S’affranchir des grandes maisons d’édition et créer des revues gratuites et en accès ouvert, en voilà une belle idée, n’est-ce pas ? Mais, soyons francs, lorsqu’il sera temps de soumettre votre prochain papier, n’irez-vous pas chez Nature ? Les réflexes sont tenaces. Denis Bourguet, Thomas Guillemaud et Benoit Facon, les trois fondateurs de Peer Community In (PCI), l’avaient anticipé. Alors qu’ils souhaitaient se lancer dans ce qu’on appelle dans le jargon de l’open science “la voie diamant” – des revues en accès ouvert, entièrement gratuites et subventionnées, lire l’interview de Denis Bourguet en encadré –, ils ont élaboré une stratégie à long terme dès 2016 : plutôt que de créer une revue dans leur domaine, la biologie évolutive, qui n’aurait peut-être jamais percée, les trois chercheurs d’INRAE ont préféré surfer sur le dépôt de preprints, une pratique qui commençait alors à entrer dans les mœurs, et se concentrer sur le peer review et la recommandation de manuscrit.
« Les auteurs n’ont rien à perdre »
Marjolaine Hamelin
Pionniers. D’un concept inédit, l’initiative PCI s’élargit et regroupe aujourd’hui seize communautés internationales de chercheurs – les “recommandeurs”. « Les deux plus grosses sont les communautés historiques de PCI, en biologie évolutive et en écologie. Elles comprennent chacune plus de 400 recommandeurs », indique Marjolaine Hamelin. Coordinatrice éditoriale d’une grande revue d’agronomie durant dix ans, cette ingénieure d’études à INRAE travaille aujourd’hui à plein temps pour PCI. Elle y effectue entre autres le suivi des soumissions et du processus de peer review : « C’est une mission très similaire à celle de coordinatrice éditoriale de revue, finalement », commente-t-elle.
Back office. Le principe ? Les auteurs d’un manuscrit déposé sur un serveur de preprint – par exemple bioRxiv – le soumettent à PCI en suggérant des recommandeurs parmi ceux listés dans leur communauté disciplinaire. À eux de s’en saisir si l’article leur paraît intéressant. « PCI s’engage à solliciter les recommandeurs suggérés durant trois semaines. Si aucun ne veut prendre en charge l’évaluation de ce manuscrit, il est dit “non-considéré” et aucune trace de la soumission n’apparaît sur le site web de la PCI. Les auteurs n’ont donc rien à perdre », explique Marjolaine Hamelin. D’autant qu’ils peuvent à tout moment interrompre le processus.
« La relecture [par la communauté de PCI] est probablement la plus qualitative que j’ai reçue »
Thibault Leroy
Amis-amis. Lorsqu’ils se saisissent d’un manuscrit, les recommandeurs jouent un rôle équivalent à celui d’un éditeur associé dans les revues scientifiques traditionnelles : ils contactent d’autres chercheurs pour effectuer une relecture. Si celles-ci sont positives et qu’il accepte le manuscrit, le recommandeur signe alors un texte de recommandation qui sera publié sur le site de la PCI thématique avec, pour plus de transparence, l’historique et les rapports du peer review – les reviewers peuvent toutefois garder l’anonymat. Associée à un DOI, cette recommandation pourra donc être citée – voici un exemple. Les auteurs restent quant à eux libres et maîtres de leur manuscrit, toujours hébergé sur le serveur de preprint : ils peuvent le modifier et, s’ils le souhaitent, le soumettre à une revue. Cette dernière prendra éventuellement en compte la recommandation, en particulier si la revue est “PCI-friendly”.
Disruption cool. Thibault Leroy, tout juste recruté à INRAE, a déjà trois articles recommandés par PCI et un autre en cours. Pour ce chercheur en biologie évolutive, la qualité du peer review prodigué chez PCI est un atout : « le premier manuscrit, qui était très long et complexe, a fait l’objet d’une relecture en profondeur. C’est probablement, à ce jour, la relecture la plus qualitative que j’ai reçue. L’article s’en est trouvé grandement amélioré ! », raconte le biologiste, enthousiaste. Ses co-auteurs et lui-même pensaient en rester là : « Nous n’avions pas envie de le soumettre à une revue et de payer des frais de publication alors que la relecture était déjà faite. Cela suffisait », raconte Thibault Leroy. Des paroles qui devraient contenter les trois fondateurs car c’était exactement leur objectif : créer une plateforme remplacerait le coûteux système de publication actuellement dominé par les grosses maisons d’édition.
« Les premières années d’existence d’une revue sont décisives pour sa notoriété »
Marjolaine Hamelin
Peer approved. Être pénalisé pour n’avoir pas publié dans une revue ? Thibault Leroy, pourtant postdoc à l’époque et candidat aux concours de chercheur, ne le craignait pas. « PCI a assez infusé au sein de la communauté et certains comités reconnaissent une recommandation de PCI comme une publication de rang A [notamment la section 29 du CNRS, NDLR] », témoigne-t-il. Autre évolution positive, bioRxiv mentionne maintenant que des peer reviews sont disponibles pour le preprint, même s’il n’est pas “certifié” par une revue. Une reconnaissance supplémentaire pour les recommandations de PCI.
