Vous avez mené une enquête auprès de 700 collègues (voir encadré). Quels résultats vous ont le plus marqués ?
Les enseignants-chercheurs ressentent un malaise relativement profond, dont l’élément central est ce que le chercheur en psychologie du travail Yves Clot appelle le travail empêché : on ne peut plus faire son travail comme on voudrait et saurait le faire. À l’Université, cela se traduit par des dizaines de collègues qui témoignent ne pas traiter comme ils le voudraient les étudiants, manquer de temps pour effectuer leurs recherches dans les règles de l’art… Les effectifs d’étudiants ont augmenté mais les moyens humains et pédagogiques n’ont pas suivi. Les enseignants-chercheurs témoignent d’une triple surcharge : temporelle car ils n’ont jamais le temps de terminer ce qu’ils sont en train de faire, mentale avec la multiplication des activités et des préoccupations entre lesquelles ils ont toujours l’impression de jongler et cognitive car ils passent constamment d’un sujet et d’un interlocuteur à l’autre. Les tâches administratives sont une des causes majeures de ces débordements. Ils ont l’impression d’en faire toujours plus mais jamais aussi bien qu’ils le voudraient et leur travail déborde sur les temps et les lieux de vie personnels.
« Pas d’autre choix que de multiplier les formes de surengagement, volontaires ou pas »
Dominique Glaymann
Les répondants ont-ils le sentiment que leurs conditions de travail ont beaucoup évolué ?
Il faut évidemment se méfier du “c’était mieux avant” : demander comment se traduit en pratique ce sentiment permet d’écarter en partie ce biais. J’ai recueilli de multiples témoignages de surcharges, de débordements et de situations de travail dégradées. Les responsabilités collectives (diplôme, parcours) se sont accrues, notamment à cause de la bureaucratisation, et les enseignants-chercheurs sont amenés à en occuper de plus en plus tôt dans leur carrière. On demande par exemple à un jeune maître de conférences dès sa deuxième année d’assurer la gestion d’une formation, ce qui était plus rare il y a encore une trentaine d’années. Enfin, les structures (et les réunions allant avec) se multiplient, ce qui ne laisse pas d’autre choix que de multiplier les formes de surengagement, volontaires ou pas.
Les burnouts sont-ils de plus en plus fréquents ?
Une des conséquences de ce surengagement est en effet le burnout. Parmi les enseignants-chercheurs ayant répondu au questionnaire, une part non négligeable parle spontanément d’épuisement (45), de stress (35) et de burnout (17 dont 13 femmes). Des termes qui ne figurent pourtant pas dans les questions. À cela s’ajoutent des personnes qui se désengagent, prennent des disponibilités, démissionnent ou partent en retraite anticipée. Le phénomène apparaît dans d’autres enquêtes que la mienne, laissant penser que ce n’est pas qu’un effet de la libération de la parole. La profession n’est pas aussi pénible que celle des infirmières, par exemple, mais la dimension de surmenage est très présente chez les enseignants-chercheurs – comme chez beaucoup de cadres du public et du privé – et même par les directions des universités. Dans mon ouvrage [voir encadré, NDLR], je cite une présidente et une vice-présidente qui se disent conscientes que beaucoup ont tiré sur la corde.
« [Il y a un sentiment] d’impuissance de l’action collective »
Dominique Glaymann
Pourtant, le mot simplification est sur les lèvres de tous les politiques…
Cela fait trente ans – Jacques Chirac durant sa campagne [en 1995, NDLR] évoquait déjà la nécessité de simplifier – et c’est le contraire qui se produit. Le numérique, censé alléger la charge de travail, a plutôt contribué à faire échoir diverses tâches administratives sur les enseignants-chercheurs. Saisir soi-même un ordre de mission ou prendre des billets de train pour se rendre à un colloque n’est qu’une manifestation des effets chronophages de la numérisation. Ainsi, les enseignants-chercheurs se voient de plus en plus fréquemment demander de remonter des données chiffrées via des tableurs. L’arrivée des emails a entraîné une surmultiplication des messages à traiter. La gestion des boîtes mail fait l’objet de véritables stratégies : certains les consultent en fin de journée mais n’ont plus de soirée, d’autres au fur et à mesure mais leurs journées deviennent complètement découpées… Au point que certains ne donnent plus leur adresse mail ! Pareil pour les réunions à distance, pendant lesquelles les collègues traitent leurs messages ou suivent une autre réunion en parallèle… Un gâchis temporel mais aussi financier qui conduit à se demander où est l’efficience promise ?
