Image extraite du Théorème de Marguerite montrant une doctorante en mathématiques aux prises avec de nombreux défis personnels… et académiques – relire l’interview de la réalisatrice Anna Novion.
Depuis vingt ans, c’est l’encéphalogramme plat : la proportion de femmes parmi les matheux stagne autour de 20% depuis 1996. « Le patient est-il mort ? », s’interroge Olga Paris-Romaskevich, mathématicienne au CNRS. Comment attirer plus de femmes ? La question tourne en boucle à chaque événement ou table ronde sur le sujet, sans qu’aucune action n’arrive à changer la donne. La sortie de l’ouvrage Matheuses (Éditions CNRS) réalisée à six mains par une sociologue, une médiatrice scientifique et une mathématicienne (voir encadré) apporte des réponses nouvelles.
« Au pays des Lumières, certains estiment que ce n’est plus un sujet »
Elisabeth Moreno
Spé maths. L’histoire commence en 2019 à Marseille. Olga Paris-Romaskevich encadre avec d’autres collègues masculins au sein des laboratoires de mathématiques à Marseille le programme de stage les Cigales dédié à des lycéennes scientifiques. Elle fait appel à une collègue sociologue pour évaluer la pertinence du dispositif : la vingtaine d’élèves de Première spécialité maths passant une semaine en non-mixité – juste des filles, donc – pour explorer un sujet de recherche mais aussi partager des moments conviviaux (sport, temps libre) ressortiront-elles avec une image différente des maths ?
Check list. Les sociologues Clémence Perronnet (chercheuse à l’Agence Phare et membre du Centre Max Weber) et Alice Pavie (doctorante au LEST, Aix-Marseille Université) débarquent alors à Marseille pour deux semaines d’enquêtes comprenant observations, entretiens individuels, analyse des dossiers et des questionnaires de fin de stage. Avec comme objectif « d’expliciter les mécaniques d’exclusion des femmes » à travers une liste de douze questions qui structurent le livre. Parmi elles certaines devraient vous intéresser : les maths sont-elles réservées aux élites ? Les modèles féminins créent-ils des vocations ? La non-mixité est-elle efficace ?
« Ça va, on n’est pas en Afghanistan »
Un commentateur anonyme
Hyperboles. Les conclusions bousculent les idées reçues. Souvent évoqué comme cause du faible nombre de matheuses, « le manque de confiance en soi est une rhétorique qui cache la véritable cause de l’exclusion des femmes : les violences », assène Clémence Perronnet, spécialisée dans la sociologie des sciences, de la culture et des inégalités. Des violences envers les femmes dans le monde si noble des mathématiques ? « Ça va, on n’est pas en Afghanistan », aurait-on répondu un jour à Élisabeth Moreno, ancienne ministre déléguée à l’Égalité entre les femmes et les hommes entre 2020 et 2022. Celle-ci dénonçait lors d’une table ronde organisée le 24 janvier 2024 par la chaire Unesco Femmes et sciences un aveuglement collectif : « Au pays des Lumières, certains estiment que ce n’est plus un sujet ». À tort évidemment.
Terrain miné. Les étudiantes ont de fait cinq fois plus de risque d’être agressées sexuellement que le reste de la population, rappelle ce documentaire diffusé sur France 3 Paris. Lors de la dernière étude menée par la Fondation l’Oréal et Ipsos auprès de 5 200 scientifiques de 117 pays, une femme sur deux déclarait avoir subi une forme de harcèlement sexuel sur son lieu de travail. La moitié des faits avaient eu lieu depuis 2017 et le mouvement #MeToo. Seule une chercheuse sur cinq avait osé en parler à son institution, malgré la multiplication des dispositifs en leur sein et les recommandations pour les améliorer – notamment ce vade-mecum. On vous rappelle l’existence de ce guide pratique pour s’informer et de défendre réalisé par le Collectif anti-sexiste de lutte contre le harcèlement sexuel dans l’enseignement supérieur (CLASCHES) (téléchargez la version 2023).
