Antoine Beauchamp

Jeudi 28 novembre 2024, en ouverture de l’événement No Future ?, Antoine Beauchamp, producteur d’émissions scientifiques sur France Culture, a répondu à sa manière à la question : « La recherche vous fait-elle toujours rêver ? » Nous vous partageons son texte.

— Le 29 novembre 2024

Bonjour à toutes, bonjour à tous, avant toute chose je tiens à remercier toute l’équipe de The Meta News et en particulier Laurent Simon pour leur invitation.

Un grand merci également aux équipes de Césure qui accueillent cet événement au titre en forme d’interrogation et de provocation No future ? et au sous-titre qui invite à la réflexion : La recherche vous fait-elle toujours rêver ?

Il me faut me présenter. Je m’appelle Antoine Beauchamp. Je ne vous raconterai pas ma vie. Je vous donne un simple élément autobiographique. J’ai fui les sciences dites “dures” très rapidement dans mon parcours scolaire (je dirais entre la 6e et la 5e) et je n’ai pas étudié le journalisme.

Résultat : me voilà à 37 ans journaliste scientifique sur France Culture… Je vous laisse imaginer l’intense sentiment d’imposture qui m’anime en ce moment même alors que je m’adresse à vous, qui incarnez la recherche au présent et au futur.

Ce sentiment d’imposture est double aujourd’hui parce que je me retrouve dans une position qui me met mal à l’aise : celle de la personne qui se tient derrière un pupitre pour prononcer un discours. Cette position je m’en suis volontairement détachée alors que mes études de géographie m’amenaient doucement mais sûrement vers une carrière d’enseignant chercheur. A ce moment-là je n’avais pas envie d’être dans cette position de surplomb dans laquelle on se trouve presque naturellement quand on enseigne. Et je n’avais tout simplement pas la rigueur nécessaire pour mener à bien des recherches sérieuses.

Je peux donc dire que la recherche à ce moment-là (et j’insiste, à ce moment-là) ne me faisait pas rêver. Ce qui m’intéressait, et qui continue de m’intéresser, c’était l’art, la poésie, toutes les formes de création qui interprètent le monde dans de qu’il a d’énigmatique et d’une certaine façon d’irrésolu, de non fini, d’ouvert.

L’art et la science : une démarche commune

A mon sens, les œuvres d’art, les poèmes, un peu comme des pièces de puzzle trouvent leur place dans les interstices laissés ouverts par le réel. Ces œuvres ne comblent jamais cet espace ouvert, mais elles lui donnent une image, elles l’interprètent et au bout du compte elles tentent de lui donner un sens.

Si je vous parle d’œuvre d’art, de poème, c’est que j’ai compris bien après ma fuite des sciences, que la création artistique était la sœur de la recherche scientifique. Ces deux démarches ont beaucoup de points communs. Je vous épargne la liste complète et je vous livre ma sélection.

Tout d’abord dans l’art comme dans la recherche on se pose des questions et on cherche à y répondre de façon quasi artisanale, en tâtonnant et en proposant des œuvres, ou des hypothèses.

Ensuite ces deux démarches font appel à l’expérience sensible : pour trouver des réponses à ses questions, ou à sa question, il faut se mettre en mouvement, engager tous ses sens dans le seul but de trouver et de formuler une réponse aussi claire et lisible que possible. Dans toute découverte scientifique et dans toute recherche scientifique, réside également une dimension esthétique qu’on a trop souvent tendance à minimiser. Aujourd’hui quand je pose des questions à mes invités à la radio, rien ne m’émeut plus qu’une chercheuse ou un chercheur qui me dit « c’est une belle découverte », ou « c’est émouvant de savoir ça ».

Enfin, l’art et les sciences ont une dimension collective. Les œuvres d’art, mais aussi les hypothèses et les réponses associées, ne sont jamais formulées dans le secret de l’atelier, ou du laboratoire, et destinées à rester secrètes. Au contraire, elles sont soumises au regard et à la critique de la collectivité. Cette proposition partagée demande aux artistes ou aux chercheuses et chercheurs qui les formulent de prendre un risque, celui de la contradiction. Et la contradiction, c’est sain, ça nourrit le dialogue et ça permet d’établir des liens et de finir par trouver un consensus.

La liste des croisements entre ces démarches artistique et scientifique pourrait être beaucoup plus longue, mais j’ai sélectionné ces quelques points parce qu’ils m’ont conduit à retourner aux sciences.

Le rêve et réalité

J’en viens à présent à la question du jour : la recherche vous fait-elle toujours rêver ? Cette question est intéressante parce qu’elle s’adresse aux personnes qui vont se présenter devant vous et qui ont fait de la recherche leur métier.

Je m’empare de cette question en ma qualité de “témoin” puisque c’est le grade qu’on me donne aujourd’hui, et je pourrai dire aussi de spectateur. Oui la recherche me fait rêver quand elle me montre pour la première fois l’image d’un trou noir, oui la recherche me fait rêver quand elle m’explique comment communiquent les cachalots, oui la recherche me fait rêver quand elle rassemble dans une belle formule mathématique, l’énergie et la masse et qu’elle ouvre la porte à l’une plus grandes théories physiques de l’histoire.

