Photo © Caroline Meslier Saint-Martin
En réaction à la crise de la Covid et la loi Recherche, le sociologue Arnaud Saint-Martin propose une réflexion sur l’ethos de la science.
Le titre – Science – est très ambitieux, et le livre très court.
Qu’est-ce qui vous a amené à écrire ce livre ?
Je connais le directeur de la collection Christophe Granger – qui aussi est membre du comité de rédaction de la revue Zilsel dont je suis co-directeur. Le projet de sa collection est de prendre des mots qui ont été dévoyés ou instrumentalisés et de les confier à des spécialistes. On vous confie un mot, vous en devenez presque le porteur, le porte-parole. Ma pertinence vient du fait que je suis sociologue et historien des sciences. Le fonctionnement de la science, c’est mon terrain. C’était donc une commande – faire court décapant et incisif – et l’exercice était frustrant, parce que j’ai l’habitude de traiter de sujets sur le temps long et d’écrire de gros ouvrages. C’était très ambitieux, mais pas de mon fait. Mais j’ai accepté quand même !
Vous parlez d’instrumentalisation de la science et de son autonomie menacée. En quoi cela existait-il déjà avant la crise de la Covid ?
Dès lors que la recherche est entravée, l’autonomie, c’est-à-dire la capacité collective de définir ses propres problèmes, selon des termes spécifiques, est en danger. Ces menaces sont consubstantielles à la science. Depuis l’émergence des communautés scientifiques relativement autonomes, il y a toujours eu des intérêts économiques, militaires, religieux ou idéologico-politiques qui se mêlaient à la science. Et les menaces changent, l’hétéronomie – le fait que des acteurs extérieurs viennent vous dicter leurs lois – change d’une conjoncture historique à l’autre. Avec des acteurs qui pour certains ne comprennent rien et ne veulent rien comprendre à la science et qui imposent leur agenda. Dans l’ouvrage, je prends l’exemple de l’obscurantisme anti-scientifique de Trump aux États-Unis, et la Marche pour les sciences organisée en 2017 en réaction à cette involution : ce fut un moment important de rappel de la prééminence de l’ethos de la science et de la nécessité de l’autonomie.
Et les chercheurs réaffirment justement leurs valeurs en ces périodes difficiles ?
Oui, la notion de l’ethos de la science, que j’actualise à partir de la définition qu’en avait donnée Robert K. Merton dans les années 30 – séquence historique où la pratique de la science fut lourdement contrainte, notamment dans l’Allemagne nazie –, est utile pour reconnaître ce à quoi tiennent les savant·e·s. C’est lorsque leur pratique et leurs institutions sont menacées que ce système de valeurs collectif réapparaît dans toute sa force. Parmi ces valeurs, on peut retenir l’universalisme, la passion de la vérité, l’exigence de la prudence, le temps long, etc. L’institution de la science s’appuie sur ces valeurs à la fois morales et scientifiques, et c’est dans les moments où ça barde, où ça chauffe que finalement, elles sont réinvesties – en dehors de ces moments de mobilisation, elles sont en arrière-plan, évidentes et non questionnées.
« Il me semble qu’on assiste à un asservissement de la science, de la recherche et de son ethos. »
Est-ce que ces valeurs ressortent renforcées in fine, ou quand même affaiblies ?
Ça reste l’objet de dispute, de cadrage. Aujourd’hui, certains disent que la science doit être intéressée, doit être au service de l’économie – c’est le paradigme de l’économie de la connaissance. Déjà il y a 10 ans quand je suis entré au CNRS, il y avait cette injonction à l’utilité. Aujourd’hui, on dit aux jeunes de créer leur startup. Ceci change considérablement ce qu’on attend de la science et le type de science que l’on va produire. Il me semble qu’on assiste à un asservissement de la science, de la recherche et de son ethos. Et ça change très rapidement, d’année et année.
Est-ce qu’un fossé est en train de se créer parmi les chercheurs entre deux visions de la recherche – l’une qui fait des startups et l’autre qui résiste ? Avec peut-être une communication qui deviendrait impossible au bout d’un moment.
C’est ce que j’observe dans mon domaine de recherche, le NewSpace, qui traite des transformations de l’aérospatial. J’ai interviewé de nombreux universitaires, scientifiques, ingénieurs et entrepreneurs de la Silicon Valley, de grands groupes ou d’institutions comme la NASA ou Stanford. J’ai été frappé par le niveau d’évidence avec laquelle ils recodaient leurs activités en direction de l’entreprenariat. C’était complètement naturel pour eux de penser l’application du savoir. En revanche, tous font la différence entre leur activité proprement académique et le business. Même les entrepreneurs les plus « pro-business » disent à un moment « non, ça c’est connu depuis longtemps, ce n’est plus de la science ». Ce qui va à l’encontre de la rhétorique « science et business c’est la même chose » apparue dans les années 1980. Mais la frontière entre science et innovation existe toujours bel et bien et les chercheurs en sont conscients.
