Christine Noiville : « Nous ne travaillons pas hors sol »

Chercheuse en droit, Christine Noiville est aussi présidente du Comets, le comité d’éthique du CNRS. Robots, génomiques, engagement des chercheurs… les sujets ne manquent pas.

— Le 17 mai 2024

Le Comets fête ses 30 ans. Quel bilan après trois décennies ?

Depuis sa création en 1994, le Comets a rendu 45 avis, bientôt 46. C’est un bon rythme ! Sur un plan plus qualitatif, trois constats s’imposent. D’abord, il a été de plus en plus souvent interpellé par diverses communautés de recherche et saisi par la direction du CNRS, ce qui illustre l’importance d’une réflexivité éthique sur les activités de recherche. Ensuite, le Comets embrasse des thèmes de plus en plus variés et n’hésite pas à s’interroger de manière frontale sur les finalités de la recherche, ses impacts sociétaux, son rôle dans la société et ses valeurs… Un certain nombre de chercheurs, notamment dans les jeunes générations, questionnent de plus en plus profondément leur responsabilité à l’égard de la crise écologique. Enfin, nous nous réjouissons au Comets de voir que nous ne travaillons pas hors sol mais que nos recommandations sont reprises, discutées, débattues, et conduisent pour certaines à des actions concrètes du CNRS. Par exemple, notre avis sur l’engagement public des personnels de recherche a donné lieu à une grande consultation de ces derniers par la direction, en vue de co-écrire un guide de l’engagement comme nous l’avons prôné.

« L’éthique, ce ne sont pas des solutions clés en mains »

Christine Noiville

Quels sont vos futurs chantiers ?

Nous rendrons public dans quelques semaines un avis 46 sur les robots dit « sociaux » – chatbots, agents conversationnels et autres robots de compagnie programmés avec des techniques d’IA. Parce que ces machines ont une apparence de plus en plus souvent humanoïde, communiquent avec leurs utilisateurs sur un modèle humain (voix, intonations, gestuelle, expressions faciales, etc.), décryptent leurs émotions, ces derniers peuvent s’y attacher et nourrir l’illusion qu’ils nouent avec eux un lien intime. De nombreux concepteurs de robots sociaux mettent volontairement l’accent sur ce ressort émotionnel ; les chercheurs ont une part de responsabilité dans ce phénomène. C’est pourquoi le Comets entend les appeler à la vigilance. Nous travaillons également à la question du « raisonnable » et du « déraisonnable » en science. Et ce à partir de deux exemples actuellement très vivement débattus dans le monde de la recherche : la biologie dite « dangereuse » (le fait de manipuler des pathogènes pour les rendre encore plus pathogènes et censément mieux anticiper les pandémies) ainsi que l’ingénierie climatique (qui consiste à manipuler le climat par différentes techniques pour limiter le réchauffement). 

La géo-ingénierie fait grandement débat parmi les scientifiques. Comment le Comets aborde-t-il ce sujet délicat ?

Sur le fond, la question est de savoir s’il est éthique, dans le contexte actuel de réchauffement climatique, d’utiliser des techniques qui pourraient effectivement à court terme limiter la température, mais qui peuvent aussi présenter des risques – écologiques, géopolitiques, mais également moraux puisque la question se pose de savoir si, en les déployant, on ne contribuerait pas à mettre à mal les efforts entrepris pour changer les comportements humains. La question, pour le Comets, est de savoir comment la recherche publique doit se positionner. Doit-elle accompagner le déploiement de ces techniques ? Si oui, est-ce pour stimuler leur développement ? Opérer un suivi vigilant de leurs impacts et alerter si besoin ? Ou doit-on au contraire s’abstenir à tout prix de faire de la recherche sur le sujet ce qui enclencherait une dynamique sans retour possible en faveur de la géo-ingénierie ? Ce sont ces questions dont nous avons pu débattre avec Pascal Lamy [homme politique ayant porté un rapport préconisant d’explorer cette possibilité, NDLR], Jean Jouzel [climatologue se positionnant contre la géo-ingénierie, NDLR] et Olivier Boucher [chercheur travaillant sur le sujet, NDLR] lors des trente ans du Comets [un événement était organisé au siège du CNRS le 13 mai, NDLR].  

« Il est important de ne pas travailler en apesanteur »

Christine Noiville

Comment travaille le Comets ?

Nous sommes un comité resserré, de treize membres et de quelques observateurs. Toute la diversité des disciplines scientifiques y est représentée. En pratique, nous travaillons sur saisine ou sur auto-saisine. Chaque sujet donne lieu à la mise en place d’un petit groupe de travail qui auditionne un grand nombre de personnes. Car l’éthique, ce ne sont pas des solutions clés en mains ou éthérées, mais un exercice de réflexion collective qui doit être le mieux informé possible. Une proposition d’avis est discuté en plénière, retravaillé, adopté, puis rendu public. 

Comment mesurer l’impact de votre travail, de vos avis ? 

