Lorsqu’on aperçoit des images de la ville de Lindau, bordée par les eaux du lac de Constance, avec son centre-ville historique, ses toits orangés, la forêt environnante et les Alpes suisses à l’horizon, on ne peut s’empêcher de l’imaginer encapsulée dans une boule à neige. En la secouant, vous ne verriez pas voler de faux flocons mais de vrais prix Nobel. Plus de trente médaillés et 600 jeunes ou futurs chercheurs des quatre coins du globe se rassemblent en effet tous les ans dans ce cadre paisible, coupés du reste du monde et surtout de leur quotidien. Au programme de ces rencontres qui tournent évidemment autour des prix Nobel présents : des conférences, des tables rondes sur des controverses de société, des échanges en comité restreint… et des balades qui se transforment vite en discussions à bâtons rompus. « Les participants doivent être accompagnés de guide, sinon ils se perdent dans la ville tant leurs discussions sont prenantes », raconte Médéric Argentina, professeur à l’Université Côte d’Azur et co-directeur de l’École universitaire de recherche qui a envoyé cette année trois des six jeunes scientifiques venus de l’Hexagone à ces rencontres (lire notre encadré).
« Je garderai toute ma vie en tête l’image des prix Nobel sur la piste, dansant la macarena »
Denis Janković
Génération montante. Parmi les stars de cette édition 2024 qui s’est tenue du 30 juin au 5 juillet sous le signe de la physique, les français Alain Aspect (lauréat 2022, directeur de recherche émérite au CNRS) et Anne L’Huillier (lauréate 2023, professeure à l’université de Lund en Suède) avaient répondu à l’appel. « J’ai été particulièrement impressionné par leur disponibilité », témoigne Tristan Guyomar, jeune docteur de l’Université de Strasbourg et aujourd’hui postdoc à l’Université de Genève, présent aux rencontres. Une manière de s’extirper des cours magistraux et de papoter sur des questions scientifiques, sociétales ou même beaucoup plus personnelles, entre deux selfies. Et ce n’étaient pas les sujets qui manquaient : les rencontres avaient notamment pour axes de réflexion les défis face aux changements climatiques et les impacts de l’intelligence artificielle. De quoi débattre entre générations et contempler le fossé qui peut parfois les séparer. Face à la vieille garde technophile comme Éric Betzig (Nobel de chimie 2014) présentant sa vision de la transition énergétique, les jeunes rappellent les limites planétaires et la nécessité de faire appel à des ressources plus locales, de moins se déplacer…
Polarisation. Le choc n’est pas que générationnel, il est aussi culturel : beaucoup de Nord-Américains parmi les prix Nobel, dont Eric Betzig, biberonné dans la Silicon Valley, ou Steven Chu (Nobel de physique 1997), secrétaire d’État à l’énergie sous la présidence de Barack Obama. Les jeunes chercheurs, eux, représentent la diversité du monde scientifique, et en particulier les pays qui n’obtiennent pas ces prestigieuses médailles, faute d’infrastructures. Tristan Guyomar en témoigne : « J’ai rencontré de jeunes physiciens du Sénégal qui n’estimaient pas forcément les mêmes thèmes comme étant prioritaires. Comment la science doit s’inscrire dans le monde ? Ces rencontres nous ont vraiment fait réfléchir à son rôle économique et social. » Un sujet pourtant les rassemble : le métier. « Quel que soit le domaine, quel que soit l’endroit, tous les chercheurs sont confrontés à la même pression pour publier, pour obtenir un poste… sans oublier les difficultés quand on a des enfants », réalise le jeune physicien.
« Les rencontres Lindau m’ont montré que les scientifiques sont importants partout dans la société »
Shanika Galaudage
Loin du cœur. « Le thème du problème à deux corps est revenu régulièrement », raconte Denis Janković, doctorant à cheval entre l’Université de Strasbourg et le Karlsruhe Institute of Technology en Allemagne. Une référence au problème à trois corps, bien connu en physique et remis sur le devant de la scène par l’auteur Liu Cixin et sa trilogie de science-fiction. Les deux corps sont dans ce cas précis celui du jeune chercheur et de la personne avec qui il construit sa vie, parfois elle-même également dans la recherche. Comment conjuguer l’attraction des deux corps entre eux avec l’attraction pour la recherche, qui pousse parfois l’un à l’autre bout du monde ? Denis Janković ne s’en inquiétait pas outre mesure, jusqu’à recevoir, une semaine avant les rencontres, une offre de postdoc… en Corée. « Ma compagne, encore étudiante, ne peut pas bouger mais m’encourage à y aller », explique-t-il, encore en questionnement. À Lindau, une Japonaise lui a fait part de son expérience malheureuse : sa relation à distance avec son partenaire aux États-Unis n’a pas résisté au décalage horaire… Mais le Franco-Allemand tempère : « Constater que beaucoup de jeunes chercheurs sont confrontés au même problème m’a rassuré. »
Papa poule. Lors des tête-à-tête avec les prix Nobel, les jeunes scientifiques ont eu l’occasion de comparer les conditions d’entrée dans la carrière : « Didier Queloz [suisse et Nobel de physique 2019, NDLR] a obtenu un poste permanent très tôt. Très attaché à sa vie privée, il nous a confié avoir manqué des opportunités professionnelles car il devait aller chercher ses enfants à 17h », rapporte Denis Janković. Si le sujet de la paternité restait peut-être à l’époque tabou, les priorités sont aujourd’hui claires pour les jeunes : « Nous n’avons pas envie de nous balader de postdoc en postdoc indéfiniment mais de nous poser, avec l’angoisse de ne pas réussir à tout concilier », confie le doctorant. Durant l’heure et demie qu’Alain Aspect et Anne L’Huillier ont consacré aux six jeunes Français, les deux prix Nobel se sont confiés sur la médiatisation à laquelle ils sont exposés, mais sont également revenus sur leur carrière respective, la seconde ayant principalement exercée en Suède : « La France possède un système très particulier, avec beaucoup plus de positions permanentes qu’ailleurs », a réalisé Denis Janković.
