L’air est léger en cette matinée au ministère de l’Éducation nationale. Devant la salle d’audience du Cneser disciplinaire, M. X, homme d’une cinquantaine d’années, professeur d’anthropologie, attend patiemment en échangeant quelques mots avec son avocat, déjà vêtu de sa robe noire et blanche. À quelques pas, le représentant de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) fait défiler des images sur téléphone. Dans la salle d’audience, on peut déjà entendre les voix et rires des juges. L’un d’entre eux sort, et après avoir salué l’accusé, se tourne vers nous : « Vous allez voir, c’est étonnant que cette affaire arrive devant le Cneser disciplinaire ». Quelques instants plus tard, M. X, son avocat et le représentant de l’établissement sont invités à entrer. Le calme s’installe. L’audience peut débuter.
« N’importe quel autre enseignant-chercheur aurait pu se retrouver dans cette situation »
M. X
Désaccords. Si les membres du Cneser disciplinaire sont convoqués aujourd’hui, c’est en appel d’une décision rendue par la section disciplinaire de l’EHESS en janvier 2021 au regard des agissements de M. X. En 2020, le professeur aurait ainsi eu une attitude familière envers deux étudiantes, en cherchant notamment « à nouer avec insistance des relations personnelles, en commentant leur physique, notamment une coiffure ou un collier et en instaurant un contact physique, notamment une bise, avec l’une d’entre elles », explique le rapporteur du dossier d’instruction. Des comportements qualifiés d’« inappropriés » que la section disciplinaire de l’EHESS n’avait pourtant pas considérés comme constitutifs d’une faute disciplinaire, ce qui avait mené à la relaxe de M. X. La décision a été ensuite contestée par la présidence de l’établissement pour qui ces agissements s’apparentent bel et bien à du harcèlement sexuel. L’affaire est donc aujourd’hui jugée en appel par le Cneser disciplinaire.
Revue rapide. Qu’est-il réellement reproché à M. X ? Dans le cas de la première étudiante, Mme A, le rapporteur du dossier d’instruction mentionne une douzaine de mails échangés « qui s’inscrivent intégralement dans le cadre d’une relation pédagogique entre enseignant et étudiant ». M. X acquiesce d’un signe de tête. Seuls faits notables : il ne signe que de son prénom et fait part de quelques anecdotes personnelles notamment sur l’obtention de son permis de conduire. « Rien d’autre », assure l’accusé sans nier. Aucune volonté affichée de nouer une relation personnelle avec l’étudiante, aucun commentaire sur son physique, ce dont il est pourtant accusé. Les juges ne s’attardent pas. La relation avec Mme B, la deuxième étudiante, soulève plus de questions.
« Pensez-vous que cette proximité soit une bonne manière d’encadrer ? »
Un juge du Cneser
Tour de table. Étudiante en troisième année de licence d’anthropologie, elle approche M. X au printemps 2020 pour lui demander de l’encadrer lors de sa première année de master à l’EHESS. Une demande qu’il accepte. Démarre alors une longue correspondance par mail que les juges qualifient de « personnelle ». L’accusé ne le nie pas : il employait le tutoiement, signait de son simple prénom et partageait parfois quelques moments de vie. Les échanges aboutissent à une rencontre sur l’esplanade des Invalides, « lieu qu’elle avait elle-même déterminé », précise M. X. Une rencontre nécessaire avant d’entamer l’encadrement de l’étudiante, assure-t-il ensuite aux juges. « Oui, mais pourquoi hors des locaux universitaires ? », interroge l’un d’entre eux. « Nous étions en pleine crise sanitaire de la Covid 19, les établissements étaient fermés », rétorque calmement M. X. La gêne ressentie par Mme B lors de l’échange, il la comprend. Lui-même était mal à l’aise. Connaissant les troubles d’anxiété sociale de l’étudiante, M. X tente de détendre l’atmosphère à l’aide d’anecdotes sur ses expériences de terrain en Estonie relatives à la consommation d’alcool. « Contrairement à ce qui a pu être dit en première instance, ce n’est pas une incitation mais une explication de ses propres expériences de terrain », appuie avec assurance l’avocat de M. X.
