Alain Fischer : « Il faut être radical dans la simplification »

Le nouveau président de l’Académie des sciences dresse un constat sans concession de la recherche en France, secteur biomédical en tête.

— Le 8 février 2023

Le problème de fond du financement de la recherche en France n’est-il pas culturel ?

Notre pays a une culture scientifique relativement faible ; nous sommes confrontés à la montée de pensées irrationnelles — ou de pensées rationnelles déformées, ce qui revient au même. Par ailleurs, nos dirigeants politiques et industriels issus des grandes écoles n’ont pas de culture scientifique, sauf exception. Ena, Sciences po, écoles de commerce… Nos élites dirigeantes n’entendent jamais parler de science ou de raisonnement scientifique. Jamais. Ce qui est hallucinant quand on y pense. 

« Si on veut que la France développe de futurs vaccins anti Covid, il faut réinvestir dans la recherche fondamentale, il ne suffit pas de donner de l’argent à Sanofi »

Les élites politiques sont-elles si coupées de la recherche ?

Les filières scientifiques, majoritairement à l’université, sont également cloisonnées : ces deux corps ne se rencontrent pas. Le poids de cette situation pèse énormément : ne connaissant pas la recherche scientifique, les élites n’y accordent pas une grande valeur. Cela complique par ailleurs les relations entre le monde politique et le monde industriel, même si des progrès ont eu lieu. Peu de nos dirigeants ont fait une thèse, les thèses ne sont pas suffisamment reconnues… J’ai un exemple précis : mon fils a passé un diplôme d’ingénieur puis une thèse de mathématiques, il a été engagé sans que sa thèse soit prise en compte. Dans d’autres pays, le PhD est un socle, comme en Allemagne. Intuitivement, on a envie de penser que le doctorat d’Angela Merkel a joué un rôle dans le réinvestissement récent du pays dans sa recherche. Si la France échoue à remplir sa promesse de consacrer 3% de son PIB à la recherche depuis des années, je pense que c’est « cognitivement » lié à toutes ces raisons. On parle beaucoup d’innovation et peu de recherche, avec une confusion entre les deux termes. Or sans recherche, pas d’innovation : dans le plan Santé 2030 récemment annoncé, six milliards d’euros sont consacrés à l’innovation… seul un milliard l’a été à la recherche.

Les politiques ont-ils en tête les clichés du « chercheur en chaise longue », qui « cherche mais ne trouve pas » ?

Je le répète : ils ne se connaissent pas. Ce qui crée une attitude de méfiance avec une tentation du contrôle. C’est pour cette raison qu’il faut passer d’un système d’évaluation a priori à un système a posteriori basé sur la confiance, qui n’empêche pas d’être exigeant [Alain Fischer a récemment publié une analyse de l’évaluation en France assez cinglante à laquelle le Hcéres a répondu, NDLR]. 

« La dernière fois qu’un ministre a saisie l’Académie remonte au temps de Claude Allègre, lui-même académicien »

Quel est le rapport d’Emmanuel Macron à la science ?

Je ne sais pas précisément. J’ai pu interagir collectivement avec lui lors de la crise du Covid : il est remarquablement intelligent et a un grand esprit de synthèse mais quant à sa perception de la recherche, je m’interroge. Il prône le développement économique fondé sur la connaissance, la logique voudrait donc que cette politique s’appuie sur une recherche puissante. 

L’épisode du Covid n’a-t-il pas contribué à balayer cette méconnaissance réciproque ?

