Jérôme Heurtaux : « Le RN pourrait peser sur la définition des thématiques de recherche »

Quelles conséquences dans les labos si le Rassemblement national venait au pouvoir ? Jérôme Heurtaux est enseignant chercheur (Dauphine PSL) et a récemment dirigé l’ouvrage Pensées captives (Ed. Codex). Ce spécialiste des démocraties “illibérales” où la recherche a été méthodiquement attaquée répond aux questions de TMN.

— Le 19 juin 2024

Une analyse personnelle tout d’abord : comment les universitaires réagissent-ils selon vous à cette double actualité politique des Européennes et de la dissolution ?

J’ai le sentiment que le milieu académique, comme le reste de la France, est sidéré par ces deux événements. Le score élevé de l’extrême-droite était certes attendu : les sondages, qui ne se sont pas trompés, l’avaient mesuré et les chercheurs sont bien placés pour connaître et ressentir cet « air du temps » idéologique, qui voit la montée de l’extrême droite et, de manière générale, la droitisation du débat public. La dissolution était en revanche largement inattendue dans les milieux académiques. Elle précipite l’hypothèse d’une prise de pouvoir imminente par ce parti nationaliste, identitaire et réactionnaire qu’est le Rassemblement national. Elle nous a pris de court, je crois. Ces événements doivent être digérés et analysés. Les syndicats universitaires ou étudiants ont réagi rapidement en se mobilisant notamment dans la rue. Les universitaires sont peut-être moins visibles : ils terminent leur année, font passer les examens, passent beaucoup de temps en réunion. La période n’est pas la plus propice aux mobilisations. Mais cette apparente discrétion — que je trouve très relative — n’est pas signe d’un désintérêt, à mon sens. Les chercheurs ont à la fois le devoir d’éclairer rapidement les enjeux de cette actualité et un fort besoin de recul pour en prendre toute la mesure : cette tension peut être productive ou paralysante, c’est selon. 

« Les laboratoires de recherche deviennent à leurs yeux des lieux de contre-pouvoirs »

Venons-en au fait. Vous êtes spécialiste des régimes dits “illibéraux” d’Europe centrale. Est-il légitime de comparer le Rassemblement national à des partis comme le Fidesz en Hongrie ou Droit et justice en Pologne ?

Sans aucun doute. Parmi ces partis de droite radicale, conservateurs et nationalistes, il y a d’importantes disparités. Mais, si l’on prend l’exemple des formations politiques les plus connues d’Europe centrale, le parti polonais Droit et justice [fondé par les frères Jarosław et Lech Kaczyński, NDLR] ou le Fidesz en Hongrie partagent certaines analyses, poursuivent des stratégies analogues. Tout en se distinguant notamment sur la politique étrangère ou sociale. Ce qui les rapproche du Rassemblement national et permet de constituer ce dernier comme une menace comparable est, entre autres, leur volonté de modifier les équilibres intellectuels et idéologiques dans leurs pays respectifs en développant une sorte de « guerre culturelle ». Pour reprendre l’expression d’Antonio Gramsci [théoricien politique italien mort en 1937, NDLR], ils cherchent à asseoir une nouvelle hégémonie culturelle, fondée sur des idées conservatrices et nationalistes tout en cultivant l’euroscepticisme, voire l’europhobie. On note aussi des inflexions anti droits humains, une hostilité à l’immigration ou contre tout ce qui peut constituer à leurs yeux un péril pour l’identité nationale : les identités sexuelles non héténormées, les approches de genre, etc. Or l’université est le creuset de la pensée critique, du pluralisme intellectuel. En un mot : c’est le lieu par excellence où se fabriquent de nouveaux regards sur les choses, où se pratique une intelligence critique a priori non exclusive. Quand ces partis prennent le pouvoir, les universités et les laboratoires de recherche deviennent à leurs yeux des lieux de contre-pouvoir. 

Le RN et Reconquête ont pris position en France contre le « wokisme » ou “l’islamo-gauchisme”, en visant directement le milieu universitaire… Quelle méthode les gouvernements centre-européens ont-ils appliqué pour asseoir leur autorité ?

