Le jour et la nuit. En cette journée du mois de juin 2023, l’agitation règne dans le couloir qui mène au Cneser disciplinaire. Cinq personnes, toutes et tous témoins de l’affaire du jour, trépignent devant la porte close de la salle d’audience. À l’intérieur, le calme règne. D’un côté, pour représenter l’École centrale de Lyon, seul l’avocat est présent. De l’autre, une femme au visage souriant, la défenseuse du mis en cause, s’attelle avec enthousiasme à disposer ses documents. Un dynamisme qui contraste avec la présence de Pierre* assis à ses côtés. Lui, large d’épaule et grisonnant, affalé sur sa chaise, offre aux juges un visage creusé, terne et absent. L’audience débute, Pierre ne bronche pas, le regard rivé sur ses mains tremblantes.
« Qui dit Equipex+, dit beaucoup d’argent et donc de potentielles tensions »
Un des juges
Début des hostilités. Il y a près de cinq ans, ce professeur des universités a vu sa vie basculer. À la suite de plaintes émanant de ses collègues, son établissement lui a reproché « des agissements qui se traduiraient par un climat conflictuel ainsi que par des dysfonctionnements graves » au sein de son équipe. Si Pierre est déjà passé devant le Cneser disciplinaire en 2018 pour cette affaire, ce n’était pas pour juger des faits mais pour une demande de dépaysement, jugeant que la section disciplinaire de son établissement n’était pas assez neutre pour décider de son sort. La sanction avait ensuite été rendue : interdiction d’exercer une fonction de recherche pour une durée de trois mois et privation de la moitié du salaire. Un appel plus tard, le voilà de nouveau devant les juges du Cneser qui auront cette fois-ci à examiner les faits lui étant reprochés.
Décor planté. « Les parties prenantes ont-elles des commentaires ? », demande le juge, levant la tête du dossier d’instruction. L’avocate du mis en cause hoche la tête. Elle tient à souligner que Pierre avait à l’époque réussi l’exploit d’obtenir un Equipex+ [équipement d’excellence, NDLR]. « Qui dit Equipex+, dit beaucoup d’argent et donc de potentielles tensions ? », interrogent les juges. « Ainsi qu’une potentielle jalousie », complète l’avocate. Le représentant de l’école s’offusque : pas de quoi justifier son comportement, selon lui. Les juges prennent note. Clic, clic. Le bruit du stylo de Pierre résonne dans la pièce et ponctue la discussion. Clic, clic. « Très bien, on va maintenant entendre les différents témoins », poursuivent les juges. La porte s’ouvre, un homme long et mince s’installe face à eux. Principal plaignant dans cette affaire, Sébastien* est aujourd’hui venu relater sa version des faits. Sa rencontre avec l’enseignant-chercheur remonte à quelques temps avant son arrivée dans le laboratoire, alors que ce dernier était rapporteur de sa thèse. Quelques mois après sa soutenance, il intègre l’équipe de Pierre grâce à ses recommandations. Si les débuts sont idylliques, le témoin déchante vite.
« Il m’a obtenu le poste, j’ai donc accepté ses commentaires en silence »
Sébastien, premier témoin
Tonnerre dans l’air. Pierre faisait régulièrement des « petites blagues ». Des petites blagues qui n’avaient rien de bienveillantes aux yeux de Sébastien : « C’était déplacé, je n’étais pas son ami, j’étais son collègue et qui plus est sous son autorité », souligne le témoin. Les juges s’en étonnent et soulignent : bien que Pierre soit à cette époque professeur des universités et le témoin maître de conférence, aucun rapport hiérarchique n’existait entre les deux hommes. « Alors pourquoi y a-t-il deux statuts différents ? », interroge le témoin. Les juges sourient puis s’impatientent : ils aimeraient des exemples plus concrets. « Toutouyoutou, Chuck Norris, l’Allemand »… Il affublait Sébastien de nombreux surnoms souvent accompagnés de commentaires provocants. « Il me disait qu’il était sorti avec la collègue que je fréquentais au moment où il s’amusait à entretenir des rumeurs sur ma prétendue homosexualité (…) mais il m’a obtenu le poste, j’ai donc accepté ses commentaires en silence. »
400 coups. En plus de ces remarques jugées déplacées, Sébastien avance que Pierre l’avait volontairement écarté de tous les projets. Aujourd’hui, par sa faute, il se retrouve avec un trou de plusieurs années dans son CV, sans publication à son actif. L’accusé lève les yeux aux ciel et dit d’une voix tremblante : « Je ne comprends pas ces accusations car en 2017 encore je le mettais sur deux publications… Il m’a même invité à prendre l’apéritif pour me remercier ». Pierre et son avocate insistent, on lui prête des responsabilités qui ne sont pas les siennes. Il n’avait en aucun cas le pouvoir d’empêcher quiconque de publier ou d’utiliser l’Equipex+.
« Je voulais montrer qu’on pouvait dire non, que ce genre de comportement n’était plus toléré »
Le deuxième témoin
Direction à la barre. L’échange se termine et Sébastien sort de la salle pour laisser place à l’ancien directeur de l’école. À l’époque, suite à une lettre envoyée par le précédent témoin, il avait tenté de comprendre l’origine des tensions entre les deux hommes. « Il y a eu ensuite une autre plainte, d’une collègue enceinte, qui sentait sa grossesse mise en danger par les agissements de Pierre, explique-t-il, C’est à ce moment-là que j’ai compris que c’était beaucoup plus grave ». L’affaire est portée devant la section disciplinaire et le directeur décide d’afficher la sanction dans les couloirs du bâtiment. « Je voulais montrer qu’on pouvait dire non, que ce genre de comportement n’était plus toléré », complète le témoin. Y avait-il eu une discussion avec Pierre au préalable ? « Aucune, seulement après le jugement lorsqu’on lui a demandé de partir du jour au lendemain », explique l’avocate de Pierre. « Je voulais avoir un regard externe plutôt qu’interne », se justifie l’ancien directeur. La discussion s’achève, le témoin sort.
