Le milliard perdu de la recherche

Les ponctions annoncées par Bercy frapperont tout l’ESR… mais pas de la même manière. Au premier rang : les organismes de recherche.

— Le 6 mars 2024

Dix milliards d’euros d’économie, sans délai. Les annonces du ministre de l’Économie Bruno Le Maire sont un coup de tonnerre dans un ciel déjà chargé. Pourtant, le 7 décembre dernier, Emmanuel Macron déclamait devant un parterre de 300 chercheurs un discours “inspirant”, censé catalyser le changement dans les dix-huit mois à venir (nous vous en parlions). Il y vantait à nouveau les 25 milliards « de rattrapage » injectés dans les établissements par la loi de programmation de la recherche (LPR) votée fin 2020. À peine trois mois plus tard, le ton a changé. En raison d’une prévision de croissance plus faible qu’espérée, l’ESR devra passer à la caisse, même si les sommes en jeu ne se montent “qu’à” environ 2% de son budget global, bien loin des 10% réclamés au ministère des Affaires étrangères ou à celui de la Transition écologique, comme le soulignent nos confrères de Contexte. Chez les principaux intéressés que sont les directions des établissements et organismes de recherche, la colère et le fatalisme prévalent en attendant le détail des mesures d’économies, que le ministère n’a pas encore officiellement dévoilé.

« La recherche risque d’être toujours parmi les perdants, les chercheurs et les chercheuses ayant peu de moyens de se faire entendre de la rue ? »

Le CNRS

L’addition, SVP. Parlons budget tout d’abord : le décret du 21 février dernier détaille la douloureuse, poste par poste. Et, au global, ce sont donc 10 milliards d’euros que la Nation devra économiser en 2024 pour rentrer dans les clous plantés par le ministère de l’Économie. Sur cette somme, près de 10% — 904 247 682 euros très exactement — sont fléchés vers l’enseignement supérieur et la recherche. Du côté de la rue Descartes, on précise qu’à « l’échelle des trois programmes dont le MESR a la responsabilité [dans le jargon de Bercy trois lignes de crédits, la 172, la 150 et la 231 sont affectées au ministère de la Recherche, NDLR], ces annulations s’élèvent à 588 millions d’euros ». Le reste portant sur la recherche agronomique ou la recherche spatiale, dépendant d’autres ministères ; cette dernière subit un sérieux coup de rabot avec près de 10% de son budget amputé. Un effort global que tous les acteurs sollicités jugent déraisonnable et contre-productif, même si le ministère prend soin de préciser que les économies porteront « essentiellement sur les réserves de précaution, des reports de projets pluriannuels immobiliers, d’investissements ou d’équipements de recherche et un ajustement sur les appels à projets de l’ANR » pour faire passer la pilule.

Premières loges. Fort logiquement, les réactions ne se sont pas fait attendre : « Il est compréhensible que chaque ministère soit mis à contribution, mais on peut quand même s’interroger : n’y aurait-il pas une prime aux professions qui savent et peuvent se faire entendre, légitimement ou pas ? Si c’est le cas, la recherche risque d’être toujours parmi les perdants, les chercheurs et les chercheuses ayant peu de moyens de se faire entendre de la rue et encore moins de gêner les citoyens dans leur quotidien », estime-t-on du côté du CNRS, cible privilégiée de ces coupes surprise, puisque le programme 172 — où sont inscrits ses crédits ainsi que ceux des autres organismes — doit faire économiser pas moins de 383 millions d’euros à Bercy. Le CNRS, tout comme les autres organismes de recherche (ONR) ou l’Agence nationale de la recherche (ANR), est donc sur le gril en cette fin d’hiver 2024 avec des coups de rabot en prévision dans des appels à projets. Rappelons qu’en juillet dernier, Bruno Le Maire avait déjà annoncé vouloir s’attaquer aux excédents de trésorerie des opérateurs de l’État, dont le CNRS, l’Inserm, le CEA ou les universités. Huit mois après, l’intéressé est passé à l’action de manière résolue.

