercheuse au CEA sur le plateau de Saclay, en avait marre des embouteillages, aggravés par les blocages des gilets jaunes : « J’ai essayé le vélo mécanique mais je n’arrivais pas à faire les 20 km aller-retour [et les 100 mètres de dénivelé, NDLR] plus d’une fois par semaine », explique-t-elle. Alors, juste avant le premier confinement, la physicienne décide sans préméditation d’acheter un vélo électrique. Un investissement conséquent qui s’est révélé fort utile : elle l’utilise toujours quatre ans plus tard.
« Les laboratoires ont un rôle important à jouer »
Gonéri Le Cozannet, BRGM
Bicycle race. Même son de sonnette pour Guillaume Blanc, enseignant-chercheur à l’Université Paris-Cité s’est mis définitivement au “vélotaf” après la Covid : « Je n’avais plus envie de prendre le train et de devoir porter le masque. » Son trajet à vélo d’une heure et dix minutes aller – pas le plus court mais le plus verdoyant – est à peine plus long qu’en transports en commun et surtout moins aléatoire : « J’étais scotché sur les horaires des trains… maintenant c’est sur la météo », ironise-t-il. Qu’il pleuve ou qu’il vente, il enfourche son vélo – la seule variable étant le nombre et le type de couche à superposer.
Pistes noires. Certaines villes semblent plus adaptées que d’autres : « Le vélo a une grande place à Strasbourg (pistes cyclables, feux rouges optimisés…) et l’Observatoire d’astronomie, situé en centre-ville, est très accessible », explique Esther Collas. Depuis quelques mois, cette ingénieure documentaliste au Centre de données astronomiques de Strasbourg a une responsabilité supplémentaire : la mobilité durable. Une nouvelle fonction qu’elle exerce dans un laboratoire où plus d’un collègue sur deux enfourche son vélo. D’après un sondage réalisé en 2021, ceux-ci parcouraient entre 2 km et… 48 km par jour, avec une moyenne à 8,4 km.
« La culture vélo entraîne une boucle vertueuse »
Kévin Jean, ENS-PSL
Sucer la roue. Se déplacer à vélo pour aller au labo peut aussi être un geste militant : certains enchaînent même les kilomètres pour prêcher la bonne parole. « Trois cents mètres en voiture thermique, c’est un kilogramme de glacier qui fond », rappelle Gonéri Le Cozannet, chercheur au Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM), contributeur du GIEC au contact régulier de glaciologues. Cycliste lui aussi depuis toujours, l’argument écologique est pour lui devenu de plus en plus prégnant. Il se rend aujourd’hui exclusivement à vélo jusqu’au campus regroupant le BRGM et le CNRS, situé à environ 10 km du centre-ville d’Orléans.
Cycle du carbone. La réduction des émissions de gaz à effet de serre est également mise en évidence dans l’étude publiée dans The Lancet Regional Health que vient de co-signer Kévin Jean, enseignant-chercheur à l’ENS-PSL. S’appuyant sur les résultats d’une grande enquête réalisée en 2019 sur la pratique du vélo dans l’Hexagone, les auteurs ont fait marcher leur imagination et leur machine à calculer : et si 25% des trajets en voiture de moins de 5 km se faisaient à vélo ? Résultat : 250 000 tonnes de CO2 en moins dans l’atmosphère. Un effet modeste, toutefois : « Abaisser de 130 à 110 km/h la limite de vitesse sur l’autoroute réduirait davantage les émissions », reconnaît Kévin Jean.
Camemberts des missions. Et pour diminuer l’empreinte carbone de la recherche ? Guillaume Blanc, très actif au sein de Labos 1point5, a fait le calcul pour son unité, le Laboratoire de Physique des deux Infinis Irène Joliot-Curie (IJC Lab). En pédalant sur les trajets de moins de 8 km autrement effectués en voiture, le gain serait de 68 tonnes de CO2, un peu plus de sept fois l’empreinte carbone annuelle d’un Français. Un effet limité car les déplacements domicile-travail ne sont pas ce qui pèse le plus lourd dans le bilan carbone des labos, où les achats prédominent.
