Cédric Villani : « Nous devons agir avec radicalité en réponse à l’extrême urgence climatique »

— Le 1 septembre 2021
Cédric Villani continue son parcours de politique non aligné en embrassant la cause écologiste. Loi recherche, antiscience, ligne 18 (entre autres) sont au menu de cette première partie.

La recherche a-t-elle profité du “quoi qu’il en coûte” édicté par Emmanuel Macron et plus généralement d’un “effet Covid” ?

La recherche n’a pas complètement tiré profit de cet état d’esprit post Covid, aujourd’hui derrière nous, même s’il y a eu une bouffée de keynésianisme et de souplesse dans l’administration. Il aurait fallu saisir l’opportunité. Or une autre loi recherche ne sera pas revotée avant longtemps. Avant la Covid, pour quelques millions vous vous exposiez aux foudres de Bercy, après la Covid, on comptait en milliards. Le plan hydrogène en est peut-être la meilleure illustration : avant la Covid il était ridicule, après la Covid il a changé d’échelle. Mais j’insiste, l’argent ne suffit pas : le niveau d’impopularité de l’exécutif chez mes confrères le prouve. J’ai discuté avec des chercheurs que je connais de longue date, remontés comme jamais… j’ai aussi pu discuter avec des parlementaires qui n’en comprenaient pas les raisons. Le milieu universitaire est extrêmement fier, indépendant ; il s’enflamme quand il a le sentiment d’être traité avec irrespect. Il faut dire que l’eau s’est accumulée derrière le barrage depuis longtemps. L’autonomie des universités, il fallait la faire, mais certaines modalités ont été des erreurs : si on avait pu anticiper le gouffre de temps et d’énergie que représentaient les Idex… Je suis rattaché à l’université de Lyon, j’ai pu constater le calvaire qu’elle a subi à cet égard… pour rien, sinon un état de confusion extraordinaire. Et ce alors que les Labex ont agi dans de bonnes conditions.

Vous avez fini par voter contre la loi recherche après l’avoir soutenue dans les grandes lignes. Que lui a-t-il manqué selon vous ?

Ce fut un épisode très paradoxal. Certes, on peut dire que c’était trop peu ou trop tard, mais ce gouvernement est le premier depuis longtemps à avoir mis des moyens significatifs sur la table pour la recherche. Il y a cinq ans, à l’occasion d’une violente coupe budgétaire affectant la recherche, nous avions été quelques-uns, avec Serge Haroche et Claude Cohen-Tannoudji, entre autres, à interpeller vivement le Président Hollande par voie de tribune : nous avions été reçus, nous avions ramené quelques centaines de millions d’euros et été salués comme des héros par le monde universitaire. Mais là, on parle de dizaines de milliards qui s’étalent sur une dizaine d’années, ce n’est pas du tout le même ordre de grandeur ! Cependant, la discussion s’est tellement mal passée avec la communauté scientifique que les intentions du gouvernement ont fini par être entachées de suspicion.

Au-delà des moyens, ce sont les chaires de professeur junior ou les CDI de mission qui ont concentré les critiques. Ce fut donc un faux procès ?

Le débat sur la précarité des postes — les chaires ou les CDI de mission — était en partie un procès d’intention : les CDI de mission étaient là pour remplacer des contrats encore plus précaires, il ne faut pas l’oublier. Il n’était plus acceptable qu’il persiste une sorte de spécificité de la recherche qui permette de maintenir les gens très longtemps en CDD. En ce sens, les CDI de mission sont un progrès. Je n’étais personnellement pas emballé par le principe des chaires, même s’il y avait une demande de certains établissements, comme Polytechnique, pour les mettre en place. Dans le débat parlementaire, nous avons été nombreux à intervenir pour que leur place soit limitée : cela a été le cas. J’aurais souhaité qu’elle le soit encore davantage, mais ce n’était pas un point majeur selon moi.

