ChatGPT, votre super secrétaire

L’utilisation de l’IA se répand comme une traînée de poudre dans la recherche, y compris pour des tâches subalternes que les chercheurs lui confient parfois bien volontiers.

— Le 20 octobre 2023

Vous êtes toutes et tous unanimes : votre charge administrative a augmenté, voire explosé. Dynamitant ainsi vos agendas, comme détaillé dans l’encadré. Pour y pallier, certains d’entre vous ont recours à l’intelligence artificielle de ChatGPT – on vous en parlait déjà en janvier 2023 – pour accélérer la rédaction, non pas de publications scientifiques mais de tous ces documents aux formats divers et variés demandés quotidiennement ou presque. Une façon de montrer l’absurdité du système d’appel à projet poussé à son maximum ? C’est ce que clame un chercheur américain dans Nature. Certains l’acceptent malgré tout.

« Le temps que tout le monde se lève et finisse de discuter, le CR est envoyé ! »

Jean-Baptiste Philippi

Agriculture. « J’utilise ChatGPT comme un tracteur, avance Jean-Baptiste, chercheur au CNRS : les agriculteurs qui l’ont utilisé ont pu labourer cent fois plus vite ». Parmi ses collègues, certains préfèrent encore marcher sur leurs deux jambes : « Se faciliter la vie serait donc mal ? », s’interroge-t-il rhétoriquement. Au-delà du jugement moral, les faits sont là : l’IA générative est déjà entrée dans les mœurs. Et même ChatGPT est au parfum de ce qui se nomme aujourd’hui la charge administrative “augmentée” : « L’objectif est de réduire la charge de travail administrative grâce à l’automatisation et à l’assistance, permettant aux individus de se concentrer sur des tâches plus stratégiques et créatives. », nous dit ChatGPT en personne.

Majordome. La chatbot développé par OpenAI se mue même en véritable secrétaire pour Jean-Baptiste Filippi, qui l’utilise pour la rédaction des comptes-rendus (CR) de réunion de projet ou même de comité de suivi de thèse : « Je prends quelques notes pendant la réunion, puis je les confie à ChatGPT, je relis, remets un “prompt” pour corriger au besoin… le temps que tout le monde se lève et finisse de discuter, le CR est envoyé ! ». Dans le détail, le prompt adressé à ChatGPT consiste à décrire le contexte et les consignes sur le format du texte. Un exemple : « Je suis un chercheur en physique dans une réunion du projet ANR avec telle et telle personne, écris-moi un CR en 30 lignes ». Il suffit ensuite d’ajouter des détails, de lui demander de changer le ton… « En quelques itérations, on obtient un résultat satisfaisant. C’est comme discuter avec un super assistant », raconte le chercheur basé à l’Université de Corse. 

« J’économise dix minutes par email. Cumulé, le gain est fou »

Hanna Le Jeannic

Petite main. Dans la même veine, à Paris, Hanna Le Jeannic l’utilise comme une aide à la rédaction pour les emails d’invitation aux colloques qu’elle organise : « ChatGPT écrit de manière agréable à lire pour un être humain, avec une syntaxe parfaite ». Et bien plus rapidement : « J’économise dix minutes par email. Cumulé, le gain est fou », explique la chercheuse en physique. En la saison d’inscription des doctorants, l’intelligence artificielle lui est aussi d’un grand secours : « J’écris au brouillon les idées et il me sort le résumé et le plan pour les trois ans de thèse. Ensuite je corrige, sur l’aspect scientifique évidemment mais aussi sur la longueur ou le style – celui de ChatGPT est parfois trop enthousiaste, voire charlatan. » Tous utilisateurs de ChatGPT que nous avons interviewés affirment rester aux commandes quoi qu’il arrive : « L’IA a rédigé, certes, mais les idées, les consignes et la reformulation, c’est moi ! », justifie Hanna Le Jeannic. Jean-Baptiste Filippi abonde : « Certains critiquent en avançant qu’ils n’ont pas confiance dans ce que la machine sort mais on peut relire et corriger ». 

