Deux camps s’affrontent. Les uns promeuvent des plateformes numériques indépendantes. Les autres affirment défendre une version libertarienne de la liberté d’expression : le “freedom of speech” à tout prix. En incitant à déserter le réseau social X détenu par Elon Musk, l’initiative HelloQuitteX a sonné le début d’une nouvelle bataille bien au-delà des frontières hexagonales. David Chavalarias, directeur de recherche au CNRS à la tête de l’Institut des systèmes complexes de Paris Île-de-France (ISC-PIF), est un des porte-voix de ce combat… non sans conséquences pour son employeur et sa réputation de scientifique.
« C’est mouvement « typiquement français (…) presque romantique »
Laurent Buanec (X) dans Le Point
Cieux bleus. Pourquoi quitter X ? La question était le fil directeur de notre entretien avec David Chavalarias en décembre 2024. Réponse en une phrase : selon lui (et beaucoup d’autres), la plateforme est devenue toxique. Le mouvement HelloQuitteX a pris forme à l’approche de l’investiture de Donald Trump. Cette alliance de circonstance est composée de chercheurs mais aussi d’associations comme la Ligue des droits de l’homme, On est prêt ou la Quadrature du net. L’objectif ? Initier un départ massif du réseau social, au profit de plateformes plus vertueuses. Mastodon et Bluesky sont notamment choisis pour la transparence de leurs algorithmes et parce qu’elles offrent la possibilité de migrer en emportant ses données – dans le jargon, ça s’appelle la portabilité. Mais pour les utilisateurs, changer de plateforme signifie perdre tous leurs contacts, construits parfois depuis des années, et recommencer de zéro. Sont-ils prêts à sauter le pas ?
Grand soir. Lancée début février 2025, la plateforme OpenPortability tente de lever ces réticences en proposant aux utilisateurs d’y déposer l’archive de leur profil X contenant notamment la liste des comptes suivis. Sous le slogan #LaGrandeReconnexion, la plateforme permet ensuite en quelques minutes de se réabonner à ces comptes, s’ils existent sur BlueSky et/ou Mastodon. Mais OpenPortability est également un moyen de récolter des données pour les recherches éponymes menées au sein de l’ISC, qui étudie depuis 2015 la circulation d’information sur les réseaux sociaux. Dans un contexte où les chercheurs n’ont plus accès depuis 2023 à l’application permettant de collecter massivement les données de X, « OpenPortability vise à la fois à documenter la migration en cours et à quantifier sur le long terme l’influence sur le débat public », explique David Chavalarias, mathématicien de formation, dans un rapport déposé sur HAL.
« Plusieurs milliers de messages insultants ou diffamatoires ont été publiés sur Twitter/X à l’encontre de l’équipe de l’ISC-PIF et du CNRS »
David Chavalarias, chercheur CNRS
Sauve qui veut. Bilan de l’opération : près de 35 000 personnes ont utilisé la plateforme OpenPortability, permettant de cartographier de l’ordre de 50 millions d’abonnements sur X, dont plus de 400 000 ont été retrouvés sur Bluesky et Mastodon. Au-delà de l’initiative HelloQuitteX, la fuite est bien palpable, y compris chez les scientifiques. Fini donc l’espoir de continuer à alimenter une parole scientifique sur X ? La paléoclimatologue Valérie Masson-Delmotte, très active sur feu Twitter – relire notre interview – a abandonné la partie, comme elle en témoignait lors de son passage dans l’émission À l’air libre de Médiapart en février 2025. Juste après l’investiture de Donald Trump, des médias français comme Le Monde ou L’Express ont vu leur nombre d’abonnés sur Bluesky augmenter de manière fulgurante, selon le bilan dressé par L’Express fin janvier, estimant que HelloQuitteX avait été une véritable « rampe d’accélération pour Bluesky ». Côté Mastodon, le serveur français Piaille aurait observé la création de 10 à 15 fois plus de comptes depuis décembre 2024.
Dénigrement. Une vague de départs que tente de minimiser le directeur France de X, Laurent Buanec, la ramenant aux 19 millions d’utilisateurs français de la plateforme. Dans une interview au Point, il réagit à l’émergence d’HelloQuitteX en jugeant le mouvement « typiquement français (…) presque romantique ». « Je connais mes compatriotes », affirme-t-il, paternaliste. Côté utilisateurs, les réactions sont très polarisées, en témoignent les publications sous le mot-clé #HelloQuitteX. Une bonne partie semble adhérer mais une fraction le voit d’un très mauvais œil, allant jusqu’à des accusations de détournement de fonds publics. « Plusieurs milliers de messages insultants ou diffamatoires ont été publiés sur Twitter/X à l’encontre de l’équipe de l’ISC-PIF et du CNRS », détaille David Chavalarias dans son rapport.