De bonnes intentions, de mauvaises explications à vous entendre…

Dans le discours, la communication, le débat, les choses se sont très mal passées. Et pourquoi s’être accroché à ce calendrier trop long étalant la programmation sur dix ans ? Tous les acteurs réclamaient à juste titre sept ans, voire cinq dans le contexte post-confinement. Mais la raison décisive pour laquelle j’ai voté contre la loi, ce sont les amendements controversés introduits en fin d’examen au Sénat : celui sur la possibilité de contourner le CNU au moment de la qualification — amendement très byzantin sur un sujet hyper sensible, il ressemblait à une provocation — et celui sur le maintien de l’ordre et de la tranquillité dans les universités, qui était inacceptable en l’état. Il alignait les établissements universitaires sur les lycées, mettant fin à près de 800 ans de tradition de liberté au sein du monde universitaire ! Cette disposition à elle seule justifiait que je vote contre l’ensemble du texte.

Une question Elkabbach maintenant. Vous avez déclaré il y a quelques années n’être ni de droite, ni de gauche, ni du centre. Après avoir quitté LREM, vous êtes aujourd’hui porte-parole de Delphine Batho, ça fait de vous un écolo ?

Je ne cherche toujours pas à me positionner sur un axe droite-gauche : savoir si l’écologie est de gauche est un débat qui existe depuis une cinquantaine d’années en France et qui n’a toujours pas été tranché, contrairement à d’autres pays. Je pense aux Grünen allemands, qui ont pu faire alliance avec la gauche ou avec la droite, en fonction des coalitions. Certes, l’alliance est objectivement plus rare avec la droite qu’avec la gauche. Il n’empêche, sur de nombreux sujets qui me sont chers, l’opposition gauche droite n’est pas la bonne grille de lecture. C’est le cas pour l’Europe : à gauche et à droite, on trouve des pro et des anti. C’est également le cas pour la cause animale : on en trouve des défenseurs et des adversaires résolus à droite comme à gauche.

En tant que chercheur, comment percevez-vous le rapport qu’entretiennent les écologistes avec la science et la technologie ?

Il y a beaucoup de caricatures dans les rapports entre l’écologie et la science, d’ailleurs principalement portées par ses adversaires politiques. Quand on emploie les mots « amish » ou « khmers verts » ou « écologie punitive », il s’agit d’un cadrage de mauvaise foi qui vise à les décrédibiliser. Prenons la 5G. J’ai assisté à la scène à l’Assemblée : un député interpelle très clairement le gouvernement sur l’empreinte carbone à venir, avec des arguments clairs et raisonnés… et le gouvernement répond sciemment à côté, comme s’il avait été interpellé sur d’hypothétiques conséquences sanitaires. Il en va de même avec la polémique hallucinante que nous avons connue sur les menus végétariens dans les cantines lyonnaises.

Est-ce que l’on peut défendre le végétarisme pour des raisons scientifiques ?

Je suis moi-même devenu végétarien à la fois pour des questions d’empreinte carbone de l’élevage et d’éthique : la défense du bien-être animal. Ce dernier est un sujet beaucoup plus ancien puisqu’il était déjà porté par Louise Michel, Élisée Reclus, Alphonse de Lamartine, Victor Schoelcher, Émile Zola… on peut même remonter à Pythagore ! Mais même ce thème ancien et sensible a été revisité par les découvertes scientifiques récentes sur l’éthologie, les facultés cognitives et sociales des animaux, la sentience, etc. Et c’est également de façon très scientifique que certains laboratoires d’idées traitent de l’abolition de l’élevage intensif pratiqué dans les « fermes-usines », pour passer au 100% élevage en plein air. C’est physiquement possible en Europe à condition néanmoins de rapatrier la production de légumineuses et de diviser la consommation de viande pa r environ deux. Pas la mort ! Mais il faut le vouloir, et réussir à ne pas prêter attention aux contre-arguments qui relèvent du pipeau.

Plus qu’un mouvement antisciences, peut on parler d’un mouvement anti technologie parmi les écologistes ?

