Être responsable d’un groupe de recherche est formidable et gratifiant en tant que scientifique, en particulier lorsque vos étudiants restent dans des carrières scientifiques, trouvent un emploi et finissent par devenir eux-mêmes chercheurs. Cette responsabilité est également difficile car le doctorat ne forme notamment pas au management ou à la gestion. En effet, être à la tête d’un groupe, c’est avant tout gérer des ressources financières et humaines pour faire avancer tous ses membres dans une même direction avec un objectif commun et être disponible pour les personnes qui vous entourent.
De plus, vous devez vous maintenir au meilleur niveau dans votre discipline car vous êtes constamment évalué par vos pairs et collègues : conférences, candidatures à des subventions ou des promotions… Diriger un groupe de recherche, c’est aussi être confiant quand on a des doutes, faire preuve de force en cas de faiblesse, voyager beaucoup pour des conférences et des comités d’évaluation, travailler de longues heures une fois de retour à la maison, week-end inclus, parce qu’en plus de gérer votre équipe et de mener des projets de recherche, vous avez entre-temps accepté d’autres missions .
« Seulement 30% des chefs d’équipe sont des femmes. »
Florence Apparailly
En France, lorsque vous postulez à un poste permanent dans un organisme public de recherche, vous devez cocher de nombreuses cases : projet scientifique, liste de publications – ce qui est évident –, mais aussi mettre en avant vos compétences en gestion, votre réseau, votre visibilité et votre attractivité, votre reconnaissance dans la communauté (les invitations à des conférences), le prestige des financements que vous avez obtenus, votre implication dans l’organisation de congrès, vos activités d’expertise et de conseil… la liste est longue.
Pensez-vous que ces critères offrent des chances équitables aux scientifiques, hommes et femmes, sans créer de biais ? Bien sûr que non. Et pourquoi ? Parce qu’à chaque étape de notre carrière, on ne nous donne pas les mêmes chances d’accéder à toutes ces activités pourtant valorisées. Alors qu’elles sont plus facilement accessibles aux hommes, nous devons nous battre et travailler plus dur pour les obtenir.
« Ils » nous disent souvent que ce n’est qu’une question de temps, qu’en tant que femmes nous avons déjà tant gagné par rapport aux siècles passés, qu’il faut être patient·e, que tout cela viendra progressivement et naturellement. Il est indéniable que la condition féminine s’est énormément améliorée au cours du XXe siècle par rapport aux siècles précédents, avec le vote des femmes au Royaume-Uni et l’éclosion des mouvements féministes. Cependant, « ils » se trompent : les chiffres montrent que nous n’avons pas progressé depuis des décennies.
Les tuyaux percés, les plafond de verre et autres « sticky floors » sont toujours en place, malgré l’augmentation du nombre d’étudiantes à l’université et de candidatures féminines aux emplois scientifiques de première catégorie. A l’Inserm, par exemple, 60% des employés sont des femmes. Cependant, lorsqu’on filtre par catégorie, la proportion est de 70% pour les techniciens et ingénieurs et 50% pour les chercheurs.
50% de chercheuses : malgré ce chiffre rassurant, les courbes se croisent lorsqu’on prend en compte les progressions de carrière : la proportion de femmes est bien de 50% en début de carrière mais de 40% aux postes de directeur de recherche et elles représentent seulement 30% des chefs d’équipes et 20% des directeurs de laboratoire. Oh oui, j’ai oublié de mentionner que mon domaine de recherche est la biologie. Alors maintenant, vous pouvez imaginer quel pourrait être le scénario en chimie ou en physique – je n’entrerai pas dans ce détail ici.
Pourquoi ce biais ? Premièrement, parce que les taux d’attribution de financement dépendent du sexe. Ces écarts viendraient d’une évaluation moins favorable aux femmes, indépendamment de la qualité de la recherche proposée (voir l’article par Witteman et al. publié dans The Lancet en 2019) ; ceci indique que nous devons changer nos critères d’évaluation. Deuxièmement, parce que les femmes cochent un moins grand nombre des cases que j’ai mentionnées pour obtenir un poste permanent.
« Nous savons que les hommes se soutiennent
et “réseautent” beaucoup plus efficacement
que les femmes. »
Florence Apparailly
Pour exhiber une liste d’invitation à des conférences prestigieuses, vous devez encore être invitée à ces endroits, quelqu’un doit proposer votre nom lorsqu’il s’agit de créer un programme de réunion. C’est un cercle vicieux, nous le savons parfaitement : vous pensez alors aux dernières personnes que vous avez vues présenter une conférence stimulante. Et comme il y a une majorité d’hommes invités à ces conférences, en fin de compte, les femmes sont moins invitées que les hommes. Ce n’est pas par manque de femmes excellentes dans chacune des disciplines, mais parce qu’elles sont invisibles.