« [HelloQuitteX a été la cible] de professionnels de la désinformation, qui ont été de toutes les polémiques depuis 2018 »
David Chavalarias
Antitout. Qui est à l’origine de ces attaques ? Forts de leur expérience avec les projets Politoscope et Climatoscope, des chercheurs de l’ISC ont analysé près de 400 comptes : environ 60% proviennent de la communauté « confusionniste et anti-système », née au moment de la découverte du vaccin contre la Covid-19. Citant notamment des politiques comme Florian Philippot, François Asselineau ou Yves Pozzo di Borgo, le groupe est à l’origine de tweets climato-dénialistes, anti-woke, antivax ou pro Kremlin. De véritables « professionnels de la désinformation, qui ont été de toutes les polémiques depuis 2018 », selon David Chavalarias. Pour ce dernier, l’objectif était clair : « Freiner le développement de la plateforme […] et perturber le déroulement de l’événement [une soirée était organisée le 20 janvier, voir encadré, NDLR]. »
Tâche d’huile. Le phénomène aurait pu rester cantonné à X mais les critiques sont relayées dans la presse. Du moins dans certains titres de presse : principalement les médias du groupe Bolloré mais pas seulement. Le JDD titre ainsi « HelloQuitteX : le CNRS, cheval de Troie du wokisme » ; Valeurs actuelles pose de son côté la question du bien-fondé d’une telle initiative. Sommé de répondre, le CNRS reste évasif : l’organisme n’a ni fondé ni développé le collectif HelloQuitteX, c’est un chercheur CNRS qui en est à l’origine. Mais la différence semble trop subtile pour certains. Les mêmes accusations se retrouvent dans Le Figaro qui donne la parole à Xavier-Laurent Salvador, maître de conférences en langues médiévales à Paris 13 et rédacteur en chef du L’Observatoire du décolonialisme, puis à l’essayiste Nicolas Bouzou qui estime que les chercheurs du CNRS feraient mieux de se demander pourquoi il n’existe pas d’Elon Musk européen.
« La stratégie [des conservateurs américains] est en train d’être importée en France par l’extrême-droite »
David Chavalarias
Assemblées. C’est ensuite au tour des politiques de prendre parti. Au détour d’une longue interview sur Cnews, le député Éric Ciotti, aujourd’hui à la tête du parti d’extrême droite de l’Union des droites pour la République, affirme s’inquiéter de « la potentielle utilisation de l’argent public par des chercheurs du CNRS pour une pure manœuvre politique » (à la minute 7). L’initiative HelloQuitteX est ensuite l’objet d’une question au gouvernement le 21 janvier 2025. « Le premier centre de recherche publique français dévoie-t-il le travail d’équipes entières (…) le tout au profit de personnalités politiques ne supportant plus la contradiction ? », demande ainsi le député Vincent Trébuchet, membre du parti d’Eric Ciotti, sous les huées des parlementaires de gauche. Enfin, le Cercle Droit et Liberté, un réseau de juristes et avocats « engagés pour la défense de la liberté », porte plainte le 23 janvier 2025. La liste des infractions présumées (dix en tout) est publiée sur leur site, assortie d’une pétition. Le président du Cercle se dit choqué, estimant que des deniers publics ont été détournés à des visées idéologiques. Toutefois sans preuve tangible, de son propre aveu.
Le grand échiquier. Tous ces événements mis bout à bout, constituent selon David Chavalarias « l’une des premières campagnes d’envergure menée par les cercles réactionnaires français pro-russes contre l’un des centres de recherche CNRS sur la désinformation ». Une campagne dont il effectue l’autopsie dans un rapport déposé le 31 mars 2025 sur HAL, faisant le parallèle avec celles observées aux États-Unis fin 2023 juste avant la campagne présidentielle. Elles avaient pour but la fermeture de labos de recherche sur la désinformation, à Stanford et au Department’s Global Engagement Center. Ces derniers ayant notamment mis en lumière l’ingérence russe durant la campagne présidentielle de 2016 : « Les conservateurs américains ont déployé depuis plusieurs années une stratégie pour contrer la lutte contre la désinformation en s’attaquant aux institutions scientifiques. Tout porte à croire que cette stratégie est en train d’être importée en France par l’extrême-droite », analyse David Chavalarias.
