Bruno Bonnell : « La croissance ne peut se faire quoi qu’il en coûte »

La figure de Bruno Bonnell, propulsé à la tête de France 2030 il y a 18 mois, est devenue incontournable dans le financement de la recherche.

— Le 11 janvier 2023

On a l’impression d’une gouvernance bicéphale de la recherche depuis la création de France 2030, comment vous coordonnez-vous ? L’intendance pour le ministère, la prospective vous concernant ?

Nous sommes complémentaires : le ministère gère un ensemble complexe de chercheurs, de fonctionnaires, d’organismes… il nous faut maintenir cette originalité française d’avoir des chercheurs dans toutes les disciplines. Au niveau mondial, seuls la Chine et les États-Unis peuvent en dire autant. Côté secrétariat général pour l’investissement (SGPI), nous avons le recul de l’interministériel et nous assurons le lien avec l’innovation, l’industrialisation, l’investissement dans les entreprises et start-ups. France 2030 est concentré sur le sujet spécifique de l’innovation, nous explorons de nouvelles frontières parce que nous cherchons à financer à « risque absolu » la rupture. L’exploration des grands fonds marins se fait sans objectif économique, je pourrais en dire de même avec l’ordinateur quantique dont on cerne mal encore aujourd’hui les applications. Inscrire cette logique « blue sky » dans un plan global voulu par l’État, en réponse à des demandes sociétales, permet à la science de s’inscrire dans une continuité, depuis la recherche fondamentale jusqu’à la construction d’usines. Il n’y a donc aucune opposition avec le ministère et nous travaillons en permanence ensemble.

« Les chercheurs français sont imaginatifs (…) ils explorent des voies originales, différentes. »

On cite souvent les États-Unis ou Israël comme des pays particulièrement innovants, quel est l’état d’esprit des chercheurs français aujourd’hui ?

Nous sommes parmi les meilleurs mondiaux en termes d’innovation. Contrairement à la rumeur populaire, mes voyages et mes visites dans les laboratoires m’ont fait voir l’exceptionnelle qualité de la recherche en France. Factuellement, je peux le prouver par le nombre de nos chercheurs qui sont « chassés » par les centres de recherche internationaux parce qu’ils allient la rigueur et l’imagination, ce qui est à mon sens typiquement français. En Asie, la culture de la recherche est plus itérative, plus pragmatique, le volume important de leurs chercheurs leur permet d’obtenir des résultats parfois spectaculaires en explorant toutes les voies une à une. Les Américains creusent des sillons profonds dans des directions originelles, de manière incrémentale. Notre système est imaginatif parce qu’il explore des voies originales, différentes. Et nous ne nous en rendons pas toujours compte parce que nous baignons culturellement dans la logique de l’alternative. Là où le bât blesse est dans la phase suivante, le prototypage, à la sortie des laboratoires. 

Le gouvernement a lancé un plan Deeptech pour pousser les chercheurs à monter des entreprises sur la base de leurs travaux de recherche, qu’en pensez-vous ?

Certains chercheurs veulent juste être chercheurs malgré le culte de l’entrepreneuriat en vogue dans notre société, où l’on voudrait pousser tout un chacun à monter une entreprise, je ne crois pas que cela soit une bonne chose. J’ai été fier de voter la loi Pacte qui a facilité cette passerelle mais, en aucun cas, cela ne doit signifier que si on n’a pas monté sa boîte à 40 ans, on a raté sa vie, certainement pas. Il ne faudrait pas laisser penser que si un chercheur ne valorise pas capitalistiquement le produit de sa recherche, sa recherche serait vaine. Une partie de la recherche doit rester strictement de la recherche… d’ailleurs je leur tire mon chapeau. Ceci étant dit, une fois la décision prise, nous voulons apporter le maximum d’accompagnement quand cette transition est engagée. Sortir de sa zone de confort n’a rien d’évident.

« En aucun cas, si on n’a pas monté sa boîte à 40 ans, on a raté sa vie »

Sur les 54 milliards qui vous ont été confiés jusqu’à 2030, combien seront au final dévolus à la recherche ?

Quand on parle d’innovation, la recherche n’est jamais loin : nous finançons donc essentiellement de la recherche, qui peut se traduire dans les entreprises par exemple par de nouveaux procédés de fabrication de biomédicaments ou de cellules photovoltaïques… Maintenant, si on se concentre sur l’enseignement supérieur et la recherche dans les universités ou dans les organismes, nos investissements se monteront à une dizaine de milliards d’euros sur les 54 milliards, soit 20% environ de la recherche exploratoire, à la structuration des écosystèmes ESR, en passant par le transfert de technologie. Et, à condition que les projets qui nous sont proposés soient excellents, nous sommes en capacité de tous les financer. Je vous rappelle que nous ne sommes pas dans une logique de guichet mais de concours, comme i-PhD et i-Lab pour prendre deux exemples.