Tout bénéf’ ? Le système PCI est également valorisant pour les recommandeurs et les reviewers : « Dans le processus classique, il n’y a aucune trace du peer review ni du travail éditorial. Sur la plateforme PCI, le nom du chercheur et sa décision sont visibles [sauf pour les reviewers souhaitant rester anonymes, NDLR] », explique Marjolaine Hamelin. La recommandation ayant un DOI associé – identifiant numérique d’objet, dont vous saurez tout en lisant cette fiche –, le chercheur peut donc la présenter au même titre que ses publications et l’ajouter à son CV. Ainsi, les fondateurs de PCI affirment ne pas avoir de difficultés à convaincre leurs collègues de recommander ou relire des preprints. Ce n’est pas la même histoire du côté des auteurs…
Pari sur l’avenir. En effet, se passer de publier dans des revues traditionnelles reste compliqué pour beaucoup. C’est en partie pour cela que l’association PCI a créé fin 2021 la revue Peer Community Journal. Les auteurs des manuscrits recommandés se sont donc vus proposer la publication de leur article dans la nouvelle revue, sans étape supplémentaire ni frais de publication. Thibault Leroy et ses co-auteurs ont accepté et leur article a ainsi été publié dans le premier volume. « Les premières années d’existence d’une revue sont décisives pour sa notoriété », confie Marjolaine Hamelin. Avec en tête la nécessité d’obtenir un facteur impact pour être attractif dans le contexte actuel. Peer Community Journal compte aujourd’hui environ 150 publications et beaucoup d’autres suivront si l’on en croit les fondateurs (voir notre « trois questions à… Denis Bourguet ») qui comptent également sur l’engagement des chercheurs envers la science ouverte.
« Depuis que j’ai croisé le chemin de ce labo, je suis moi-même devenu vecteur »
Thibault Leroy
C’est maintenant. « Je suis dans une démarche engagée mais hybride », déclare Thibault Leroy. En effet, le biologiste ne soumet pas tous ses articles à PCI et publie aussi dans des revues traditionnelles, en privilégiant notamment celles appartenant à des sociétés savantes. Pour un autre papier important, lui et ses co-auteurs ont choisi consciencieusement une revue qui représentait le meilleur équilibre entre notoriété et éthique. Convaincre les collègues n’est pas non plus toujours facile, notamment à l’international où les pratiques ont moins évolué qu’en France : en Italie ou en Espagne, par exemple, le facteur d’impact est encore très regardé. Là où les conditions financières sont confortables, les chercheurs payent les frais de publication sans soucis – et donc parfois sans trop y réfléchir. Lors de son postdoc en Autriche, entre 2019 et 2021, Thibault Leroy avait proposé à ses co-auteurs l’option PCI, moins connue là-bas. Petit à petit l’idée a fait son chemin et les arguments semblent avoir porté car l’article est en cours de relecture chez PCI. « La première étape, c’est d’en avoir connaissance », témoigne celui pour qui la prise de conscience s’est faite à son arrivée en 2018 à l’Institut des sciences de l’évolution de Montpellier. « Depuis que j’ai croisé le chemin de ce labo, je suis moi-même devenu vecteur ». Le changement semble enclenché.
TROIS QUESTIONS À… DENIS BOURGUET
« Nous voulions que les scientifiques se réapproprient le système de publication »
Chercheur INRAE en biologie évolutive à Montpellier, Denis Bourguet a co-fondé Peer Community In (PCI) avec Thomas Guillemaud et Benoit Facon en 2016. Il se consacre aujourd’hui à temps plein à la plateforme.
Qu’est-ce qui vous a amené à fonder PCI ?
↳ Une prise de conscience : les maisons d’édition font des marges de 35 à 45% sur le dos des chercheurs et des institutions, bénéfices qui sont ensuite en grande partie reversés aux actionnaires. Les frais de publication en accès libre dans Nature atteignent 10 000 euros mais quels sont les coûts réels ? Ils peuvent être bien moindres, comme on le voit par nous-mêmes à PCI. Nous voulions donc participer à la réappropriation du système de publication par les scientifiques. Sans parler de la crise de reproductibilité et du besoin de transparence dans les processus éditoriaux…
Pourquoi avoir finalement créé une revue ?
↳ Après recommandation de PCI , un certain nombre de chercheurs soumettaient leur preprint à une revue et payaient des frais de publication. Ainsi, PCI réalisait tout le processus de relecture, puis les revues en profitaient. De plus, les auteurs nous demandaient une solution pour publier leur article après recommandation par PCI. Nous avons donc décidé de créer Peer Community Journal en proposant la publication immédiate, gratuite et en accès libre des manuscrits recommandés. Plus de neuf cent chercheurs – dont la moitié en dehors de la France – ont déjà signé le manifeste de soutien à la création de la revue : ils s’engagent à soumettre à PCI au moins un de leurs meilleurs manuscrits avant fin 2023 et, en cas de recommandation, de le publier dans Peer Community Journal. Cet aspect massif garantit la future notoriété du journal.
Comment voyez-vous PCI et Peer Community Journal dans dix ans ?
↳ Notre priorité est de recommander des preprints de qualité. Une fois indexé dans les grandes bases de données [et donc assorti d’un facteur d’impact, NDLR], Peer Community Journal devrait devenir très attractif pour les auteurs. En tant que revue multidisciplinaire – Peer Community Journal possède une section par PCI thématique –, elle pourrait obtenir une grande visibilité et arriver à plus de 1000 publications par an dans quelques années. Ceci décuplerait également le nombre de soumissions aux PCI pour lesquelles nous visons une montée en puissance avec une cinquantaine de PCI thématiques d’ici dix ans.