Les enseignants-chercheurs sont-ils résignés ?
Contrairement à ce que je posais comme hypothèse de départ, les transformations instaurées par les différentes lois ne sont pas perçues comme étant d’importance cardinale par la majorité des répondants, à commencer par la LRU [loi relative aux libertés et responsabilités des universités, souvent nommée loi d’autonomie des universités adoptée en 2007, NDLR]. Celle-ci a ajouté aux universités une mission d’insertion et d’orientation, mais comme le processus de professionnalisation des cursus et des diplômes était déjà engagé, la LRU n’a semblé qu’officialiser les injonctions préexistantes. À l’époque, le mouvement de protestation, pourtant long et massif, s’est soldé par un échec. Le souvenir de cet épisode reste fort, avec un sentiment d’impuissance de l’action collective. Au moment de la Loi de programmation pluriannuelle de la recherche (LPR) en 2020, les mobilisations ont été abrégées par la Covid et les confinements puis la loi a été votée et promulguée entre Noël et le jour de l’an, coupant court au mouvement. L’action collective a ainsi perdu beaucoup de crédibilité parmi les enseignants-chercheurs dont beaucoup ont l’impression qu’un rouleau compresseur est en marche. Les petits coups d’accélérateur que représentent les différentes réformes ne sont pas majeurs à leurs yeux.
« Même ceux qui ne partagent pas la philosophie des évolutions en cours obéissent par sens du devoir »
Dominique Glaymann
Ce sentiment provient-il du discours des dirigeants politiques vis-à-vis de l’ESR, selon vous ?
Le sentiment d’être méprisé par la classe politique a été confirmé durant la présidence d’Emmanuel Macron, notamment à travers les discours des ministres Jean-Michel Blanquer et Frédérique Vidal. Mais il faut préciser que la profession n’est pas unanime sur les transformations en cours. Une partie semble en phase avec ces évolutions de la néolibéralisation et les mises en concurrence qu’elle implique et elle s’y retrouve – sinon ces transformations ne se feraient pas si aisément. Le nouveau management public mis en œuvre ces dernières décennies réussit à « mobiliser les subjectivités », selon la formule de la sociologue Danièle Linhart : certains personnels font des choses qu’ils réprouvent et l’imposent ensuite aux autres. Même ceux, assez nombreux, qui ne partagent pas la philosophie des évolutions en cours obéissent par sens du devoir du service public : il faut bien donner cours, mettre des notes et ne pas pénaliser les collègues… Le phénomène est au cœur du malaise dont nous parlions plus haut.
La recherche est-elle vue par les politiques uniquement d’un point de vue utilitariste ?
Elle l’est au moins à travers deux aspects. Le premier est la professionnalisation de l’Université. Il s’agit de l’idée — assez fausse — que si un cursus ne débouche pas sur l’emploi des étudiants, il faut le fermer au nom du principe que l’Université doit préparer les jeunes à trouver un travail… en oubliant la dimension humaniste et universaliste de l’enseignement supérieur. Cela n’est pas sans lien avec la recherche, les deux étant censés se nourrir mutuellement. Pris dans cette logique utilitariste, les étudiants comprennent de moins en moins pourquoi on leur apprend « de la théorie » ils n’en voient pas l’utilité pour trouver du boulot en oubliant que c’est toute une carrière qu’il s’agit de préparer. Le second aspect concerne directement les recherches, de plus en plus pensées pour être utiles et déboucher sur des résultats « monnayables ».
