Aurélie Biancarelli-Lopes : « La boîte noire de la science est devenue encore plus noire »

Aurélie Biancarelli-Lopes est élue de terrain à Marseille et physicienne. Elle se confie sur sa relation au politique sur fond de défiance post Covid.

— Le 7 juin 2023

Vous êtes adjointe au maire à Marseille, comment y avez-vous vécu la crise du Covid ?

J’ai été globalement choquée par la façon dont tout cela s’est déroulé. Je ne parlerai pas au nom de mes collègues universitaires mais en tant qu’élue à Marseille, j’ai constaté un dévoiement du débat scientifique, qui est un débat entre pairs et non un débat démocratique. Il ne vise pas un consensus mou mais l’accession à une forme de vérité au bout d’un processus long, contradictoire, avec ses méthodes propres. Méthodes qui nécessitent un long apprentissage. Or ce débat scientifique a été mis sur la place publique — à Marseille comme ailleurs — et a été mal perçu par le grand public. C’est regrettable parce que cela a créé une défiance envers la recherche et la parole des chercheurs. Il ne s’agit pas d’en vouloir aux gens qui s’en sont saisis, il est difficile de le faire quand on n’est pas formé à ses subtilités. Le grand public a souhaité se mobiliser autour d’une cause qui le concernait.

« Le grand public a été refroidi par la séquence du Covid »

Le contre-exemple n’a-t-il pas été donné par Emmanuel Macron, qui a visité Didier Raoult à Marseille malgré les avertissements de Jean-François Delfraissy ?

Le président de la République n’a pas été le seul responsable politique à ne pas écouter suffisamment les avertissements des experts. Ils ont commis la même « erreur » que le grand public, au final, en construisant un crédit à Didier Raoult dans le champ politique, alors que le débat devait rester confiné au champ scientifique. Ce floutage a été de nature à engendrer de la défiance. Le débat n’est d’ailleurs pas que marseillais ; si vous interrogez des collègues élus dans d’autres villes, ils vous diront certainement la même chose que moi. La boîte noire de la science est devenue encore plus noire alors qu’elle devrait être un objet d’émancipation au même titre que la culture. Quand les choses se déroulent de cette façon, elle devient au contraire un objet de domination et le sachant, un dominant. Ce n’est pas dans notre intérêt collectif : un savoir doit être au service des autres. Au-delà d’évidents intérêts personnels dans la communauté scientifique, l’objectif final est le progrès.

En mettant au grand jour le processus de la recherche, la crise du Covid n’a-t-elle pas aidé à la culture scientifique ?

J’aimerais voir les choses comme ça mais ce n’est pas vraiment mon ressenti quotidien, la défiance est là, il n’y a pas réellement eu de prise de conscience collective. Par contre, mes collègues chercheurs ont eux pris conscience de la nécessité d’expliquer comment la recherche se fait, son temps long, ses processus. Je vois s’accélérer cela autour de moi. Si on parle de rapports sciences et société, je constate que la science a aujourd’hui plus envie de s’ouvrir, quelles que soient les disciplines, en sciences humaines ou en mathématiques. J’ai régulièrement des demandes à ce sujet, y compris dans des colloques très pointus qui souhaitent consacrer par exemple une après-midi au grand public. Ce dernier est demandeur mais a été refroidi par la séquence du Covid que nous avons traversée. La volonté de créer des ponts existe pourtant : en tant qu’élue, j’essaie de jouer ce rôle.

« Pour faire bouger les lignes, nous chercheurs devrions effectivement plus nous engager  »

Ouvrir la science au grand public, c’est prendre le risque de n’attirer que des publics déjà convaincus, comment s’assurer que ce ne soit pas le cas ?

Tout dépend où vous choisissez de vous installer : nous avons organisé la Fête de la science sur le parvis de la mairie, en ouvrant l’Hôtel de ville et en permettant à des chercheuses et des chercheurs de venir. Tous les Marseillais y passent. Idem pour tous les événements au sein des locaux de la ville. Une enquête a d’ailleurs été menée par Les petits débrouillards pour connaître les publics touchés par la Fête de la science. Nous n’avons pas attiré que des enfants de profs, loin de là. Je souhaiterais qu’on l’ouvre plus aux sciences humaines, d’ailleurs, même si les physiciens et les chimistes sont avantagés quand ils montrent une comète avec de l’azote liquide. Ceci étant dit, étant physicienne, j’ai réalisé une thèse en nanosciences et, vu mon sujet, je pense que je n’aurais pas ramené grand monde.