Quels critères permettent de qualifier l’excellence, selon vous ?

L’exploration de voies différentes. Je prends l’exemple du quantique, dont les travaux initiaux nécessitent de se projeter loin et de « pousser les modèles ». Notre société passe de la chenille fossile au papillon électrique à l’heure où nous parlons, ce changement de paradigme rend indispensable la compréhension de travaux de physique fondamentale. Sans les travaux d’Alain Aspect, au moins deux des cinq modèles d’ordinateur quantique que nous finançons n’existeraient pas aujourd’hui. Nous nous appuyons donc sur des experts capables de nous guider.

Qui sont ces experts ? Comment les recrutez-vous ?

Ils sont recrutés parmi l’ensemble des acteurs du territoire français. Notre ambition n’est justement pas de faire un plan régalien, on compte sur le terrain — chercheurs, industriels, entrepreneurs — pour amener des solutions. Nos demandes sont très ouvertes, chaque opérateur de nos appels à projets et appels à manifestation d’intérêt, en l’occurrence l’Agence nationale de la recherche, l’Agence de la transition écologique (ADEME), Bpifrance, et la Caisse des Dépôts et Consignations (CDC), constitue des jurys ou des comités d’experts ad hoc capables de donner leurs préconisations. Ils sont évidemment très sollicités mais on ne peut tout de même pas tirer au sort les projets que nous finançons ! Même les jurys ont leur limite : en intelligence artificielle, on m’a rapporté que certains des jurés n’étaient pas en mesure de jauger certains projets parce qu’appartenant à une autre école de pensée. C’est intrinsèque à tout processus de sélection.

« Je propose de rendre publique une expérimentation sur dix dossiers qui passeront à la fois par le crible des jurys et par un algorithme »

Confier à des algorithmes le tri des réponses aux appels à projets… Vous aviez fait la proposition en novembre dernier, ce qui n’a pas manqué de faire réagir. Une explication ?

J’ai été très mal compris ! Je me suis posé la question de présélectionner parmi la très grande quantité de dossiers que nous recevons grâce à des algorithmes pour en faire passer certains en haut de la pile. Je vais aller plus loin : je propose de rendre publique une expérimentation sur dix dossiers qui passeront à la fois par le crible des jurys et par l’algorithme. Qu’on soit clair, il s’agit d’un travail de recherche sur la recherche, cela ne deviendra pas une règle mais j’aimerais montrer, sans en connaître le résultat par avance, les éventuels biais d’une sélection par un jury, soit les biais d’une sélection algorithmique. Il serait impensable qu’à l’heure où tous les chercheurs du monde utilisent l’IA pour optimiser leur recherche, l’administration française se contente de confier le destin de certains dossiers à une poignée de personnes. Un scandale ? Non, il faut pousser le raisonnement jusqu’au bout et montrer que, peut-être, nous avons des trous dans la raquette. 

Concrètement, qu’allez-vous mettre en place, en ce cas ?

Quand on voit ce que permet l’IA génératrice, il serait dommage de ne pas se poser la question. Je ne veux simplement pas exclure de bonnes idées à cause de biais cognitifs qu’auraient les jurys et pas non plus automatiser de manière déshumanisée la sélection. Je le répète, il faut tester ce programme : nous devrons avoir des résultats dans quelques mois. Nous pourrons donc peut-être, si cela fonctionne, mettre en place une sélection automatisée pour éviter aux chercheurs de perdre leur temps à monter des dossiers qui pourraient être adressés à d’autres. Nous faisons donc quelque part de la recherche au sein du SGPI. 

Vous avez également souhaité pouvoir envoyer directement à certains établissements ou laboratoires des infos sur les financements de 2030, n’est-ce pas prendre le risque de donner encore plus à ceux qui ont déjà beaucoup ?

Vous avez raison, pour éviter cela nous souhaitons mettre en place un référencement des acteurs de l’ESRI auprès du SGPI pour que ces derniers puissent renseigner leurs centres d’intérêt et que nous leur « poussions » nos dispositifs de manière automatique. De manière complémentaire à de la communication traditionnelle, bien sûr, il faut que tous aient accès à l’information.