C’est un point capital pour nous. Certes, nous ne concevons pas notre rôle au regard du seul critère de leurs impacts « opérationnels » car les avis du Comets, comme ceux de tout comité d’éthique, doivent aussi servir d’éclairage aux collègues, donner matière à réflexion, apporter des clés de compréhension sur des sujets difficiles. Mais il est également important de ne pas travailler en apesanteur. C’est pourquoi nous souhaitons toujours formuler des recommandations concrètes, ou au moins donner des pistes d’action aux destinataires de nos avis, en premier lieu les personnels de recherche et ceux qui les pilotent. De ces deux points de vue, de nombreux travaux du Comets ont été porteurs de multiples débats – notamment l’avis 43 sur l’éthique environnementale et l’avis 42 sur l’expression publique des chercheurs – et de décisions structurantes : incitation à mettre en place des référents à l’intégrité scientifique dans les organismes de recherche suite à l’avis 16, préparation d’un guide de l’engagement au CNRS suite à l’avis 44, etc.

« L’éthique a été très peu sollicitée dans les services de valorisation et de partenariats »

Christine Noiville

Vous êtes impliqués dans la création d’un réseau européen d’éthique, quel sera son rôle ?

Non seulement nous sommes impliqués mais nous en sommes à l’origine ! L’enjeu est simple : il y a en Europe des instances éthiques dans différentes institutions de recherche (au sein de l’association Helmholtz et des instituts Max Planck allemands, du CESIC espagnol, du CNR italien…) mais qui ne se connaissent pas et a fortiori ne travaillent pas ensemble. L’objectif est donc de partager nos expériences, de réfléchir à des standards communs et de produire des avis qui pèsent davantage sur les politiques de recherche en Europe. Que l’on parle d’IA, de big data en santé, de génomique… les sujets ne manquent pas. C’est pourquoi le Comets a obtenu du « G6 recherche », qui réunit les six grands organismes de recherche européens, la création en son sein d’un groupe propre à l’éthique de la recherche. Nous nous sommes rencontrés pour la première fois il y a 15 jours !

Plusieurs autres instituts se sont réunis pour faire un comité commun (par exemple le Comité Éthique en Commun INRAE-Cirad-Ifremer-IRD). Pourrait-il y avoir un comité français de l’éthique ? Les questions sont-elles les mêmes pour tous les chercheurs de tous les organismes ?

Il faut en effet limiter le cloisonnement et la duplication des travaux car beaucoup de questions sont communes aux différents organismes et les traiter ensemble avec le regard de chaque institution est intéressant. Le comité Éthique en commun et le Comets organisent par exemple ensemble le 21 mai un débat sur la question de l’engagement public des chercheuses et chercheurs. Et le Comité consultatif national d’éthique réunit chaque année tous les comités d’éthique français. Mais il convient tout de même de conserver une réflexion éthique « de proximité », propre à chaque organisme. Dans cette perspective, le CNRS compte désormais une cellule éthique opérationnelle pour la recherche en sciences humaines et sociales. C’est également un bon moyen de sensibiliser les personnels et de les aider à se familiariser avec les questionnements éthiques.

« Si des jeunes chercheurs sont néanmoins l’objet d’attaques, c’est à leurs pairs d’intervenir puis à leur employeur »

Christine Noiville

Des questions éthiques sont également soulevées dans les processus d’innovation et de valorisation. L’influence des intérêts privés dans la recherche est-elle un danger ?

Traditionnellement, l’éthique a été très peu sollicitée dans les services de valorisation et de partenariats. Aujourd’hui, les interrogations croissantes concernant le financement de la recherche publique par le privé conduisent à réfléchir davantage à l’éthique de ces partenariats. Par exemple, à la demande du PDG du CNRS, le Comets a rendu un avis 45 sur ce sujet [avec un focus sur les campagnes d’opportunité offertes par des compagnies touristiques, NDLR]. Les questions se posent en termes d’équilibre des intérêts, d’impacts du partenariat en termes de biens communs (apport de connaissances scientifiques mais aussi impacts des recherches financées sur l’environnement, la santé, etc…), d’image de la recherche, etc.

Lors de la journée du 13 mai, la climatologue Valérie Masson-Delmotte le soulignait : les jeunes chercheurs sont particulièrement sensibles aux considérations écologiques mais aussi plus vulnérables de par leurs statuts. Comment les accompagner et les protéger s’ils veulent s’engager ?

La meilleure protection viendra d’abord d’eux-mêmes. Elle consiste à respecter la démarche responsable que leur recommande de suivre le Comets dans son avis sur l’engagement, et qui sera bientôt concrètement traduite sous la forme d’un guide de l’engagement au CNRS. Si ces jeunes chercheurs sont néanmoins l’objet d’attaques et de procès en militantisme de la part de ceux que leurs propos dérangent, c’est alors aux pairs d’intervenir pour soutenir leur collègue, et en dernier lieu à l’institution employeur.

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