Le bilan français de la recherche sur le Covid est significatif malgré une mobilisation financière inférieure à celle de nos voisins : modélisation, physiopathologie, épidémiologie… Nous avons par contre été presque absents sur les tests diagnostiques, les thérapeutiques et les vaccins. Le constat est là. Les cryomicroscopes ne sont qu’un symptôme de cette situation. L’Allemagne compte deux énormes succès sur le Covid : les vaccins à ARN développés par Uğur Şahin et Özlem Türeci [fondateurs de BioNtech, NDLR] au départ sur financements publics et le laboratoire Christian Drosten à Berlin, qui a développé les premiers tests diagnostiques. Sahin, Türeci et Drosten auraient-ils été financés en France ? On peut se poser la question. Bruno Canard, un de nos meilleurs experts sur les coronavirus en France, avait arrêté ses recherches faute de financement [nous l’avions interviewé, NDLR]. Si on veut qu’effectivement la France développe de futurs vaccins anti Covid, il faut réinvestir dans la recherche fondamentale et que les jeunes aient envie de recherche, il ne suffit pas de donner de l’argent à Sanofi. On peut mieux faire. 

L’expertise scientifique n’est-elle pas tout de même devenue cardinale pour nos gouvernants, Emmanuel Macron en tête ?

La création des différents conseils scientifiques durant le Covid est un point positif, effectivement. Dans d’autres pays, les conseillers scientifiques ou les experts de haut niveau sont partout et leur voix est entendue par les ministres. Ce n’est pas le cas en France et cela nous manque terriblement : le Covid marque-t-il les prémisses d’une évolution ? « I hope so » même si on a l’impression générale d’être revenu au niveau pré-Covid. L’Académie des sciences regroupe un certain nombre d’experts de haut niveau : si on remonte à sa création par Colbert, son but était précisément de fournir de l’expertise scientifique aux gouvernants. Ce n’est plus le cas aujourd’hui : la dernière fois qu’un ministre l’a saisie remonte au temps de Claude Allègre, lui-même académicien. Nous ne sommes pas que de vieux barbons, cette image est en grande partie fausse grâce aux efforts faits depuis une vingtaine d’années. Je veux convaincre les dirigeants d’utiliser notre expertise et promouvoir la culture scientifique.

« Au niveau des équipes, il existe en gros trois sources de financement, globalement médiocres (…) c’est trop complexe »

Vous plaidez dans le rapport publié par Terra Nova pour une réforme de la recherche biomédicale, dont vous êtes issu. Pour autant, en tant que président de l’Académie des sciences, votre constat ne doit-il pas être étendu aux autres disciplines ?

De fait, c’est la recherche biomédicale que je connais le plus intimement car j’en ai une longue expérience. Il y a néanmoins de nombreux points communs avec les autres disciplines, des mathématiques à la sociologie. Je précise que j’ai produit le rapport de Terra Nova à titre personnel et non en celui de l’Académie. Néanmoins, je souhaite aujourd’hui en tant que président impliquer de plus en plus l’institution dans la politique des sciences. 

Quels sont ces points communs ?

Le premier et le plus évident est un défaut de financement, qui est une des causes — pas la seule — du manque d’attrait des métiers de la recherche dans ce pays. Pour un jeune, actuellement, ces carrières ne sont pas très attractives financièrement comparativement à nos voisins européens : Grande-Bretagne, Allemagne, Belgique… Le deuxième point commun est l’émiettement des sources de financement, qui les rend moins efficaces pour les équipes de recherche.

Plus de 4000 euros en début de carrière en Allemagne, d’après les chiffres que vous mettez en avant…

Les chercheurs allemands ont bénéficié ces dix dernières années de 25% à 50% d’augmentation de leurs salaires. Tout dépend des Länder, évidemment, il s’agit d’une moyenne mais un chercheur peut rapidement y gagner 5000 euros et jusqu’à 9000 euros en fin de carrière, voire 14000 primes incluses. Le constat est douloureux pour nous. En France, que l’on soit en post doc ou récemment titularisé en tant que maître de conférence ou chargé de recherche, le niveau de salaire est trop faible, quelle que soit la discipline. 