« Nous travaillons avec le MESR pour trouver une meilleure place aux sciences humaines dans France 2030 »

Le fait que les sciences sociales (SHS) n’aient pas leur place au SGPI n’est-il pas un énorme problème ? 

Nous travaillons avec le MESR pour trouver une meilleure place aux SHS dans France 2030 mais je ne peux pas vous laisser dire que celle-ci est inexistante. Les PEPR encouragent l’interdisciplinarité et impliquent de nombreux chercheurs SHS. France 2030 a aussi été construit dans une logique complémentaire avec la Loi de programmation de la recherche qui réhausse les moyens de toutes les disciplines et les rémunérations de tous les chercheurs. Mais je rappelle que le choix qui a été fait est de financer l’innovation technologique comme une réponse à des demandes sociétales. Il est donc vrai de dire que nous ne traitons pas d’innovations sociales, c’est une réalité. Mais au travers des analyses d’impact de nos projets, les sciences sociales sont concernées parce que nous leur fournissons beaucoup de données. Cette réponse n’est pas un pis-aller mais nous avons des contraintes. Ceci étant dit au sein du programme ”Démonstrateurs de ville durable”, notamment — il y en a 39 aujourd’hui —, des chercheurs sont associés pour expérimenter de nouveaux usages (mobilités douces, jardins partagés…). 

Financer la recherche dans un but de réindustrialisation, n’est-ce pas donner une image uniquement productiviste de la science ?

II faut faire œuvre de pédagogie et réexpliquer que la science est la seule capable de nous aider à relever les défis majeurs qui nous attendent. Notre modèle capitaliste de société est en pleine transformation : il nous faut passer de la maximisation à l’optimisation, sans avoir de modèle clair pour cette société future. Aujourd’hui, c’est soit plus, soit moins, jamais mieux. Il faut qu’on puisse résoudre cette équation… en attendant pour cela le Karl Marx du 22e siècle qui, si il est peut être déjà né, n’est pas encore connu. Cette pédagogie doit passer par des transformations dans le quotidien des gens… C’était la vision du Président de la République dans son discours du 12 octobre 2021, qui décrivait les objets de la France de demain, que je veux déconnecter d’objectifs mercantiles ou capitalistiques d’exploitation de la science. Malthus n’avait pas prédit les gains de productivité de la mécanisation et du phytosanitaire, ses équations menaient à une catastrophe au milieu du 19e siècle. Les réponses de la science n’ont pas été prédites mais emballées dans un système économique qui s’en est saisi. Elle doit aujourd’hui divorcer de ce système et s’imposer en tant que telle. C’est à cette condition qu’elle attirera les jeunes. Les futurs gains de productivité devront être mis au service d’une nouvelle société où la science aura sa place. France 2030 consacre quand même 1 milliard d’euros à l’exploration scientifique, ce n’est pas rien, nous avons déjà sélectionné 17 programmes et la 3ème vague est en cours.

« La croissance ne peut se faire « at any cost », le « quoiqu’il en coûte » dans le mauvais sens du terme »

Vous pensez vraiment que France 2030 incarne cette volonté d’émancipation de la recherche ?

Décorréler science et économie est un élément déterminant de notre politique, c’est notre volonté même si je ne suis pas naïf, les entreprises font des profits. Quand nous investissons 100 millions d’euros dans les mathématiques, ce n’est pas un calcul à court terme. La science ne doit pas être traduite immédiatement en un système de rentabilité économique, qui serait perverti. Pour autant, je crois à la croissance et à une économie de croissance, inhérente à la société humaine. Comme tous les êtres vivants, nous sommes un corps social qui a pour objectif de croître et se multiplier, c’est comme ça. Mais cette croissance ne peut se faire « at any cost », le « quoiqu’il en coûte » dans le mauvais sens du terme, à savoir la destruction de la planète ou l’éradication de la biodiversité. 

Lors de ses vœux, Emmanuel Macron a déclaré « Qui aurait pu prédire la crise climatique aux effets spectaculaires encore cet été dans notre pays ? ». Est-ce que l’urgence est réellement partagée au plus haut sommet de l’État ?

Je suis intimement persuadé qu’il y a eu une accélération de la prise de conscience par le Président, les membres du Gouvernement et moi-même. Clairement. Ce que nous projetions à dix ans arrivera peut-être demain, l’union nationale doit prévaloir. Seule la science apportera la solution aux défis qui nous attendent, c’est une certitude : nous avons un devoir de réveil, en particulier vis-à-vis des États-Unis, qui semblent continuer aujourd’hui dans la même voie du toujours plus, à coup de dollars et de gaz de schiste.

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