Tout auto. Comme le prédisait le philosophe des sciences Alexei Grinbaum dans notre analyse de janvier 2023, Springer Nature vient d’annoncer la création d’un simple bouton pour reformuler le texte d’une publication au moment de la soumission, le tout grâce à leur propre modèle de langage sobrement nommé Curie. Une option qui aurait l’avantage de réduire la barrière de la langue pour l’instant à l’avantage des anglo-saxons. Mais l’intérêt va au-delà même de la réécriture pour Hanna Le Jeannic, qui encourage les doctorants à se servir de ChatGPT : « On n’y pense pas forcément mais ChatGPT aide à surmonter la peur de la page blanche en donnant une base à retravailler. »

« Avec le temps libéré, on peut revenir à l’essence même de ce qu’on faisait avant »

Jean-Baptiste Philippi

Deus ex machina. Alors, comment allez-vous “cross-fertiliser les synergies” dans votre projet ? Bien que faire usage de ChatGPT pour constituer ses demandes de financement ANR ou ERC reste tabou pour l’instant, la machine semble aider à mieux comprendre les attentes de l’administration : « C’est du vocabulaire managérial, qu’on n’utilise pas dans la recherche », explique un collègue anonyme. Avec parfois des surprises : l’IA peut générer des arguments auxquels vous n’aviez pas pensé, voire proposer des solutions concrètes. Le tout est d’utiliser le bon vocabulaire, comme l’expliquait la mathématicienne Claire Mathieu dans sa chronique de Sciences&Avenir en août 2023. « Comment simplifier les tâches administratives accomplies par les chercheurs ? » ChatGPT lui a proposé quelques remèdes dont elle a admiré la pertinence. Peut-être plus que sur le rapport Gillet qu’elle avait également commandé à ChatGPT alors que le vrai – écrit par Philippe Gillet en personne, relire notre analyse – se faisait alors attendre.

Ami numérique. ChatGPT peut également accompagner dans des exercices d’évaluation  comme une review d’un rapport ANR, explique Jean-Baptiste Filippi qui utilise le nouveau plugin permettant la lecture de PDF. « ChatGPT en extrait le texte et il est possible de lui demander une synthèse, poser des questions voire discuter avec la machine sur ce qu’on a compris… Parfait pour démarrer une relecture de papier ou corriger des rapports d’étudiants de master de manière automatisée. » Toujours côté enseignement, ChatGPT peut apparemment vous pondre la structure d’un cours sur un thème nouveau en moins de cinq minutes – avec des exemples de code en prime si c’est en informatique. « On peut se concentrer sur le plus important : la compréhension intime du sujet », se réjouit le spécialiste en simulation météorologique.

« Certains le voient sous un mode ludique. Pour eux, ce n’est pas du temps perdu »

Pascal Ughetto

Back to basics. ChatGPT permettrait en effet de faire émerger simplement les concepts, et donc d’aller beaucoup plus rapidement au fond des choses, estime Jean-Baptiste Filippi, qui milite pour que tous ses collègues s’inspirent de son utilisation de l’IA pour les tâches annexes. « Avant, je passais une journée entière à écrire un rapport d’activité, aujourd’hui je l’optimise en un temps limité. Avec le temps libéré, on peut revenir à l’essence même de ce qu’on faisait avant ». Mais qu’est-ce que l’essentiel ? « On pourrait en débattre pendant des heures », répond le sociologue Pascal Ughetto qui se dit peu surpris du phénomène actuel : « Tout est une question de curseur mais nous sommes plutôt jugés sur notre recherche, ce qui nous conforte à nous voir avant tout comme des chercheurs faisant aussi de l’enseignement », explicite l’enseignant-chercheur. 

C’est toi le produit. Le coût d’entrée ? Nul, répondent en chœur les deux zélotes de l’agent conversationnel. Sauf que l’appréciation du temps passé sur la machine peut varier du tout au tout : « Certains le voient sous un mode ludique. Pour eux, ce n’est pas du temps perdu », analyse le sociologue du travail Pascal Ughetto. Et quand on aime, on ne compte pas : les utilisations “loisirs” du chatbot permettent de gagner en rapidité quand il s’agit d’une demande plus professionnelle. Voici pourquoi l’outil ne pourra pas faire l’unanimité selon le sociologue : « Pour certains, l’utiliser demandera encore plus de travail. »