Pour s’impliquer dans les conseils d’administration et les comités, quelqu’un doit également proposer votre nom. Cependant, nous savons que les hommes se soutiennent et « réseautent » beaucoup plus efficacement que les femmes. Pour candidater à des financements prestigieux, vous devez vous sentir légitime et suffisamment fort(e) et avoir un patron compréhensif qui acceptera de ne pas mettre son nom sur votre dossier de candidature.
Mais quelle est l’origine de tout cela ? Des écarts de réussite existent entre les sexes en raison de préjugés sexistes dans l’évaluation même des carrières (voir l’article par Régner et al., Nature Human Behavior 2019), mais aussi en raison de l’autocensure des femmes. Et oui, à accomplissement égal, les hommes sont préférés aux femmes.
C’est pourquoi nous devons créer un environnement scientifique favorable aux femmes. Même aujourd’hui en 2020, il n’existe toujours pas : une discrimination systémique et invisible à l’égard des femmes persiste même dans le monde académique et scientifique, où les gens sont censés être intelligents et factuels. Nous devons donc le rendre plus inclusif et accessible aux femmes.
« Il faut encore du courage pour s’imposer dans un environnement masculin. »
Florence Apparailly
Le monde scientifique doit agir pour accueillir les femmes. Pour le moment, lorsque l’on est la seule femme d’un conseil d’administration ou d’un comité de pilotage, il faut du courage pour s’imposer. Et pour cela, nous avons besoin des hommes.
Il est en effet difficile pour les hommes d’accepter le partage le pouvoir. Il s’agit bien de cela, après tout : de pouvoir et de domination, d’influence et de territoires, de décisions et de politique. Nous parlons de millénaires de domination masculine construite en excluant la moitié de l’humanité de la prise de décision dans la sphère publique. Bien sûr, les hommes perdront des sièges et du pouvoir, alors pourquoi l’accepteraient-ils ?
Même si nous essayons de convaincre les hommes que c’est au bénéfice de tous, que la diversité est la clé de la qualité, que permettre à tous les cerveaux de s’exprimer permettra une société plus égalitaire, plus efficace pour s’adapter aux futurs défis de l’humanité…. Pourquoi les hommes ne renonceraient-ils pas seulement à leurs comportements discriminatoires, mais nous aideraient même à construire une société telle que je l’ai décrite ? Ma seule réponse est la suivante : c’est une question de justice.
« Nous devons rendre les demandes d’emploi anonymes et cesser d’auditionner les candidats. »
Florence Apparailly
Il existe des préjugés sexistes dans la communauté scientifique. Plus personne ne peut dire qu’il n’y a pas de preuves. Des études en sciences sociales montrent que, CV en main, la moitié des décisions prises sont basées sur le sexe, que le recruteur soit un homme ou une femme. Cela nous indique que nous devons rendre les demandes d’emploi anonymes et cesser d’auditionner les candidats. Bien sûr, c’est dur parce que vous voulez rencontrer la personne que vous allez recruter.
Une autre solution serait d’imposer une discrimination positive à travers des quotas. Cela peut sembler injuste mais je suis convaincue que nous avons besoin de mesures extrêmes, au moins pendant un temps, pour combler l’énorme vide qui existe dans nos carrières scientifiques. Il faut imposer des jurys mixtes pour toutes les candidatures, la suppression de la limite d’âge – tellement française d’ailleurs – et, uniquement si on garde les entretiens, pourquoi ne pas organiser des concours réservés aux femmes ?
« Les femmes doivent apprendre à dire oui aux défis. »
Florence Apparailly
Depuis deux ans, un organisme de recherche français impose la parité pour le recrutement des chercheurs [en 2018, le CNRS s’est donné comme objectif « de promouvoir chaque année un pourcentage de femmes correspondant, dans chaque institut, à la proportion de femmes promouvables », NDLR]. Je souhaite que ce soit le cas dans chaque organisation publique de recherche. Le milieu académique doit montrer l’exemple. Une autre action importante consiste à sensibiliser et à former les comités d’évaluation. Nous nous privons de tellement de talents pendant que les femmes perdent leur temps à tenter de faire reconnaître la qualité de leurs travaux.