Aujourd’hui, la recherche me fait donc rêver. Mais ce mot de rêve est trompeur, parce qu’il emmène tout de suite du côté de l’illusion et d’une certaine façon de la tromperie. A priori tout oppose le rêve et la réalité qui est l’affaire de la science. Alors pourquoi la recherche me fait-elle rêver ? Peut-être parce qu’elle nous fait rêver les yeux ouverts et les deux pieds ancrés dans le sol, parce qu’elle nous éclaire sur des choses qu’on n’imaginait pas exister de telle ou telle façon. Elle nous donne à comprendre notre réalité et nous fait sortir de la croyance qui, sans être un mal en soit, nous propose parfois de prendre appui sur des fondations un peu friables.
On peut penser ici à la citation de l’auteur de science fiction Philip K. Dick
qui disait « La réalité, c’est ce qui continue d’exister lorsqu’on cesse d’y croire. »

Je vais garder ce mot de réalité et ne pas le confondre avec la vérité. Associer la vérité et les sciences me demanderait de développer un argumentaire philosophique au-dessus de mes compétences théoriques. Je vous épargne donc un naufrage en direct.

La réalité, peut-être plus que la vérité, me semble être l’affaire des scientifiques qui tentent de comprendre les principes et les lois qui nous entourent. Et la réalité, comme la vérité, n’est parfois pas facile à regarder en face. Prenons l’exemple de la catastrophe climatique. Voilà une réalité qu’il est encore et toujours difficile de regarder collectivement en face. On vit encore largement dans le déni de ce fait établi et j’admire les scientifiques qui tous les jours nous rappellent que cette réalité, qui n’est pas facile à admettre, doit être regardée en face.

J’admire aussi ces scientifiques qui, alors qu’ils et elles ne font que leur métier, se prennent des coups parce qu’ils ne proposent pas assez de solutions, comme s’ils n’avaient pas déjà assez fait en donnant le mode d’emploi d’un fait éminemment complexe. Les scientifiques dans ce cas sont prisonniers d’une forme d’image que l’on s’est faite d’eux, une image de personne qui cherche et qui obtient des résultats. Dans le cas de la crise climatique, on écoute d’une oreille distraite les scientifiques parce qu’ils ne nous donnent pas de solution, qui est un synonyme du résultat.

Alors que leur métier est fait ! Les personnes qui font de la recherche nous ont donné leur résultat et ont accompli l’une de leurs missions de service public, à savoir : ne pas mentir alors que la réalité même n’était pas facile à admettre.
Je reviendrai tout à l’heure sur cette obligation de résultat qui est à mon sens l’un des poids historiques les plus lourds qui pèse sur les épaules des scientifiques.

Mais avant cela, je pense qu’il faut aussi faire amende honorable et savoir reconnaître nos torts. Je dis nos torts parce que je m’inclus en tant que journaliste dans le point qui va suivre. Je lisais un article du Monde paru fin octobre 2024 sur le climato-scepticisme. Selon cet article, toutes les études d’opinion montrent une hausse du climato-scepticisme depuis 2020. Et l’article ajoute que ce phénomène touche l’ensemble de la société quels que soient l’âge, ou l’appartenance sociale et politique.

On doit s’interroger sur ce phénomène qui s’inscrit dans une dynamique plus vaste de complotisme. C’est notre devoir d’apporter des réponses à ces contrefaçons de la réalité. Et on doit commencer par voir ce qui ne va pas chez nous. Si les théories du complot fleurissent, ne serait-ce pas parce que les stratégies de transmission du savoir scientifique ont vécu ou sont d’une certaine façon périmées ?

Je parlais tout à l’heure du surplomb et du savoir asséné du haut vers le bas. La verticalité de la transmission est peut-être un modèle qui a vécu et qui n’est plus adapté à la circulation beaucoup plus horizontale de l’information. Je me rassure en me disant qu’on est en chemin. Les scientifiques sont plus que jamais enclins à partager leurs connaissances dans les médias et à proposer des ateliers en dehors de leurs cadres, pour aller vers un public plus large. Si je devais faire un point d’étape assez sommaire et grossier je dirais qu’il y a du boulot et que c’est aussi ce qui rend nos vies intéressantes, ne jamais nous arrêter de chercher des moyens de rendre accessible les connaissances au plus grand nombre.

Les sciences au service du progrès ?

Cet après-midi de discussion pose aussi la question du futur. Le futur, l’avenir, me font tout de suite penser à un concept que l’on colle aux sciences de façon quasi naturelle : le progrès.

On ne vient jamais de nulle part, le travail des scientifiques s’inscrit donc toujours dans une tradition conceptuelle et idéologique héritée du passé. Le progrès a d’abord été le fruit d’idéaux universalistes remontant au siècle des lumières et puis il est devenu celui d’un idéal plus technique au 19e siècle qui a conduit certes à de très grandes avancées sur le plan médical par exemple, mais qui a aussi d’une certaine façon contraint les scientifiques à se sur-spécialiser, et à œuvrer au nom d’une mission qui leur était confiée par la politique et l’économie ; cette mission avait un nom : le progrès.