« On est souvent taxé d’idéologue lorsqu’on critique le néolibéralisme, mais pas quand on le défend ! »
Dominique Glaymann
Avez-vous des exemples de cette « instrumentalisation des sciences » ?
Le fait de viser des dépôts de brevets dans les disciplines qui s’y prêtent. Dans d’autres comme en économie ou en gestion, les chercheurs sont sommés d’offrir des solutions “clés en mains” aux entreprises. L’utilitarisme se mesure aussi aux exigences de publications dans des revues classées et en anglais [relire notre analyse sur le sujet, NDLR] afin de faire gagner des points dans les classements internationaux, comme celui de Shanghai. D’autres disciplines, la sociologie ou la philosophie par exemple, sont de plus en plus souvent jugées inutiles alors même que les enseignants-chercheurs souffrent déjà de ne pas pouvoir effectuer leurs recherches dans de bonnes conditions. Ce ressenti très fort est mis en parallèle avec les nouveaux modes de financement de la recherche. En trente ans, les chercheurs ont vu se réduire les budgets pérennes de leurs unités et doivent de plus en plus les trouver en répondant à des appels à projets, notamment dans le cadre des partenariats public-privé. Cela traduit l’importation des techniques de management du privé pour gérer la recherche publique comme une entreprise. Une idée déjà affichée par le ministre Claude Allègre en 1998 : il avait alors commandé le rapport Attali [Emmanuel Macron a été rapporteur général adjoint de la commission Attali en 2007, NDLR].
Les conséquences restent-elles cantonnées au monde de la recherche ?
On est souvent taxé d’idéologue lorsqu’on critique le néolibéralisme, mais pas quand on le défend ! Il ne s’agit pas d’une position complotiste mais d’affirmer qu’il n’y a pas une unique solution. On devrait pouvoir en débattre idées contre idées. Selon moi, la voie dans laquelle nous avançons actuellement met en péril l’Université dans sa dimension universaliste, alors que les enjeux de la recherche scientifique n’ont jamais été aussi forts : changement climatique, dangers pour la démocratie, résurgence des inégalités… Pour comprendre comment fonctionne la société, nous avons besoin d’une Université de qualité, de chercheurs qui ont le temps de chercher, d’étudiants qui ont le temps d’étudier…
« L’attachement au métier d’enseignant-chercheur qui ressort largement de mon enquête me donne de l’espoir »
Dominique Glaymann
Quelles seraient les choses à changer ?
Il faut des réponses collectives et donc ne pas forcément écouter ceux qui viendraient individuellement en prescrire – je me garderais donc de le faire. D’après mes observations, la question du temps pour bien faire son travail est cruciale, au niveau individuel mais aussi collectif. Ce dernier est en effet bien trop souvent sacrifié au profit d’activités et d’échanges utilitaristes mais pas nécessairement utiles. Nous avons besoin de repenser les questions de fond : quels sont le sens et les missions de l’Université et des moyens dont l’ESR a besoin. La réponse n’est qu’en partie financière : on peut investir plus d’argent mais les effets dépendent grandement de la manière de procéder. L’attachement au métier d’enseignant-chercheur qui ressort largement de mon enquête me donne de l’espoir. À nous de le transformer en ressource collective.
Le temps long de l’enquête
« Le statut d’émérite permet de retrouver le temps et le plaisir de la recherche ». C’est un des premiers résultats de Dominique Glaymann, sociologue du travail qui s’est penché sur un monde où il avait passé la moitié de sa carrière, celui de l’Université. Il a donc interrogé ses collègues titulaires de toutes les disciplines – sauf en santé où leur statut inclut une mission de praticien hospitalier – au sein de cinq universités, obtenant 700 réponses par questionnaires et menant plus de 100 entretiens. S’appuyant largement sur le ressenti des ses pairs, il a publié l’ouvrage Enseignants-chercheurs : un grand corps malade aux éditions Le Bord de l’eau.