« Le vélo a une grande place à Strasbourg (pistes cyclables, feux rouges optimisés…) »
Esther Collas, Observatoire d’astronomie de Strasbourg
Cycle vertueux. Le vélo catalyse en revanche beaucoup d’autres changements : « Relocalisation, développement des pistes cyclables et de l’intermodalité [le fait de pouvoir prendre le train avec son vélo, NDLR], utilisation pour des trajets personnels… la culture vélo entraîne une boucle vertueuse », estime Kévin Jean, lui-même cycliste à Paris. Le chercheur sur la transition énergétique des transports Aurélien Bigo le développait également très bien dans ce fil sur Twitter. Pour Guillaume Blanc, l’enjeu est de reprendre la ville aux voitures, trop polluantes, trop bruyantes et trop gourmandes en espace. « Si l’on transformait tous les parkings en forêts, on gagnerait en termes d’émissions mais surtout en bien-être ! », rêve-t-il. Votre collègue urbaniste Frédéric Héran, auteur d’un livre sur le sujet, l’expliquait dans cette vidéo : chaque voiture monopolise 70 m² !
Du cœur à l’ouvrage. Mais les bénéfices du biclou ne s’arrêtent pas là : il pourrait devenir un véritable levier en termes de santé publique, notamment dans la prévention du diabète et des maladies cardiovasculaires. Toujours d’après l’étude de Kévin Jean, en 2019 la pratique du vélo aurait évité 2000 décès prématurés et 6000 maladies chroniques, faisant ainsi économiser directement à la Sécu des centaines de millions d’euros – et indirectement jusqu’à 25 fois plus. Augmenter l’usage du vélo accentuerait évidemment le phénomène. « Nous souhaitions reproduire une étude réalisée aux Pays-Bas montrant que le vélo augmente de six mois l’espérance de vie », explique l’épidémiologiste.
« Je considère mon vélo comme mon véhicule principal »
Aurélie Solignac, CEA Saclay
Pédaler pas solo. « Prendre le vélo est une décision personnelle mais découle de choix collectifs », résume le chercheur et cycliste Gonéri Le Cozannet. Si vous voulez le voir en pleine action, c’est dans cette vidéo du youtuber Monsieur Phal avec sa collègue du GIEC Valérie Masson-Delmotte, elle aussi adepte de la petite reine sur le plateau de Saclay (elle le confiait lors de notre interview). En 2022, les deux chercheurs s’étaient amusés à pointer dans les rapports du GIEC les constats scientifiques autour de la pratique du vélo. La conclusion est claire : des infrastructures sûres et confortables sont la clé du succès. Et la France est en retard. Alors que 40% de la population néerlandaise se déplace à deux roues, seuls 6% des Orléanais en font autant : « Les Français se déplacent moins à vélo que les plus de 70 ans aux Pays-Bas », rappelle Gonéri Le Cozannet.
Vélorution. Pour améliorer les infrastructures cyclables, « les laboratoires ont un rôle important à jouer, tout comme les entreprises, qui peuvent appuyer les demandes des salariés et des associations de cyclistes auprès des communes », estime Gonéri Le Cozannet. Si le BRGM bénéficie de la desserte d’une des rares pistes cyclables dites sécurisées de la ville d’Orléans, l’infrastructure datant des années 1990 se dégrade : « Inquiète au sujet des accidents de trajet, la direction du BRGM reste prudente dans son encouragement à la pratique du vélo », déplore le chercheur. Un abri vélo, une flotte de vélos en prêt et un partenariat pour la réparation et l’entretien y sont tout de même proposés.