Il y a plusieurs tendances et plusieurs partis écologistes, avec leurs courants. Certains ont une position très critique du numérique, d’autres au contraire en font un axe fort de leur identité. Certains mouvements sont résolument antitechno, voire néoluddites, ils sont très minoritaires. En revanche, le scepticisme sur les bienfaits de la technologie existe. mais c’est une attitude très répandue et, si vous voulez mon avis, c’est une attitude saine. En ce qui concerne la 5G : j’ai personnellement voté pour reculer son arrivée afin de prendre le temps d’un débat de société qui prenne en compte l’obsolescence programmée et la sobriété numérique. Même si certains peuvent être utiles, la plupart des objets connectés dont on nous promet l’avènement avec la 5G sont des jouets sans importance. Cette réticence n’est en rien une position singulière : je me souviens de la Conférence TED à Vancouver en 2017, dans un milieu pourtant technophile, j’ai été bluffé de constater le nombre d’exposés consacrés à la « désintox » numérique. Toujours plus vite, soit, mais quel est le projet de société derrière ? J’ai lu et apprécié l’œuvre d’Ivan Illich, qui préconisait de brider l’innovation technologique quand son gain devient marginal, voire quand son développement le rend néfaste. Illich considérait, calculs et arguments à l’appui, que le nec plus ultra du déplacement, pour la plupart des usages courants, était le vélo. L’idée générale est que nous restions maître de nos technologies or, parfois, ce rapport s’inverse, on le constate en ce moment.

C’est pour cette raison que défendez maintenant l’idée de décroissance ?

Il y a quelques jours, en plénière du Medef, Olivier Bogillot, le président de Sanofi France, m’a reproché de ne pas croire au progrès et en la science, parce que je refusais l’idée de croissance… Derrière l’échange courtois, nous étions en vif désaccord. Je n’ai pas dit que je refusais l’idée de croissance, mais que je me retrouvais parfaitement dans les prises de position « décroissantes ». Il s’agit de construire l’économie selon d’autres indicateurs que le triste PIB, qui ne reflète plus grand chose de pertinent, n’est aujourd’hui corrélé ni au bien-être ni à l’emploi, en revanche il reste très bien corrélé à la destruction de l’environnement et ne peut plus servir de boussole. De toutes façons, c’est une constatation de bon sens que la croissance infinie est impossible dans un monde fini… Aujourd’hui, avec l’extrême urgence climatique mise en avant par le GIEC et les événements météorologiques violents qui ont dominé l’actualité de 2021, avec l’effondrement du vivant et l’explosion de la pollution, nous devons agir avec radicalité et je n’ai aucun problème à ce que l’on y sacrifie la croissance du PIB. 

 La future ligne 18 du métro parisien (cliquez pour vous rafraichir la mémoire) représente un cas pratique de ce que vous évoquiez à l’instant. Êtes-vous pour ou contre son extension ?

Je voudrais d’abord rappeler une évidence : le projet Paris-Saclay a été lancé. On ne peut pas renvoyer AgroParisTech à Grignon, l’ENS à Cachan, ce n’est plus possible. J’entends les arguments des pros et des antis mais les étudiants arrivent, la population va tripler sur le plateau et il faut donc en tenir compte. La démographie sur le plateau nécessite un transport de masse. Selon moi, la partie Est de la ligne 18, qui d’ailleurs est déjà lancée, celle qui reliera Orly à Saclay, participera à cet objectif. Bien sûr, elle ne résoudra pas tout, et en particulier pas l’enclavement des Ulis et de Courtaboeuf. Quant à la partie Ouest, prévue pour raccorder Saclay à Saint-Quentin et Versailles, ma position a évolué, ou plutôt s’est précisée : il y a trois ans, j’y étais favorable, à condition qu’elle soit enterrée. Maintenant qu’il n’est plus question de l’enterrer et que nous avons eu des années de débat en plus, je constate que le consensus politique n’est toujours pas là, que les agriculteurs n’ont pas été entendus, que les habitants ne sont pas rassurés et que l’enjeu de protection des terres agricoles est un débat encore plus brûlant. Tout cela me conduit aujourd’hui à appeler à l’abandon de cette partie Ouest si controversée.

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