« L’illusion de la neutralité est plus intense en maths »
Clémence Peronnet
Blessures assassines. « La violence, ce n’est pas que des coups de couteau – ces féminicides terribles qui font la Une des journaux. Elle prend aussi des formes insidieuses lorsqu’elle est banalisée, comme le montre Clémence Perronnet », analyse Elyès Jouini, économiste et porteur de la chaire Unesco Femmes et sciences. « Comment se fait-il qu’une jeune femme comme toi aime les maths ? » « Tu as réussi à faire ça toute seule ? » « C’est trop dur, demande à [prénom masculin] »… On ne compte plus les remarques sexistes, conscientes ou non, auxquelles toute femme a été confrontée durant ses études puis dans sa carrière scientifique, si elle a eu le courage de persister. « C’est en tant qu’adulte qu’on prend conscience de toutes les injustices qu’on a subies et parfois même commises », expliquent les autrices de Matheuses.
Mises en minorité. « Ces violences sont aggravées en maths par la proportion de potentiels agresseurs : quatre hommes pour une femme », renchérit Mélanie Guenais, enseignante chercheuse à l’Université Paris-Saclay. La vice-présidente de la Société de mathématiques de France dénonce les rapports de domination dans un système académique où le contrôle hiérarchique est faible et la moindre altercation avec un collègue peut mettre une carrière en jeu. « L’illusion de la neutralité est plus intense en maths et, dans une moindre mesure, en physique théorique ou en philosophie », analyse Clémence Perronnet. Un véritable aveuglement : « Ayant la conviction de ne pas être concernés par la question, ils la rejettent sur des causes externes », telle que le manque de confiance en soi. La boucle est bouclée !
« Une femme qui sait le grec est si peu une femme qu’elle pourrait aussi bien avoir une barbe »
Emmanuel Kant
Autoentretien. Une autre spécificité des mathématiques est son élitisme, terreau fertile pour les discriminations. Sélection dès le plus jeune âge via les Olympiades, carrières précoces et fulgurantes avec des médailles (Fields ou prix Abel) avant 40 ans… on faisait un tour d’horizon de cet élitisme bien documenté par les sciences sociales dans nos colonnes. « Avec la notion de “supériorité” des maths, on diffuse le message que tous ne pourront pas y accéder, ce qui renforce l’exclusion des femmes, mais aussi des personnes racisées ou de milieux sociaux défavorisés », explique la sociologue Clémence Perronnet.
Systémique. « Une femme qui sait le grec est si peu une femme qu’elle pourrait aussi bien avoir une barbe. » C’est par cette citation de Kant que l’économiste Elyès Jouini débutait la soirée à Paris Dauphine le 24 janvier 2024, illustrant la puissance des stéréotypes. Un problème auquel il faut s’attaquer dès l’enfance : « Les stéréotypes de genre sont intériorisés vers l’âge de 5 ou 6 ans », explique Thomas Breda, chercheur CNRS officiant à la Paris School of Economics. Ses résultats montrent un décrochage des filles en maths durant l’année du CP partout en France, peu importe le type d’écoles et de milieu familial. Une observation très certainement liée à la méthode d’évaluation des élèves, comme l’expliquait dans The Conversation Nathalie Sayac.
« L’enseignant nous a laissé entendre qu’il y avait de la place pour nous, les femmes »
Colette Guillopé
Antithèse. « La sensibilisation des enseignantes et enseignants n’est malheureusement pas obligatoire », regrette Colette Guillopé, professeure émérite en mathématiques à l’Université Paris Est-Créteil et membre active de l’association Femmes et mathématiques. Passée par une des Écoles normales supérieures réservées aux filles du temps où elles existaient encore, la mathématicienne a opté pour une discipline naissante à l’époque, les maths appliquées. « L’enseignant nous a laissé entendre qu’il y avait de la place pour nous, les femmes », se souvient-elle. Colette Guillopé intervient aujourd’hui dans les collèges et lycées où la réforme du bac reléguant les maths au statut d’option reste vivement critiquée (on vous en parlait à l’automne 2022, rafraîchissez-vous la mémoire).
Héroïnes. « C’est une réforme contre les filles : les inégalités sont plus fortes que dans les années 1960 ! », s’insurge Mélanie Guenais, signataire d’une tribune au Monde à ce sujet. « Les systèmes à choix écartent plus particulièrement les filles des sciences : elles étaient 95 000 dans l’ancienne filière scientifique, elles sont aujourd’hui moins de la moitié (40 000 en 2022) à choisir les maths associées à une autre matière scientifique [chaque élève de Terminale choisit deux spécialités, NDLR] ». Les jeunes lycéennes manquent souvent d’exemples de femmes scientifiques dans leur entourage. « En physique-chimie il y a Marie Curie mais en maths, très peu de figures féminines sont connues des jeunes et du grand public », témoigne Colette Guillopé.