Je ne suis pas là pour dire que le progrès nous a conduit dans l’impasse, je m’interroge simplement sur les moyens dont on dispose aujourd’hui pour questionner cet idéal de progrès dont on hérite. Je m’interroge aussi tous les jours sur les chemins que cet héritage du progrès continue de nous faire prendre inlassablement au point qu’on craigne d’être dépassé, comme c’est le cas en ce moment avec les développement ultra rapides des technologies liées au système d’intelligence artificielle.

Tout ce qui nous entoure et nous constitue est complexe et est le fruit de plusieurs facteurs. Je parlais tout à l’heure de l’obligation de résultats dans laquelle sont placés aujourd’hui les scientifiques. L’idéal du progrès tel qu’on l’a conçu joue à mon sens pour une grande part dans cette obligation de résultats. Je me pose une question, c’est aussi mon métier de poser des questions : faut-il que les scientifiques dont on attend toujours plus de résultats deviennent définitivement des agents d’une efficacité technique et économique ? Faut-il, et c’est une question que j’adresse aux politiques, définir systématiquement de grands plans de recherche fléchés et très bien financés, au détriment de recherches plus fondamentales qui semblent moins utiles, moins tournées vers des applications, mais qui nous donnent régulièrement des prix Nobels ? Prix Nobel qui sont souvent partis faire leurs recherches ailleurs.

J’approche de la fin de mon intervention et je vais me permettre de divaguer. Dans un monde idéal, rêvons un peu, j’aimerais que la lenteur et le temps long de la recherche – expression qui est devenue quasiment un lieu commun depuis la crise du Covid 19 – ne soient pas que des clichés. Si la recherche c’est du temps long, alors accordons ce temps long aux générations de chercheuses et de chercheurs qui arrivent. Aménageons dans l’accélération qui caractérise notre époque, un espace dédié à la patience de la recherche.

Rêvons encore. J’évoquais la sur spécialisation dans laquelle les scientifiques ont été d’une certaine façon enfermés progressivement depuis le XIXe siècle. Depuis quelques décennies, l’interdisciplinarité est revenue sur la table de la recherche. Pourvu que cette interdisciplinarité ne relève pas de la seule déclaration d’intention et qu’elle fasse tomber les murs qui se sont dressés entre sciences humaines et sciences dures, au point qu’un langage commun soit difficile à établir et que les ponts se soient partiellement rompus. Je rêve un jour de pouvoir entendre plus régulièrement une personne spécialiste des sciences sociales discuter avec un ingénieur, des systèmes d’intelligence artificielle qui nous entourent. Et que ce dialogue me permet de mieux comprendre comment la technique façonne d’une certaine manière l’individu que je suis et les comportements que j’adopte. Que ce dialogue en définitive, me pousse à m’interroger, à me mettre en mouvement.

Pour finir cette intervention laissez-moi vous dire qu’aujourd’hui j’admire les chercheuses et les chercheurs (confirmées ou non) autant que les artistes. J’admire leur dévouement à leur recherche, la passion qu’elles et qu’ils mettent dans leurs travaux, la patience avec laquelle elles et ils viennent partager leurs découvertes et éprouver leurs connaissances.
Je finis en m’adressant à vous qui vous destinez à la recherche. Nous avons collectivement plus que jamais besoin de vous. Engagez-vous dans l’espace public, c’est votre droit le plus strict et votre approche humble et méthodique du monde vous permettra de faire taire les faux experts qui pourrissent le débat public. Devant ceux qui ne savent pas mais qui disent “je sais”, vous avez la mission de dire « je ne sais pas, mais nous cherchons à savoir. »

Et pour conclure je vous laisserai avec les mots du mathématicien français René Thom, des mots qui disent mieux que moi ce que je veux vous dire. René Thom a obtenu la médaille Fields en 1958. Il a ensuite développé toute une théorie que l’histoire des sciences a retenu sous le nom de “théorie des catastrophes”. Le mot catastrophe n’étant pas ici à retenir dans son sens négatif.
Je vous invite à aller voir par vous même de quoi retourne cette théorie des catastrophes, mais je veux terminer par les derniers mots du livre dans lesquels s’illustre l’esprit de René Thom qui critiquait l’obligation de résultats dans laquelle on place aujourd’hui les scientifiques. Voici donc la conclusion du livre “Stabilité structurelle et morphogénèse” paru en
1972.

« Ce n’est pas sans quelque mauvaise conscience qu’un mathématicien s’est décidé à aborder des sujets apparemment si éloignés de ses préoccupations habituelles. Une grande partie de mes affirmations relèvent de la pure spéculation ; on pourra sans doute les traiter de rêveries… J’accepte le qualificatif ; la rêverie n’est-elle pas la catastrophe virtuelle en laquelle s’initie la connaissance ? Au moment où tant de savants calculent de par le monde, n’est-il pas souhaitable que d’aucuns, qui le peuvent, rêvent ? »

Je vous remercie.

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