Pourquoi avons nous tant de problèmes à être créditées pour ce que nous faisons ? Je dois dire que mon encadrant n’a jamais remis en question mes capacités et mes compétences. Il m’a envoyée à toutes les réunions, comités et conférences auxquels il ne pouvait se rendre, confiant en ma capacité à le remplacer. Je n’étais pas formée ni préparée à cela, voire apeurée et stressée au début mais j’ai dit « oui » à chaque fois et je l’ai fait sans réfléchir. Les femmes doivent apprendre à dire « oui » aux défis, à accepter les responsabilités même si elles se sentent incapables de le faire.
La culture dominée par les hommes, en excluant consciemment ou non les femmes, les rend moins visibles à toutes les étapes d’une carrière scientifique. En plus de cela, nous devons faire face au harcèlement. 50% des femmes en ont été victimes au cours de leur carrière. Ces chiffres devraient faire réagir tout le monde. Pourquoi ce n’est pas le cas ? Et pire, les chiffres ne bougent pas. Au lieu de cela, le harcèlement sexuel continue de créer de nombreuses « fuites » de chercheuses tout au long de nos carrières.
« Pire encore celui qui met sa main sur votre cuisse pendant le dîner de gala. »
Florence Apparailly
J’ai moi-même vécu cette attention sexuelle indésirable, cette coercition, cette agression, notamment lors de conférences : le collègue qui vous passe la main dans le dos devant tout le monde alors que vous êtes assise dans un bar après une réunion, celui qui vous parle de manière paternaliste lors d’une session poster, ou pire encore celui qui met sa main sur votre cuisse pendant un dîner de gala et la laisse bien que vous ne cessiez de lui demander gentiment de l’enlever, en essayant de ne pas provoquer de scandale. Vous êtes entourée de collègues et vous ne voulez pas faire de scène, vous essayez donc de vous échapper du mieux que vous pouvez.
Et ce n’est que la partie immergée de l’iceberg. Je me considère chanceuse car cela n’est jamais allé plus loin. Mais je ne devrais pas. Ce n’est tout simplement pas acceptable. Nous ne devons pas essayer de minimiser, ni même de ignorer ces atteintes, nous devons continuer à raconter ce qui nous arrive et en protéger nos plus jeunes collègues.
Les hommes doivent également changer leur façon de considérer leurs collègues féminines. En effet, pourquoi chaque fois qu’un collègue vous rencontre lors d’une conférence, vous complimente-t-il d’abord sur votre robe, votre coupe de cheveux ou vous pose-t-il des questions sur votre famille ? Pourquoi n’agit-il pas comme envers ses collègues masculins, en ne parlant que de science ? Pourquoi quand un collègue me propose de me joindre pour boire un verre après une journée de conférences, je ne me sens pas légitime et je pense qu’il le fait non pas parce que je suis intelligente et que j’ai des choses à raconter, mais simplement parce que je suis une belle femme ? Les choses doivent changer.
« Je ne me considère pas comme une activiste radicale mais je dois agir. »
Florence Apparailly
Je suis consciente que les femmes scientifiques qui identifient les problèmes sont prises pour des militantes, des féministes, qui dérangent le groupe. Malgré cela, lorsque je siège au conseil scientifique consultatif d’une conférence, j’ose rappeler à mes collègues la parité hommes-femmes pour la liste des orateurs invités. Et lorsque je siège à un comité d’évaluation pour le recrutement ou la promotion de scientifiques, je donne régulièrement les statistiques – combien de femmes ont postulé ? Combien ont été sélectionnées et ont obtenu un poste ? Ici, mon objectif est uniquement de sensibiliser les décideurs. Je ne me considère pas comme une activiste radicale mais je dois agir.
J’ai trouvé ma bataille en devenant membre de l’association française Femmes&Sciences et en participant à la construction d’un programme de mentorat à Montpellier, dédié aux étudiantes en doctorat. Il est basé sur des rencontres individuelles tous les mois entre mentors et « mentorées », des cercles abordant des sujets spécifiques (le manque de confiance en soi, les carrières dans le public et dans le privé …), des témoignages inspirants de femmes aux parcours différents, et des ateliers pour préparer l’avenir (présentations institutionnelles, outils de réseaux professionnels…). Ce programme vise à discuter et à aider les jeunes femmes scientifiques à construire leur carrière au-delà du doctorat en se basant sur les conseils et l’expertise de mentors qui apportent un soutien bienveillant et expérimenté.
En conclusion, nous ne devons pas abandonner mais continuer à nous battre pour obtenir des actions concrètes pour plus de justice dans notre monde. Avec cette belle devise « Liberté, Égalité et Fraternité », ne devrions-nous pas essayer, en tant que Françaises, de montrer l’exemple ?
Publié à l’origine en anglais sur TheThinkingPen
Traduction Lucile Veissier