« Le CNRS n’a pas de position concernant le projet “HelloQuitteX” qui n’est pas à son initiative »
La direction du CNRS
Objectif 2027. Le chercheur, auteur en 2022 de l’ouvrage Toxic Data analysant notamment l’influence à des fins politiques de réseaux sociaux comme Twitter ou Facebook, pointe dans son étude de cas l’existence du projet Pericles, élaboré par le milliardaire Pierre-Edouard Stérin afin d’amener l’extrême-droite au pouvoir. Des documents révélés par L’Humanité en juillet 2024 évoquent notamment l’un des piliers de cette stratégie dotée d’un budget de 150 millions d’euros jusqu’en 2032 : la guérilla juridique. Serait-il le commanditaire des attaques menées contre HelloQuitteX ? Si aucune preuve n’existe, la majorité des personnalités politiques et médias impliqués ont un lien avec la « nébuleuse Périclès ».
Quitus. Les conséquences de cette campagne de dénigrement ? Des chercheurs entravés, un projet ralenti et une réputation du CNRS potentiellement ternie. L’implication de ce dernier est pourtant limitée : mis à part les salaires, celui-ci « n’apporte quasiment plus de moyens aux laboratoires (le fonctionnement de l’ISC-PIF est autofinancé à plus 96%) », expliquait une communication d’HelloQuitteX fin janvier, appelant d’ailleurs aux dons via la Fondation CNRS pour le développement d’OpenPortability. Un projet qui a également bénéficié de la visibilité du mouvement, notamment via le travail bénévole de l’association de mobilisation citoyenne On est prêt. Une véritable « synergie » pour David Chavalarias. La direction du CNRS semble quant à elle ne pas vouloir se jeter dans la bataille : « Le CNRS n’a pas de position concernant le projet “HelloQuitteX” qui n’est pas à son initiative », nous a répondu le service presse de l’organisme, ne condamnant ni ne soutenant ouvertement la campagne.
« Ce que le gouvernement Trump fait ne relève plus selon moi du climato-scepticisme mais du climato bellicisme »
Christophe Cassou, chercheur en sciences du climat
Veillée d’armes. Depuis, les attaques contre les sciences se sont malheureusement répandues sur les nouvelles plateformes, ciblant d’autres mouvements comme celui de Stand Up for Science. Une des chercheuses impliquées nous a confié désactiver les commentaires de ses publications Bluesky comprenant le mot-clé #Standupforscience pour éviter la multiplication des commentaires dénigrants, semblant provenir pour certains de bots. Des attaques à replacer plus largement dans une véritable offensive contre les sciences, comme en témoignait le 3 avril dernier à l’Académie du climat le chercheur en sciences du climat Christophe Cassou : « Ce que le gouvernement Trump fait ne relève plus selon moi du climato-scepticisme ou dénialisme mais d’un climato-obscurantisme, voire de climato-bellicisme. Les attaques ne concernent plus seulement les faits scientifiques mais la fabrique de la science et les scientifiques eux-mêmes. »
Vers un réseau social européen souverain ?
Le 20 janvier 2025, jour de l’investiture de Donald Trump, était organisée une soirée dans les locaux de l’ISC à Paris. Au programme : présentations scientifiques et tables rondes réunissant personnalités associatives – celles du mouvement #HelloQuitteX – et politiques – dont Thierry Breton, ancien commissaire européen au numérique qui s’était notamment opposé à Elon Musk. Alors que l’Union européenne semble en pointe sur la régulation des réseaux sociaux, reconnaissant notamment depuis 2018 un droit à la portabilité des données, les invités ont évoqué l’idée de construire un espace numérique européen, indépendant des géants étasuniens ou chinois. Un doux rêve ? Le mouvement HelloQuitteX, depuis restructuré en EscapeX, élargissant son public à l’échelle européenne ainsi que ses revendications, soutient l’idée. David Chavalarias également : « De mon point de vue de chercheur qui observe les phénomènes d’ingérences et de guerre cognitive, investir 500 milliards dans le réarmement mais rien sur le numérique semble absurde. »