« J’ai pu entendre des doyens dire « pour devenir MCU-PH, il faut avoir 200 SIGAPS ». Ce système favorise les « Raoult » »

Vous pointez également la structure du financement des équipes comme une exception française…

Au niveau des équipes, il existe en gros trois sources de financement, globalement médiocres : les universités, les EPST et l’Agence nationale de la recherche, dont les conditions tendent tout de même à s’améliorer dernièrement. Et ce, indépendamment de financements spécifiques : Europe, industrie, fondations privées… On est empêtré dans un système où les couches se sont accumulées. Difficile donc de revenir en arrière. Toujours du point de vue des équipes, la norme européenne est d’avoir deux sources de financement, avec une source principale et une autre par projet, qui ressemble à l’ANR. Libre aux chercheurs ensuite de compléter ces ressources. Notre système à trois sources est donc globalement plus complexe qu’ailleurs. Je vous rappelle qu’hors salaires, la dotation d’un chercheur Inserm est de 20000 euros d’après le dernier rapport de la Cour des comptes, voire moins selon les cas. Rien ne peut donc être fait sans être complété par des appels à projets. 

Certains chercheurs s’en satisfont !

Oui, j’ai récemment discuté avec une collègue astrophysicienne qui témoignait en ce sens mais de mon point de vue, le déséquilibre est trop grand entre le financement par appels à projets et les dotations de base. 

« La meilleure façon de savoir ce qu’une équipe fera dans les cinq années à venir est d’évaluer ce qu’elle a fait dans les cinq années précédentes »

Reste la question de l’évaluation, trop complexe selon vous. Pour quelles raisons ?

Nous devons faire confiance aux équipes en les évaluant à posteriori sur la base d’une sélection de publications jugées les plus représentatives, par exemple cinq. Une évaluation qui serait évidemment faite en lisant les publications pour éviter le recours à l’impact factor ou au h-index, dont l’utilisation est délétère. La meilleure façon de savoir ce qu’une équipe fera dans les cinq années à venir est d’évaluer ce qu’elle a fait dans les cinq années précédentes. Une évaluation ultrasimplifiée tous les cinq ans serait donc amplement suffisante, à la fois plus simple et plus efficace. A-t-on réellement besoin du Hcéres [Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur, NDLR] pour ce faire ? Il n’existe pas de système équivalent en Allemagne, au Royaume-Uni ou aux États-Unis, je peux l’attester. 

Évaluer a posteriori soit, mais quid des jeunes chercheurs ?

Des appels à projets s’entendent pour eux, effectivement. Les appels ne sont pas une mauvaise idée en soi mais nous suivons des pays comme les USA, où ils sont majoritaires, avec vingt ans de retard, sans tenir compte de leurs inconvénients : le court-termisme, l’absence de prise de risques. La situation s’est améliorée parallèlement aux taux de succès mais il reste une part d’aléa non négligeable, je le constate ici à l’Institut Imagine [L’Institut des maladies génétiques Imagine, créé en 2007, NDLR]. Par ailleurs, ils tendent à renforcer l’individualisme au sein des équipes.

Les grants de l’ERC, convoités par de nombreux chercheurs, ne sont-ils pas pourtant le summum de l’individualisme ?

Absolument, je préférerais qu’ils soient moins élitistes et que les financements soient plus conséquents et mieux distribués mais la différence est que l’ERC pousse à l’originalité et à la prise de risque. Ça va faire un peu ancien combattant mais j’ai commencé à diriger une unité de recherche en 1991, une époque où les budgets ont été considérablement augmentés. La dotation couvrait alors plus de la moitié des dépenses de fonctionnement. Aujourd’hui, elle n’en représente guère plus de 5% à 10%. Le déséquilibre est là : il faut redonner de la stabilité aux équipes. 

Vous n’avez pas peur de « scléroser » la recherche ?

Il ne serait pas délirant d’imaginer un système où cette évaluation simplifiée serait suivie d’effets. Plus de financement, plus de locaux si tout va bien et, en cas de difficultés, une restructuration voire une fermeture. Il faudra être strict sur les conséquences de cette évaluation. 