« Je suis ravie d’être considérée comme un exemple »
Louise Denis
Têtes de pont. Envoyer des ambassadrices dans les classes pour faire la promotion des maths et encourager les jeunes filles à suivre leur voie ? C’est un des objectifs du programme Pour les filles et la science de la Fondation L’Oréal et de l’Unesco qui en charge les lauréates du prix Jeunes Talents. « Je suis ravie d’être considérée comme un exemple des femmes de sciences. Il est difficile de trouver sa place dans un milieu majoritairement masculin, j’ai vu décroître le nombre de mes camarades féminines au fur et à mesure de mes études », déclarait Louise Denis dans le journal de sa ville d’enfance. Louise est docteure en physique et lauréate de la dernière édition de ce prix.
À la marge. Certaines études ont mesuré une diminution des stéréotypes et un effet décisif pour les filles plutôt favorisées “sur le fil” mais « les rôles modèles peuvent avoir des effets pervers lorsque la personne dit qu’elle n’a jamais connu de problème, ce qui renforce l’hypothèse selon laquelle les femmes sont responsables de leur situation », avertit Clémence Perronnet. « Les femmes peuvent être ainsi mises dans des situations délicates, elles doivent être formées auparavant », atteste Olga Paris-Romaskevich. Un constat partagé par Colette Guillopé : « Certaines jeunes chercheuses sont parachutées dans les établissements. Elles sont plus proches en âge des élèves [Colette est émérite, NDLR] mais manquent parfois un peu de recul sur le métier ». Elle qui s’est auto-formée a vécu quelques interventions catastrophiques, mais continue : « Chaque expérience auprès des jeunes est un plus ! »
« Mes collègues hommes, même les vieux barbus à lunette, peuvent faire beaucoup »
Olga Paris-Romaskevich
Business as usual. Comme tous les ans depuis 2015, le 11 février célébrait la Journée internationale des femmes et des filles de science et la question de « comment sauver les maths ? » se pose toujours. En particulier, comment faire aimer les maths aux jeunes, et plus particulièrement aux jeunes femmes ? « On n’aime pas son oppresseur », répond durement Clémence Perronnet. « La question est orientée, rétorque pour sa part Mélanie Guenais. La problématique n’est pas l’amour ou le désamour mais les possibilités d’accès » Aux mathématiciens de changer la donne et non aux jeunes filles : « Quelle image renvoie-t-on avec 20% de femmes en recherche ? Tant qu’on ne bouge pas – et il faut une véritable volonté politique –, je ne vois pas pourquoi cela changerait au lycée », estime l’enseignante chercheuse en maths.
Barbons. « Mes collègues hommes, même les vieux barbus à lunette, peuvent faire beaucoup », estime, relativement optimiste, Olga Paris-Romaskevich qui a déjà observé les effets positifs des retours que Clémence Perronnet a fait au sein du labo. Comme mettre en avant les collègues féminines lors des présentations ou ne plus leur couper la parole. Même si cela est souvent emprunt de maladresse – vite pardonnée – et que malheureusement le naturel revient souvent au galop.
La non-mixité, ça marche
Parité comme dans ce labo d’ingénierie québécois ou non-mixité ? « Si elle ne peut être qu’une solution ponctuelle, la non-mixité crée incontestablement de bonnes conditions de travail », analyse la sociologue Clémence Perronnet. D’ailleurs, le livre Matheuses a été réalisé en non-mixité, s’amusent les trois autrices. Le résultat ? Un ouvrage vulgarisé de sociologie où des problèmes de maths servent de respiration – le monde à l’envers, direz-vous. « L’illustration était importante pour que les filles s’approprient le livre. J’ai voulu qu’il ressemble à un cahier de lycéenne », explique la médiatrice scientifique Claire Marc. Plutôt habituée à illustrer des concepts de “sciences dures”, elle a ici fait parler les jeunes femmes en soulignant leur diversité (physique, sociale, culturelle, de points de vue…). Un ouvrage destiné donc aux adolescentes mais aussi à toutes celles et ceux qui les entourent. « Un manifeste de sororité », résument les autrices.