R.A.S. Un homme rond, aux cheveux longs, grisonnants et bouclés tombant sur de larges épaules vêtues d’une chemise colorée prend maintenant place face aux juges. Yves*, professeur des universités à Paris-Cité, collabore avec le mis en cause depuis plus de vingt ans. « Avez-vous entendu parlé des faits reprochés à Pierre ? », demande un juge. Affirmatif. « Ce qui me choque le plus c’est comment les choses ont été gérées, explique-t-il, l’affaire s’est enflammée avant même qu’il y ait des tentatives de gestion à l’échelle du laboratoire. » Il n’a jamais eu le moindre souci avec Pierre et aujourd’hui encore les choses se déroulent très bien. « C’est compliqué pour moi de juger des plaintes à son encontre étant donné que je n’y étais pas mais, à mes yeux, ce qui se passe est très étrange. » L’accusé lève timidement le doigt pour interrompre la conversation et lance un timide « Je tiens à préciser qu’aujourd’hui c’est le directeur du laboratoire dans lequel je travaille. » Un long « aaaaaah » s’échappe du côté des juges. La présence d’Yves prend tout son sens. Aujourd’hui, en termes de recherche, Pierre a coupé tout contact avec son ancienne école et mène maintenant ses recherches dans le laboratoire du témoin. Et comme ce dernier l’explique, jusque-là tout se déroule pour le mieux. « Merci monsieur, vous pouvez y aller », terminent les juges.
« Le climat violent qui régnait au sein du laboratoire m’empêchait d’aller travailler »
Une témoin, amie et ancienne collègue de l’accusé
Changement d’état. Une femme entre cette fois dans la salle. Collègue de Pierre au moment des faits, elle vient aujourd’hui témoigner de son incompréhension. « J’ai été très surprise en apprenant le dépôt de la plainte » Pierre a toujours été très bienveillant à son égard et elle n’avait jamais eu vent de comportements inappropriés. Qu’en est-il de la hiérarchie ? Avait-elle le sentiment que l’enseignant-chercheur avait un pouvoir sur le reste de l’équipe ? « J’étais la responsable des différents groupes et ils ont tous toujours eu un budget ou un accès à l’Equipex+ équivalent… » Aucun problème de son côté donc, du moins jusqu’en 2018 lorsque la sanction du premier jugement est placardée dans les couloirs. Associée à Pierre du fait de leur amitié, son nom est barré sur les affiches, certaines personnes refusent de lui parler et elle observe des comportements agressifs à son égard, notamment de la part du premier témoin. « Je suis une personne très sensible et ce climat violent qui régnait au sein du laboratoire m’empêchait d’aller travailler », dit-elle d’une voix tremblante. À partir de 2019, elle n’a donc plus remis les pieds au laboratoire et a récemment changé d’équipe pour son bien-être personnel.
The Last of them. Depuis plusieurs dizaines de minutes, Pierre est muré dans le silence. Pas un regard vers les juges, pas un regard vers son avocate, ni vers les témoins qui défilent. Il noircit peu à peu son bloc-notes de gribouillis aléatoires. La porte s’ouvre une dernière fois pour laisser entrer Thierry*, l’ultime témoin, un de ses amis avec lequel il a travaillé sur plusieurs projets. C’est lors d’un dîner entre amis que Pierre lui révèle les faits dont il est accusé. « Ça a été un choc, j’avais eu l’occasion à plusieurs reprises de faire des repas avec son équipe, y compris quelques jours avant les accusations, et je n’avais jamais rien perçu », dit-il en replaçant ses lunettes tombées sur le bout de son nez. Depuis 2018, Thierry suit l’avancée de l’affaire avec attention et apporte son soutien à Pierre, qu’il sent complètement dévasté par les événements. Qu’il y ait eu des maladresses, il l’entend, mais d’en arriver à ce stade, sans aucune discussion préalable, il ne le comprend pas. « Bousiller quelqu’un comme ça, j’ai du mal à l’accepter », conclut-il.
« En 2018, j’ai rencontré un homme bouleversé, aujourd’hui, je défend un homme absent »
L’avocate de l’accusé
Intransigeance exigée. « Tous les témoins ont été entendus, nous allons donc passer à la conclusion », poursuivent les juges. Du côté de l’école, il est primordial de reconnaître le mal-être des victimes pour pouvoir tourner la page. L’avocat demande ainsi le maintien de la sanction de première instance. « Une sanction très modérée au vu des faits reprochés, explique l’avocat. Certains ministres ont été condamnés pour moins que ça ! »
Le mot de la fin. Du côté de l’accusé, l’avocate ne veut pas épiloguer. Tout a été dit. Sans nier la souffrance des plaignants, elle souligne l’impact de cette procédure sur la santé du mis en cause. « En 2018, j’ai rencontré un homme bouleversé, aujourd’hui, je défend un homme absent. » Elle demande donc avec force d’affirmer qu’il n’y a pas eu de faute disciplinaire. Pierre a le mot de la fin. La voix tremblante, les larmes aux yeux, il évoque la souffrance extrême dans laquelle il se trouve depuis quelques années, la dépression dans laquelle il est tombé. « Je me sens bafoué, ma vie s’est arrêtée en 2018 », conclut-il. La séance se termine, la salle se vide. Quelques minutes de délibération puis les juges annoncent leur décision : la relaxe.
* Tous les prénoms ont été modifiés.
** Vous pouvez accéder à la décision du Cneser ici !