Votre profil de chercheuse élue reste atypique parmi le personnel politique, à quoi le devons-nous ?

Il se trouve que j’ai pas mal de contre-exemples dans mon entourage, notamment des physiciens qui se sont engagés en politique. Mais pour faire bouger les lignes, nous devrions effectivement plus nous engager pour apporter notre façon de réfléchir au monde politique. Rien d’évident à cela : la pratique du doute, du raisonnement, de l’esprit critique ne doit pas empêcher la décision mais ils sont utiles. Le choc des cultures est tout de même important : je regarde toujours les problèmes sous plusieurs angles, la temporalité de ma réflexion n’est pas la même, tout comme nos façons de se former en continu.

« Qu’un homme politique puisse revendiquer ne pas être une « intellectuelle » comme moi, ça m’avait marqué »

Quelle valeur a le doctorat dans ce monde politique ?

Être passé par le doctorat permet de pouvoir se former sur des sujets très différents. On ne le répète pas assez aux étudiants alors que c’est notre point fort, y compris dans ma vie d’élue. Je l’ai vécue quand j’ai été amenée à rédiger pour la première fois un amendement parlementaire. Un jour, un responsable politique — avec qui je ne travaillais pas — m’a dit : « pourquoi tu lis ce livre d’histoire, tu es physicienne ! Moi je lis trois polars par an, c’est suffisant ». Qu’il puisse revendiquer ne pas être une « intellectuelle » comme moi, ça m’avait marqué… et des anecdotes, j’en ai d’autres. Jamais cela ne serait arrivé à l’université. Je tiens à préciser que j’ai aussi pu travailler avec des personnes comme Pierre Dharréville [député des Bouches du Rhône, NDLR] ou Pierre Laurent [sénateur et ex secrétaire national du Parti communiste, NDLR] qui sont des hommes de culture et de science.

Pourquoi avoir fait le grand saut dans ce monde qui n’était pas le vôtre, en ce cas ?

Ça peut paraître le grand saut mais c’est une forme de continuité, j’ai commencé à militer assez jeune sur les bancs de l’université. Assez rapidement, en master, deux intérêts se sont croisés dans ma tête : le premier pour la politique et les enjeux de la vie étudiante. Une réalité m’a tout de suite frappé, celle de la précarité. Je suis issue des classes populaires et d’une famille nombreuse. Sans bourse, je ne serais pas là aujourd’hui. Ma famille était également militante, s’engager était donc naturel. Le second est un intérêt fort pour les sciences, cultivé en fac de physique, malgré le grand regret de n’avoir pu continuer à faire de la philosophie à la fin de la Terminale. J’aimais l’entre-deux, être capable de lire Sartre en deux cours de mécanique quantique. C’est lors d’un grand débat lancé par le gouvernement autour des nanosciences que je me suis réellement intéressé à la place des sciences dans la société.

« Une fois élue, j’ai dû faire un choix drastique sur mes activités »

Il a bien fallu faire un choix, quand est-ce que ce moment est arrivé ?

J’ai continué à militer pendant la thèse, pour ne pas utiliser 100% de mon cerveau au laboratoire, en plus du sport ou de l’activité culturelle. Après la thèse, comme plein de jeunes diplômés, je me suis retrouvée devant un dilemme : celui du manque de postes ou des coûts pour partir à l’étranger. Les emplois qu’on m’a offerts ne correspondaient pas à mon inspiration première et, même si je crois beaucoup à l’utilité du chercheur dans la société, le glissement s’est fait naturellement vers la politique. Cette analyse des rapports entre décideur et scientifique, au travers des lois notamment, je l’ai vécu en tant qu’attachée parlementaire du député Pierre Dharréville, notamment lors de la révision des lois de bioéthique. J’ai continué à avoir un engagement par ailleurs à Marseille mais une fois élue, j’ai dû faire un choix drastique sur mes activités, en me recentrant exclusivement sur mon rôle d’adjointe sur les sujets de recherche ou d’enseignement supérieur. Il nous fallait reconstruire des politiques publiques à partir d’une administration dévastée au sein de la ville.

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