« Le thème du problème à deux corps est revenu régulièrement »
Denis Janković
Après l’heure… Et un meilleur équilibre vie pro/vie perso ? C’est en tous cas le sentiment de Shanika Galaudage, venue d’Australie il y a un peu plus d’un an pour un postdoc à l’Observatoire de la Côte d’Azur. Astrophysicienne, elle rêve de poursuivre dans la recherche et de décrocher un poste mais est bien consciente de la difficulté : « Les rencontres Lindau m’ont montré que les scientifiques sont importants partout dans la société, notamment face au changement climatique, les besoins de modélisation… Je souhaite m’investir encore plus dans la communication scientifique ». Depuis son doctorat en Australie où elle avait vu un de ses jeunes collègues partir en Allemagne à la rencontre des prix Nobel il y a quelques années, elle avait très envie d’y participer. Udice et l’Université Côte d’Azur lui ont donné cette opportunité « qu’on a qu’une seule fois dans sa vie », comme elle nous le confie. Résultat : Shanika Galaudage a déjeuné avec Brian Schmidt, prix Nobel de physique en 2011, lui aussi astrophysicien et australien : « L’ayant déjà rencontré lors d’une conférence en 2012, le revoir à nouveau douze ans plus tard était aussi une manière pour moi de faire le bilan de mon parcours. »
Full time. L’expérience, unique autant pour les jeunes chercheurs que pour les prix Nobel, n’était pas de tout repos : un programme rempli du petit déjeuner au coucher, parfois de sept heures du matin jusqu’à onze heures du soir, si l’on inclut les “social events”. « Je voulais en profiter au maximum, mais à la fin de la semaine, j’étais épuisée », admet Shanika Galaudage qui estime l’expérience comme étant « incroyable et extrêmement enrichissante ». Le dernier jour, tous les participants ont pris le bateau pour visiter l’île de Mainau, de l’autre côté du lac Constance. À cette occasion, les Nobel présents ont signé un texte s’opposant aux armes nucléaires, comme l’avaient fait leurs prédécesseurs 70 ans auparavant lors des premières rencontres Lindau-Nobel créées au début de la guerre froide. Un sens aigu de la responsabilité qui n’a pas échappé à la jeune astrophysicienne : « On ne peut pas séparer science et politique ». Le soir, la traversée pour revenir à Lindau était malgré tout festive, comme en témoigne Denis Janković : « Je garderai toute ma vie en tête l’image des prix Nobel sur la piste, dansant la macarena avec les jeunes chercheurs ! »
« C’est un événement unique auquel on n’assiste qu’une seule fois dans sa vie »
Tristan Guyomar
Béchers et burettes. Et l’an prochain ? En 2025, la chimie sera à l’honneur. Les appels à candidature pour les jeunes chercheurs devraient bientôt s’ouvrir au sein des établissements, qui doivent remonter fin octobre les dossiers sélectionnés, explique Udice (lire notre encadré). Il y a un an, lors de sa candidature pour participer à l’événement, Tristan Guyomar, à l’époque doctorant à l’Université de Strasbourg, hésitait à candidater, sachant que les rencontres mobilisent une semaine entière : « C’est un événement unique auquel on n’assiste qu’une seule fois dans sa vie, m’a rappelé mon directeur de thèse pour me convaincre. » Et il n’a pas été déçu. Qui sait, parmi tous ces jeunes chercheurs, l’une ou l’un deux y retournera peut-être un jour… en tant que prix Nobel !
Udice, l’association des 13 plus grandes universités françaises, a coordonné à l’échelle nationale la participation des jeunes chercheurs venant des labos hexagonaux : « Les organisateurs des rencontres Lindau nous ont contactés pour nouer un partenariat car depuis quelques années, aucun jeune chercheur français n’était présent ». Ils ont tout de suite accepté la proposition : « Il s’agit d’une belle opportunité pour les étudiants sélectionnés, ainsi que pour les établissements et leur image », exprime Udice qui espère plus de candidatures sur la prochaine édition. Les universités membres peuvent donc proposer leurs candidats, qu’Udice centralise et soumet au comité des rencontres – parmi les douze candidats, la moitié a été sélectionnée pour participer à l’édition 2024. À l’Université Côte d’Azur, Médéric Argentina, co-directeur de l’École universitaire de recherche (EUR) Spectrum, a tout de suite sauté sur l’occasion : « Étudiant, j’aurais adoré y assister ». L’école a aussi mis la main à la poche en prenant le relais des labos qui ne pouvaient financer le voyage – 5000 euros tout de même : « La structure-même de l’EUR, financée par Idex, nous donne cette formidable agilité. »