« L’argument d’une dégradation abrupte de notre économie ne tient pas (…), c’est un jeu de dupe »

Pierre Ouzoulias

Le pire est avenir. Si tout le monde attend de pied ferme les arbitrages budgétaires établissement par établissement de Sylvie Retailleau, qui seront rendus dans les prochaines semaines, il est certain que le budget des ONR va être mis sous pression en 2024 : « Il va y avoir un très gros impact sur la capacité d’investissement des ONR pourtant déjà exsangues. La masse salariale “fonctionnaires” des ONR représentant près de 80% de leur subvention d’État, soit les ONR réduisent davantage leurs effectifs — un signal désastreux pour les jeunes — soit ils acceptent de couper jusqu’à 25% de leur budget d’intervention », s’insurge Patrick Lemaire, président du Collège des sociétés savantes. Pour Pierre Ouzoulias, sénateur PCF des Hauts-de-Seine, le redressement budgétaire des organismes était même écrit : « Cela n’arrive pas dans un ciel sans nuage, un amendement proposant 100 millions d’économies pour le CNRS avait été déposé en décembre au Sénat par le rapporteur général. C’était une première tentative de Bercy ». Pour ce dernier, « l’argument d’une dégradation abrupte de notre économie ne tient pas (…), c’est un jeu de dupe, le gouvernement avait annoncé un chiffre de croissance intenable. » Qui n’a de fait pas été tenu.

Universités dettées. Avec “seulement” 80 millions d’euros d’économies attendues (programme 150 cf. le décret), les universités s’en sortent plutôt “mieux” que leurs camarades, même si ces annonces les ont prises de court. Le ministère a beau préciser que son « budget 2024 reste en hausse », il augmente moins « vite que les dépenses contraintes », une situation que ces nouvelles ponctions viennent aggraver, selon Dean Lewis, vice-président de France Université. Selon son analyse, « les établissements sont déjà structurellement très contraints malgré un plan présenté comme ayant peu d’incidences », à savoir un recours aux réserves de précaution, des reports de projets immobiliers, d’investissements ou d’équipements de recherche… Dean Lewis est par exemple dans l’expectative concernant la mise en route d’un Contrat plan État-Région (CPER) à l ‘université de Bordeaux. « 2023 ressemble à 2024, on ne voit pas la sortie d’un système où nous devons puiser dans nos réserves pour équilibrer nos budgets », conclut-il.

« Le char de l’État semble s’être embourbé »

Christophe Bonnet, CFDT

Sanctuarisés ? Rappelons que les universités sortent à peine d’une série d’annonces sur les « fonds de roulement » (nous vous en parlions), qui ont agité la préparation du projet de loi de financement pour l’année 2024. Si le ministère cherche à rendre ces mesures les plus indolores possible, « comment est-ce possible au vu des sommes demandées ?, s’interroge le secrétaire fédéral du Sgen-CFDT Christophe Bonnet, nous avons l’impression que ces annonces ont été très mal préparées et nous espérons avoir des précisions rapidement. Pour l’instant, le message est déplorable et le timing désastreux. Cela aura forcément un impact sur le moral des troupes, d’autant que nous attendons encore la suite des annonces d’Emmanuel Macron du 7 décembre dernier. Le char de l’État semble s’être embourbé. » 

Battre le pavé. Même son de cloche du côté de Boris Gralak, secrétaire général du Syndicat national des chercheurs scientifiques (SNCS-FSU) : « Nous ne comprenons tout simplement pas comment il est possible d’annuler 380 millions d’euros de crédit, que ce soit sur les budgets des organismes ou celui de l’ANR…  or ils vont bien devoir les prendre quelque part. » Le ministère défend néanmoins quelques sanctuaires : « Concernant la recherche, les moyens “soclés” (salaires, moyens des laboratoires…) ainsi que les mesures “ressources humaines” de la LPR seront préservés ». Dans le même ordre d’idée, les crédits d’innovation de France 2030, dépendant du Premier ministre, semblent avoir échappé à cette cure d’austérité qui ne dit pas son nom. De nombreux syndicats appellent d’ores et déjà à un temps de mobilisation le 19 mars. Reste à savoir si la sidération cédera la place à l’action dans les laboratoires.

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