« Le problème a été résolu après avoir interpellé la municipalité »
Sébastien Artigaud, Université de Bretagne Occidentale
Guidon paritaire. La sécurisation des parcours est aussi un enjeu d’inclusivité, explique Kévin Jean : « Les femmes prennent moins le vélo en France et cela se voit dans notre étude. Trois-quarts des kilomètres pédalés l’étaient en 2019 par des hommes, alors qu’aux Pays-Bas, les pratiques des hommes et des femmes sont équivalentes. » L’épidémiologiste observe à vue d’œil la diversification des profils sur les pistes parisiennes, livrées juste avant la Covid. Des pistes qui continuent de se remplir jusqu’à contenir des hordes de cyclistes en file indienne. « À Paris, nous sommes encore dans la phase chaotique, c’est normal et très positif », estime Guillaume Blanc.
Embûches. À Saclay, autre terre d’attache scientifique de l’enseignant-chercheur, les infrastructures manquent en revanche cruellement : « Aucun aménagement n’est prévu pour aller de la vallée [site historique de l’ancienne université d’Orsay, NDLR] au plateau [nouveau cluster scientifique, NDLR], les collègues prennent la voiture pour faire 2 km car la route est dangereuse », déplore le physicien qui bataille avec un petit groupe de collègues pour que l’Université Paris-Saclay agisse. Alors qu’est organisé dans le cadre de l’initiative Mai à vélo un challenge du plus grand nombre de kilomètres à vélo dans le mois, sur le plateau, les travaux d’aménagement obligent les cyclistes à changer d’itinéraire régulièrement… parfois à la dernière seconde : « Un grillage pour bloquer la route venait d’être installé, je l’ai évité de justesse », témoigne Aurélie Solignac.
« On ne sait jamais quand les collègues vont sauter le pas, il faut maintenir une ambiance qui facilite le passage à l’acte »
Sébastien Artigaud
Petit à petit. Ingénieur de recherche à l’Université de Bretagne Occidentale, Sébastien Artigaud promeut lui aussi la pratique du “vélotaf”. Offrant une vue imprenable sur l’océan et la presqu’île de Crozon, le Technopôle Brest-Iroise sur lequel l’Institut Universitaire Européen de la Mer (IUEM) est installé se situe à une dizaine de kilomètres à l’ouest de Brest. Une piste cyclable permet de rallier cette distance : « Un recycleur à verre avait été installé juste à côté de la piste cyclable, ce qui nous obligeait à aller sur la route, se souvient Sébastien Artigaud. Le problème a été résolu après avoir interpellé la municipalité. »
Bricolos héros. Au sein de l’université, des associations comme Ecomobilité UBO se mobilisent : « L’objectif est également de créer une communauté, notamment autour d’ateliers d’auto-réparation », explique Sébastien Artigaud. Avec un petit noyau d’utilisateurs actifs, ils ont ainsi installé un pied d’atelier pour suspendre son vélo durant les réparations ainsi que des outils et du matériel pour les réglages de bases et les remplacements d’urgence – un premier kit financé par l’IUEM. De l’autre côté de la France, Esther Collas laisse pour l’instant le sien à disposition des collègues. Ne faites pas vos timides, les experts cyclistes viendront vous donner un coup de main sur demande, certains tiennent même des permanences pendant la pause déjeuner.
« Il faut essayer un jour où l’on n’a pas trop de choses à faire »
Esther Collas
Veni, vidi, Vinci. Que faire de son vélo en arrivant au labo ? L’attacher à l’abri de la pluie, du vent et des vols change la donne. Pas mal de labos bénéficient de parkings sécurisés ; l’Observatoire de Strasbourg en est même à la construction de son troisième. En leur absence, certains vélotafeurs comme Guillaume Blanc l’entreposent dans leur bureau, faute de mieux. Vient ensuite l’étape du changement de tenue, voire de la douche. « Ça dépend évidemment du rythme qu’on a envie de mettre le matin mais pour ma part, j’adhère clairement à la “team douche” », explique le sportif Sébastien Artigaud. Au contraire, Aurélie Solignac, en vélo électrique, transpire très peu et n’a qu’à se changer en arrivant : « J’aime porter des jupes, ce qui n’est pas toujours pratique à vélo. » Elle apporte donc des habits de rechange et laisse des chaussures dans son bureau. De nouvelles habitudes à prendre qui n’apparaissent plus comme des contraintes avec le temps.
