Audrey Harroche : « L’excellence scientifique ne suffit pas dans les Idex »

— Le 1 décembre 2021
Les Idex (qui possèdent leur propre asso) fêtent bientôt leur dix ans : ils consistent à « concentrer des fonds importants (7,7 milliards d’euros), par appels à projets, sur moins de dix universités rassemblées en consortiums », rappelle Audrey Harroche. Dix lauréats, dont l’objectif est de « rivaliser avec les meilleures universités du monde », et quelques déconvenues, comme récemment celle de l’Université de Lyon-Saint-Etienne.

Les Idex sont un monde parallèle (peu propice aux femmes) décrit par cette sociologue, à travers une enquête qui s’est tenue dans une université lauréate.

Votre thèse s’appelle « Gouverner par les inégalités, la mise en œuvre d’une initiative d’excellence dans l’enseignement supérieur et la recherche ». Pourquoi ce titre fort ?


Le prisme des inégalités ne m’a pas servi de clef d’entrée pour le terrain mais m’a permis, une fois l’enquête effectuée, de comprendre les matériaux récoltés et de les analyser. Je me suis rendue compte que cette question traversait les Idex de part en part : depuis la réponse aux appels à projets, à l’intérieur de la communauté concernée, jusqu’à leur mise en œuvre et leur évaluation. 

Quel est le but avoué (ou non) de ces Idex ?


Ils permettent à certaines universités de devenir des instances de politique scientifique en allouant des fonds de manière compétitive et concentrée. C’est dans l’allocation de ses fonds que se jouent les inégalités. La définition, légèrement différente du sens commun, du mot inégalités que j’utilise est dans la lignée des travaux de Joan Acker, qui montre que toutes les organisations en produisent. Je l’ai adapté dans le contexte spécifique des Idex : leur mise en œuvre cherche à créer ou accroître les inégalités dans l’accès aux ressources matérielles et symboliques, à la fois entre les établissements mais aussi à l’intérieur de ceux-ci.

Comment se jouent précisément ces inégalités au sein des labos ?

Le fait que ces fonds ne soient pas distribués à tous mais de manière compétitive et concentrée est une des conditions de leur obtention. La question des inégalités se pose donc à tous les étages, y compris au sein d’un même établissement. En revanche, une fois obtenus, les chercheurs ont des marges de manœuvre plus importantes avec ces fonds qu’avec d’autres. Cette possibilité est intéressante de leur point de vue, surtout compte tenu de la raréfaction des autres sources de financement de l’ESR. L’argument des inégalités n’est donc pas unilatéral : ces fonds peuvent être utilisés pour “faire face” en cas de coup dur, mettre en commun des équipements avec d’autres laboratoires. Concrètement, j’ai pu constater que des quatrièmes années de thèse pouvaient par exemple être prises en charge.

Le système a-t-il des biais ?

Au niveau local, l’un des critères pour sélectionner un projet est notamment le fait qu’il soit déjà cofinancé. Au niveau national, le PIA encourage une sorte d’effet Matthieu [cékoidonc, NDLR] : sur mon terrain [le nom de l’université en question n’a pas été rendu publique, NDLR], j’ai pu constater que la stratégie était de s’appuyer sur ceux qui ont déjà bénéficié de fonds dans le cadre d’un périmètre d’excellence bien défini. Les fonds obtenus sont ensuite fléchés au sein des universités, créant des lignes d’inclusion et d’exclusion. En ce sens, cette politique produit un effet Matthieu qui crée et creuse des écarts entre les chercheurs·ses et enseignant·e·s chercheurs·ses.

Quels sont les critères de l’excellence, la science suffit-elle ?

L’excellence scientifique est nécessaire mais ne suffit pas : le critère de gouvernance est très important, l’établissement ou les équipes doivent être capables de se réorganiser. C’est tout l’enjeu de l’excellence à la française, comme le résume Natacha Gally [une chercheuse spécialiste du sujet, NDLR]. La gouvernance doit être resserrée, concentrer le pouvoir exécutif sur peu de personnes et renforcer certains postes de direction occupés en majorité par des hommes. 

Comment cela se traduit-il ?

La concentration se fait sur les personnes — coordinateurs de Labex ou d’institut Carnot — autant que sur les projets. Les femmes sont sous-représentées de manière claire dans ces structures : elles reçoivent moins de fonds Idex, elles en sont moins les coordinatrices et, même une fois incluses, elles le sont souvent en tant que chargée de projet au service des chercheurs et enseignants-chercheurs. Or ce sont des postes précaires, rarement titularisables et qui représentent souvent une porte de sortie de la voie académique alors qu’ils réclament un haut niveau de qualification et des responsabilités très importantes. 

Est ce que les Idex sont plus une affaire de sciences expérimentales ?

Les Idex ne sont pas neutres envers les disciplines : ils rendent les sciences naturelles plus rentables pour les établissements. Les indicateurs utilisés sont en faveur de ces dernières qui en sont très dépendantes : les appels à projets sont vitaux. Les Idex imposent par ailleurs de travailler de manière interdisciplinaire et étendent de fait cette dépendance aux appels à projet aux autres disciplines, comme les sciences humaines ou le droit. Les disciplines sont interdépendantes pour obtenir des fonds et doivent travailler l’une avec l’autre. Il y a nécessité d’inclure des réflexions sur les implications légales, éthiques ou sociales d’un brevet ou d’un essai clinique, ce qui peut générer des frustrations du côté sciences sociales de n’être parfois considéré que comme une caution au projet. J’ai pu recueillir des témoignages de chercheurs agacés de cette situation, que ce soit du côté sciences sociales… ou sciences expérimentales d’ailleurs.

Question tranchée pour finir : les Idex sont ils positifs ou négatifs ? 

Ce n’est pas mon propos dans cette thèse, je pourrais donner des exemples allant dans un sens ou dans un autre. Cet angle des inégalités me permet de développer un propos qui n’est pas monolithique. Certains sites situés en dehors de Paris en sont sortis vainqueurs par rapport à des sites parisiens qui raflaient tout le temps la mise. Les Idex accroissent donc certaines inégalités, en diminuent d’autres et recomposent certaines, notamment entre les disciplines. Rappelons qu’il y a toujours eu des inégalités entre établissements à l’échelle nationale mais l’Etat en était moins la cause : il était auparavant garant d’une forme d’équité, même si la réalité est souvent différente. Dans le cas des Idex, il y a une volonté de hiérarchiser ces dix établissements par rapport aux autres.

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