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C’est avec un vrai regard de sociologue des sciences que vous décrivez la science comme « style de vie ». Pourquoi la science n’a pas de sens que si elle est partagée ? Quand vous avancez dans le périmètre d’une discipline, vous précède beaucoup de monde, de travail accumulé, de savoirs dépassés mais qui ont apporté en leur temps, des concepts, des théories, des méthodes, des protocoles expérimentaux… C’est du travail collectif. Vous avez beau travailler dans votre coin, vous mobilisez de la bibliographie, vous argumentez pour ou contre des travaux précédents. Comme le développe Robert K. Merton dans On the shoulders of giants, être un savant c’est d’abord reconnaître une forme d’humilité devant les montagnes de savoirs qui nous précèdent, et que nous précédons. Mais la science s’éprouve également collectivement dans des colloques, les séminaires, les revues, etc. Le moment où l’on soumet à la communauté son travail est crucial pour faire reconnaître ses propositions scientifiques ; l’on troque un fragment de connaissance contre de la promesse d’une reconnaissance, ce qui est LE moteur de la pratique scientifique, ce qui nous fait nous lever le matin pour aller travailler.
Et le partage, c’est aussi avec les non-scientifiques ? Oui, le partage se fait – devrait se faire – également avec les publics extérieurs au champ scientifique. Partout où il est possible de transmettre du savoir, il faut le faire. Je ne dis pas ça par scientisme – on apporterait la lumière à tout le monde, à la façon des « prêtres » de la science positive de la fin du 19e siècle. Il s’agit, plutôt, d’un savoir qui grandit d’autant plus qu’il est mis dans le collectif, et c’est en cela qu’il constitue une conquête culturelle de première importance. Qu’il nous faut défendre et illustrer, sans pour autant céder à l’hubris de la science qui sauve le monde.
« Dans l’expertise, on demande à un scientifique de devenir le porte-parole de sa discipline. »
Vous dénoncez l’instrumentalisation de la science par les politiques. Faut-il que les scientifiques arrêtent de conseiller les politiques ?
Non, mais il faut être prudent. À un certain moment, on n’est plus vraiment scientifique, on devient « expert ». C’est le moment où le savoir académique se déplace sur une autre scène qui le dépasse, qui est contrainte. Comment traduire aux politiques un savoir dont initialement la fin n’était pas politique ? On demande à un scientifique de devenir le porte-parole de sa discipline, de sa science, etc. À ce moment, il faut avoir conscience de là où on met les pieds, et du champ politique dans lequel on va investir ses forces, souvent à perte. Dans quelle mesure ce déplacement vers le champ politique sert la cause de la science que l’on prétend représenter ?
En opposition à ce rôle d’expert, vous prônez une « éducation populaire ». Mais certains chercheurs considèrent que ce n’est pas leur rôle. Que leur répondriez-vous ?
Ce discours est vieux comme l’idée de vulgarisation. Au XIXème siècle, le schisme sciences/publiques est apparu avec la professionnalisation de la science, qui devient une activité qui coupe les scientifiques du reste du monde. Pourtant, aujourd’hui, c’est notre rôle que d’aller au contact des publics et c’est même dans nos missions. Il y a plein de façons de le faire : donner des cours dans sa ville, faire des visites dans des écoles – il faut voir les yeux d’un enfant qui brillent lorsqu’on lui parle de sociologie ! – ou dans des prisons… Partout où il est possible de transmettre du savoir, il faut le faire. Je ne dis pas ça par scientisme – on apporterait la lumière à tout le monde. Mais c’est aussi l’occasion d’un partage. Un savoir qui grandit d’autant plus qu’il est mis dans le collectif.
Et il y a aussi un problème de manque de temps pour beaucoup de chercheurs…
On assiste à une intensification de la recherche, qui fait qu’elle se détourne de cette mission d’éducation populaire. Pourtant, dans l’histoire des sciences, de grands noms se sont engagés pour populariser leurs savoirs scientifiques. Par exemple, Jean Perrin et Paul Langevin ont poussé pour que le Palais de la découverte soit couplé à la création de l’ancêtre du CNRS. Aujourd’hui, on pousse les gens à courir dans leurs disciplines, sans même leur donner la possibilité de se poser, de prendre le temps de réfléchir à leurs pratiques, avec des personnes d’autres disciplines. Ne serait-ce que sortir de leurs labos est difficile. Cela donne des chercheurs qui, à terme, exploseront. |
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