De proche en proche. Qu’en est-il des commentaires sur ses colliers ? M. X acquiesce à la question des juges. Là encore, il ne le nie pas. Oui, il a bien fait ces commentaires mais il ne les a aucunement touchés. « Ce n’étaient pas de simples colliers mais des médailles militaires, ce n’est pas commun de porter cela », pointe-t-il aux juges pour justifier ses remarques à l’égard de l’étudiante. Et la bise qu’il lui fait avant de partir accompagnée d’une main sur l’épaule ? « Je l’ai immédiatement regretté », assure-t-il. Après une courte pause et un regard vers son avocat, il poursuit : la proximité « amicale » entre étudiant·e et encadrant·e est chose commune dans sa discipline. « Pensez-vous que cette proximité soit une bonne manière d’encadrer ? », demande l’un des juges. M. X baisse la tête et laisse entendre un léger soupir. Non. Lui aussi l’a subie autrefois pendant cinq ans avec une encadrante et décrit une situation « étouffante ». « Je n’aurais pas dû reproduire ce genre de familiarité », admet-il.
« Je me remets en cause depuis cinq ans »
M. X
Stupéfaction. Les accusations s’arrêtent à ces faits. Les juges s’en étonnent : « Comment expliquez-vous que vous vous retrouviez devant notre juridiction ? » M. X hausse légèrement les épaules. Que Mme B puis avoir ressenti une gêne, il l’admet et s’en excuse. Mais il maintient : ses agissements étaient peut-être maladroits mais ne sous-entendaient rien. « N’importe quel autre enseignant-chercheur aurait pu se retrouver dans cette situation », pointe-t-il du doigt. Sa présence devant les juges de l’instance, il l’explique en partie par une situation de jalousie au sein de son laboratoire : « J’étais en compétition avec la personne qui a monté le dossier contre moi ». Alors qu’aucun des témoignages ou pièces à conviction ne mentionne de faits à connotation sexuelle, « cette personne a transformé mon affaire en cas de harcèlement sexuel », poursuit l’accusé d’une voix tremblante.
Blâme ou rien. Les juges se tournent vers le représentant de l’établissement : « Pourquoi faire appel de la décision de première instance ? » D’une voix calme et assurée, ce dernier explique les positions de l’établissement devant un M. X les yeux rivés sur ses notes. Quelques mois après les signalements, Mme B, la deuxième étudiante, serait ainsi revenue vers eux pour se plaindre de l’absence de sanction par la section disciplinaire à l’encontre de M. X. Le signe pour eux « d’un trouble qui a perduré et marqué une étudiante » et qui nécessitait donc une réaction. Le représentant le réaffirme : l’EHESS demande un blâme. M. X secoue la tête. C’est à lui d’avoir le mot de la fin. Après une grande inspiration, il déclame : « Je me remets en cause depuis cinq ans ». Il rappelle qu’immédiatement après avoir pris connaissances des signalements, il s’est excusé « platement » auprès des étudiantes concernées pour les torts qu’il a pu leur causer. Et fait en sorte de rediriger Mme B vers une enseignante-chercheuse adaptée à son projet. Depuis ces événements, il a revu ses pratiques d’enseignement, ne tutoie plus et ne se permet plus cette proximité « amicale » en situation d’encadrement.
« C’est une humiliation qui m’a été infligée »
M. X
En accéléré. Les explications de M. X s’enchaînent dans un flot continu. Il reprend les exemples déjà cités, s’attarde sur des détails, mentionne d’autres faits. Après une quinzaine de minutes, les juges de l’instance le coupent et lui demandent d’aller à l’essentiel. Son avocat le rassure. M. X répond d’un simple « oui », sans un regard pour l’assemblée. « J’attends depuis trois ans, j’aimerais être entendu jusqu’au bout », explique-t-il ensuite. La situation lui échappe. S’il reconnaît amplement que ces agissements ont pu perturber les étudiantes, ils ne méritent pas pour autant selon lui une telle sanction. L’affaire a terni sa réputation, poursuit-il : on le dépeint comme harceleur, un groupe militant a même demandé sa suspension. « C’est une humiliation qui m’a été infligée », conclut-il avant de demander aux juges de maintenir la relaxe. Le président du Cneser clôture la séance. Un mois plus tard, la décision sera publiée au Bulletin officiel de l’enseignement supérieur et de la recherche : la décision de première instance est confirmée. M.X est relaxé.