« Proposer des “bullet points” à un outil qui va ensuite gérer la rédaction est problématique, car l’écrit participe de la pensée »

Félix Tréguer

Nourrir la bête. Ce qui est difficile pour certains est inenvisageable pour d’autres. Parmi eux Félix Tréguer, chercheur en sciences sociales que nous avions interrogé sur la surveillance numérique : « L’utilisation de ChatGPT est logique dans le sens où son utilisation peut permettre de gagner un temps qui manque cruellement, mais proposer des “bullet points” à un outil qui va ensuite gérer la rédaction est problématique, car l’écrit participe de la pensée ». Membre fondateur de la Quadrature du net, il compare son usage à celui des outils proposés par les Gafam : « Les données collectées servent à faire tourner les grands modèles de langage ». S’il peut paraître incontestable que donner en pâture des résultats confidentiels à une organisation américaine en lien avec Elon Musk ou Amazon Services présente un risque, Félix Tréguer s’interroge : « En l’absence de sensibilisation dispensée par les institutions, est-ce si évident pour tout le monde ?

GES contre GPT. Dernier argument contre le recours généralisé à ChatGPT : son impact écologique est loin d’être négligeable. Selon l’association Data for good, bien qu’il soit grandement dépendant de la zone géographique et largement inférieur à celui des cryptomonnaies, le bilan carbone de l’utilisation de ChatGPT uniquement sur le mois de janvier 2023 se monterait à plus de 10 000 tonnes de CO2 (voir p. 90 de leur livre blanc) : « Dans le cas de l’IA générative, il semblerait que la part des émissions de GES [gaz à effet de serre, NDLR] liées à la phase d’inférence [d’utilisation, NDLR] peut dépasser largement celle liée à l’entraînement », écrivent les auteurs du rapport. Le coût d’entraînement, habituellement le seul étudié et communiqué, se chiffre à environ 238 t CO2 – un aller-retour Paris New-York émettant environ 2 t CO2. Et ChatGPT n’est qu’un modèle parmi d’autres.

« Ce sera ChatGPT contre ChatGPT »

Jean-Baptiste Philippi

Utopie. L’IA et son bilan carbone semblent prêts à continuer leur croissance, contribution de la recherche incluse. Alors qu’ils constituent pour l’instant une minorité, les utilisateurs de ChatGPT arrivent à convaincre doucement mais sûrement leurs collègues de sauter le pas. « Il y a de fortes chances pour que ça prenne de l’ampleur », estime Pascal Ughetto. « Et pas forcément pour le pire », considère Jean-Baptiste Filippi, qui a la certitude que des agences comme l’ANR vont s’y mettre également pour la relecture des dossiers qu’ils reçoivent des chercheurs : « Ce sera ChatGPT contre ChatGPT ».

Trop c’est trop

Les chercheurs râlent contre l’administration – trop d’infos à remonter, de rapports à envoyer… – , l’administration râle contre les chercheurs – toujours en retard, il faut redemander X fois… Pour Pascal Ughetto qui a observé de près les transformations au sein de son université, cela vient en partie d’un malentendu : « Qu’appelle-t-on de l’administratif ? Et qui doit le prendre en charge ? C’est très subjectif et difficile à délimiter ». Le fait est que ces tâches ne sont aujourd’hui plus réservées aux services centraux et que les plaintes montent aussi bien dans le public que dans le privé : les médecins passent du temps à faire de l’administratif pour la sécurité sociale, les cadres d’entreprise à faire du “reporting” via des tableaux excel… Et la recherche n’est pas épargnée. Les premiers résultats du baromètre de l’ESR lancé par la Conférence des praticiens et des praticiennes de l’enseignement supérieur et de la recherche (CPESR) au printemps dernier – donnez votre avis, c’est encore ouvert – sont sans appel : 68% des personnels interrogés estiment leurs conditions de travail relatives à l’administration comme mauvaises, les trois quart les perçoivent en dégradation et près de quatre sur cinq sont pessimistes quant au futur. Des réponses nettement plus négatives qu’au sujet des conditions d’enseignement ou de recherche. « Alors qu’ils n’ont pas signé pour faire de l’administratif, les chercheurs sont rattrapés par une vague généralisée », analyse le sociologue Pascal Ughetto.

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