Éléments déchainés. Il n’y a pas de mauvais temps, que des mauvais vêtements ! Vous connaissez certainement le dicton. « Le froid n’est pas gênant, c’est la pluie qui est pénible », estime la physicienne du CEA qui n’a pas encore trouvé de solution complètement satisfaisante. À Strasbourg, la responsable mobilités durables Esther Collas compte proposer des fiches explicatives sur les différents types de vêtement de pluie (vous allez devenir des experts des schmerber) ou disposer des cintres en extérieur pour les faire sécher. L’entretien de son deux roues n’est également pas à négliger : certains de vos collègues l’apportent une ou deux fois par an pour une révision complète, comme d’autres leur voiture. « J’ai roulé 15 000 km en quatre ans, je le considère comme mon véhicule principal », explique Aurélie Solignac qui dit ne plus avoir aucune envie de prendre le volant.
« J’étais scotché sur les horaires des trains… maintenant c’est sur la météo »
Guillaume Blanc, Université Paris-Cité
Avis de petits frais. Afin de compenser les coûts, vos employeurs proposent des “forfaits mobilités durables” : entre 100 et 300 euros en fonction du nombre de jours pédalés par an pour les employés du CNRS et en moyenne 200 euros dans les universités. Des montants qui permettent de couvrir les principaux frais et de faire du vélo un concurrent crédible de la voiture ou des transports en commun. Ne reste donc plus qu’à convaincre les collègues. Pour certains, le changement se fait naturellement : « À force de me voir tous les jours, mon collègue de bureau s’y est mis », raconte Guillaume Blanc. Pour d’autres, ce sera peut-être un peu plus difficile. « L’inconfort et l’effort peuvent faire peur, il faut essayer un jour où l’on n’a pas trop de choses à faire pour que le vélo devienne envisageable », estime Esther Collas qui souhaite organiser de petites sorties entre collègues.
Prosélytes soft. « On ne sait jamais quand les collègues vont sauter le pas, il faut maintenir une ambiance qui facilite le passage à l’acte », estime quant à lui Sébastien Artigaud. Avoir à disposition une petite flotte de vélos au sein des labos permet à la fois de se déplacer durant la journée mais aussi de tester avant d’investir. Sur ce point, Guillaume Blanc conseille un vélo mécanique d’occasion bien entretenu plutôt qu’un neuf très perfectionné et plus difficile à réparer. « On oppose souvent qu’il faut être en bonne forme physique ou que c’est compliqué lorsqu’on est chargé ou avec des enfants. Mais il existe les vélos électriques, les vélos cargos, les charrettes pour les enfants… C’est une question d’habitude : aux Pays-Bas, même les personnes en situation de handicap roulent en tricycles », explique Guillaume Blanc. À Nantes, des places de vélo pour personnes à mobilité réduite sont en expérimentation.
« Trois cents mètres en voiture thermique, c’est un kilogramme de glacier qui fond »
Gonéri Le Cozannet
Pour optimiser leurs trajets, certains de vos collègues testent des itinéraires et les mettent à disposition sur Openstreetmap comme ici pour Centrale Supélec sur le plateau de Saclay. L’application Geovelo est aussi souvent conseillée. Mais il restera toujours à franchir le cap des grandes distances : le breton d’adoption Sébastien Artigaud vient de déménager à plus de 60 km de son labo, trop loin pour y aller par la seule force de ses mollets. Il ne désespère pourtant pas de trouver un moyen multimodal, en embarquant son vélo dans un train pour une partie du trajet. Et vous, vous vous y mettez bientôt ?