« Il n’y a pas d’obligation à voir disparaître l’ANR, On peut imaginer qu’elle continue de s’occuper des jeunes chercheurs ou d’appels thématiques »

Une évaluation « suivie d’effets », vous reprenez là exactement les termes d’Emmanuel Macron lors des 80 ans du CNRS…

Alors nous sommes d’accord, j’essaie d’être pragmatique quant à ce système où, à mon sens, le Hcéres ne sert à rien. Je le répète, il faut que l’évaluation soit simplifiée, pas trop fréquente et suivie d’effets. Je serais également favorable à une redynamisation des EPST, actuellement en situation de grande faiblesse. Je reconnais néanmoins les progrès récents de l’ANR qui a abandonné l’illusion d’un pilotage « par le haut » de la recherche, les taux de succès se sont également améliorés, tout comme la durée des financements. Il n’en reste pas moins qu’ils sont toujours insuffisants. On peut imaginer que l’ANR continue de s’occuper des jeunes chercheurs ou d’appels thématiques, voire des relations avec l’industrie. Il n’y a pas d’obligation à la voir disparaître mais il faut être radical dans la simplification. 

Vous parlez d’évaluation “quali” mais il reste beaucoup à faire dans le biomédical : dans les hôpitaux, les promotions sont indexées sur le nombre de publications…

Des indicateurs comme le Sigaps ont un côté pratique, rassurant. Ils répondent à deux objectifs, l’un qui est louable, l’autre inacceptable : avoir une vision globale de l’effort de recherche d’un CHU est une bonne chose mais l’utiliser pour les nominations et les promotions devrait être purement et simplement interdit. J’ai pu entendre des doyens dire « pour devenir MCU-PH, il faut avoir 200 SIGAPS ». Il favorise les « Raoult », publiant 10 à 20 papiers médiocres, plutôt qu’un remarquable. Il faut le revoir complètement pour privilégier le qualitatif et le restreindre à la quantification des établissements, mais certainement pas des équipes et encore moins des individus. 

« Personne n’a de vision globale sur la recherche médicale, ni le ministère de la Recherche ni celui de la Santé »

L’Inserm incarne la recherche biomédicale en France, sa situation est-elle si compliquée que cela ?

Aujourd’hui personne n’a de vision globale sur la recherche médicale, ni le ministère de la Recherche ni celui de la Santé. La moins mauvaise solution — ou la meilleure, positivons — serait de redonner un essor à l’Inserm. L’Inserm vit aujourd’hui une situation très difficile : son financement stagne depuis trop longtemps et il est essentiellement dévolu aux salaires. Les dirigeants n’ont aucune marge de manœuvre stratégique. Il faut lui redonner un élan. Les financements de la recherche médicale sont découpés en tranches imperméables les unes des autres, ce qui est une aberration. En bout de chaîne, la recherche clinique [au sein du programme hospitalier de recherche clinique ou PHRC, NDLR] est financée par l’Assurance maladie et elle est séparée de la recherche d’amont. Si on veut innover sur le plan médical, obtenir des progrès médicaux, les deux doivent être liées au sein de l’Inserm, qui a le savoir-faire et les équipes. Soit on le « tue », soit on lui redonne des marges de manœuvre, une capacité d’animation scientifique ou de gestion de cohortes de patients, comme au Royaume-Uni avec le UK BioBank, par exemple. Le PHRC doit donc notamment revenir dans son giron de mon point de vue comme l’Institut national du cancer. Le PHRC ne fonctionne pas bien et n’a jamais été évalué correctement. Or il y a plus d’argent qui lui est alloué chaque année que de dotations aux équipes de recherche Inserm. Ça fait mal, franchement. 

— Propos recueillis par Laurent Simon
Photo (c) Laurent Simon

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