Daniel Egret, astronome et chargé de l’évaluation de la production scientifique et des classements internationaux au sein de l’université PSL, réagit ici à notre interview du sociologue Yves Gingras sur l’évaluation et l’utilisation de la bibliométrie.
J’apprécie le franc-parler d’Yves Gingras et le rôle moteur qu’il joue en faveur d’une utilisation responsable des outils de la bibliométrie mais je voudrais faire quelques commentaires sur certaines de ses déclarations, en me focalisant sur ce qui touche aux classements universitaires. Par souci de transparence, je précise ici que j’ai soutenu ma thèse et passé la plus grande partie de ma carrière de chercheur dans la belle université de Strasbourg, avant sa fusion…
« Comment répondre à la demande, somme toute légitime, de comparaison internationale ? »
Daniel Egret
Tout d’abord, ne confondons pas évaluation et classement ! L’évaluation des universités françaises n’est pas née avec le classement de Shanghai et elle mobilise d’autres logiques. Historiquement, une étape clef en a été la création du Comité National d’Évaluation autour des années 1985 sous l’impulsion de Laurent Schwartz et Pierre Bourdieu – des figures que l’on aura du mal à associer au tournant néolibéral du New Public Management. On trouvera un rappel de ces épisodes dans cet article de Jean-Yves Mérindol.
Mais ce que ne fournit pas l’évaluation des universités, que ce soit l’évaluation par un comité, une agence, ou un Haut Conseil, c’est une échelle de comparaison avec les universités d’autres pays. D’où le choc qu’a constitué le classement de Shanghai qui prétendait apporter soudainement une première déclinaison possible de cette échelle de comparaison.
Comment répondre à la demande, somme toute légitime, de comparaison internationale ? Par des classements ? Des indicateurs bibliométriques « responsables » ? Des enquêtes PISA [Programme international pour le suivi des acquis des élèves, NDLR] ? Même si les réponses apportées jusqu’à présent sont insatisfaisantes, il me semble qu’en tout cas, on ne peut balayer d’un revers de main ces préoccupations.
« Prétendre lire les évolutions récentes du paysage universitaire qu’à travers le prisme [des] classements serait appauvrir le débat ! »
Daniel Egret
Un peu plus loin, Yves Gingras semble affirmer que les universités fusionnent uniquement pour monter dans le classement de Shanghai. Là encore, la formulation lapidaire écarte, me semble-t-il, trop d’éléments importants du débat. Il faut d’abord rappeler que la première fusion d’universités dans l’époque récente est engagée, à Strasbourg dès 2001, sous l’impulsion des présidents des trois universités de l’époque. En 2001, pas de classement de Shanghai – il ne fera irruption qu’en 2003 –, mais une volonté partagée par certains acteurs du monde universitaire de se rapprocher du – ou, pour Strasbourg en tout cas, de revenir au – modèle humboldtien de l’université multidisciplinaire, comme l’explique en détail cet article de Christine Musselin et Maël Dif-Pradalier.
Yves Gingras se moque, à raison me semble-t-il, de ceux qui accordent une valeur magique au classement de Shanghai. Mais, pour autant, ce serait appauvrir le débat que de ne prétendre lire les évolutions récentes du paysage universitaire qu’à travers le prisme d’une montée des universités dans les classements ! La réflexion sur les mouvements actuels de restructuration des universités, la remise en cause des cloisonnements facultaires et les débats sur la pertinence de rapprochements entre universités, grandes écoles, et organismes de recherche ne peuvent se réduire à un résumé aussi rapide.
« Qu’on le veuille ou non, le prestige d’une institution (…) pèse dans les choix de carrière des chercheurs et des doctorants »
Daniel Egret
Une réaction de détail, encore, à une autre remarque d’Yves Gingras sur la prise en compte des prix Nobel dans le calcul pour Shanghai, avec l’exemple en France du prix attribué à Claude Cohen-Tannoudji il y a 25 ans – et qui serait donc trop ancien pour apporter une information pertinente. On peut d’ailleurs en dire autant des prix Nobel dont s’enorgueillissent Caltech, Princeton, Harvard, Oxford ou Cambridge. Il est vrai que le prestige passé de ces institutions ne garantit pas leur qualité d’aujourd’hui, mais ce prestige passé n’est-il pas, si l’on regarde bien, un facteur réel de leur réputation et de leur attractivité présentes, qu’il s’agisse des professeurs ou des étudiants ? Qu’on le veuille ou non, le prestige d’une institution, parfois ancré dans une histoire lointaine, pèse dans les choix actuels de carrière des chercheurs et des doctorants.
Un indicateur de réputation ou un indicateur bibliométrique trouve son utilité dès lors que l’on peut interpréter quel est l’effet ou la tendance qu’il met en lumière et que cet effet fait effectivement écho à l’une des missions de l’institution. L’enjeu, pour les utilisateurs de tels indicateurs, est le même que pour les utilisateurs d’indicateurs bibliométriques : c’est d’en faire bon usage. En cela, je rejoins tout à fait les remarques d’Yves Gingras sur le bon usage de la bibliométrie.