Je commencerais par dire que les partis d’extrême droite ne sont pas les seuls — loin s’en faut — à dénoncer ladite “dérive woke”. Des partis de la droite ou du centre, comme les Républicains ou encore Horizons [le microparti d’Édouard Philippe, NDLR] caricaturent abusivement la situation et en profitent pour stigmatiser les universitaires critiques [Horizons souhaitait avant la dissolution mettre en place une commission d’enquête “relative au respect des valeurs de la République et du pluralisme dans l’enseignement supérieur”, NDLR]. Une partie des chercheurs eux-mêmes relaient des discours au sein et hors de l’université. L’extrême droite n’a donc pas le monopole de ces attaques. Pour en revenir à votre question : non, il n’existe pas de méthode universelle pour ce faire mais les pratiques observées en Pologne et en Hongrie sont tout de même d’une stupéfiante homogénéité. L’un des outils est de réformer les institutions universitaires et de recherche. En Hongrie, Viktor Orban a fait passer une loi, baptisée « CEU Lex », du nom de l’institution qui était explicitement visée, la Central European University, contrainte de quitter Budapest et de se réinstaller à Vienne. Le gouvernement a également transformé de fond en comble l’académie des sciences. Dans la région, les académies des sciences sont de vieilles institutions souvent issues de la période communiste, qu’il est donc facile de critiquer pour leur inefficacité, leur bureaucratisme ou leur “académisme”. Ce qui rend leur réforme aisée pour des gouvernements quels qu’ils soient ; le soutien de la population est facilement acquis. En Hongrie, l’académie a été démantelée mais son budget abondé… tout en contraignant les chercheurs à répondre à des appels d’offres fléchés conçus par le ministère. 

« C’est d’autant plus pervers que ces transformations sont parfois faites au nom de valeurs libérales »

Comment ont réagi les chercheurs concernés ?

Ils se sont donc retrouvés devant un choix cornélien : soit y répondre avec une promesse de salaire conséquent mais en y perdant leur crédibilité scientifique, soit refuser la compromission au risque de voir l’institut se déliter complètement. S’y ajoutent des risques personnels puisque le gouvernement a entre-temps fragilisé les statuts des universitaires. Il s’agit de transformer la structure institutionnelle de la recherche pour en réduire l’influence et créer des institutions proches du pouvoir. Le gouvernement a enfin réformé les universités en imposant à leur tête des fondations de droit privé, elles-mêmes dirigées par des proches de Viktor Orban. C’est d’autant plus pervers que ces transformations sont parfois faites au nom de valeurs libérales, de l’européanisation de la recherche ou de l’accès à la compétitivité internationale.

Les institutions scientifiques sont attaquées. Les femmes et les hommes le sont-ils ?

Des chercheurs ont été disqualifiés ad hominem, que ce soit en raison de leurs travaux sur les théories du genre ou parce qu’ils mènent des recherches qui ne plaisent pas aux autorités, à l’instar des historiens polonais spécialistes de la Shoah et de la participation de Polonais aux massacres de leurs voisins juifs pendant la Seconde guerre mondiale. Lorsque le PiS [le parti Droit et Justice polonais, NDLR] était au pouvoir de 2015 à 2023, beaucoup ont été  stigmatisés par des acteurs politiques ou des associations proches du pouvoir. On a vu également des carrières bloquées en l’attente d’une signature présidentielle sur un décret de nomination comme professeur. Une autre méthode très efficace est de détourner des budgets de recherche au profit d’institutions ne relevant pas de l’ESR. L’exemple le plus connu est l’Institut de la mémoire nationale, l’IPN, en Pologne, qui archive les dossiers personnels des victimes et des collaborateurs de la police politique de la période communiste. L’IPN est aussi un lieu de recherche financé sur deniers publics, qui attire de nombreux aspirants historiens, qui y trouvent souvent de meilleures conditions de travail qu’à l’université. Mais les travaux incités privilégient une histoire politique anticommuniste du communisme plutôt qu’une histoire sociale attentive aux aspects non idéologiques et non-répressifs du système communiste. 

« Il ne faut pas nécessairement s’attendre à une censure étroite mais plutôt à des logiques volatiles et insidieuses »

Peut-on faire un parallèle avec une France qui serait dirigée par le RN ?

On peut par exemple imaginer que l’école des cadres fondée par Marion Maréchal-Le Pen [L’Institut des sciences sociales, économiques et politiques, NDLR] pourrait bénéficier de financements publics importants. Le RN pourrait également peser sur la définition des thématiques de recherche via un financement de la recherche coloré politiquement. Il ne faut pas nécessairement s’attendre à une censure étroite mais plutôt à des logiques volatiles et insidieuses qui iraient toutes dans le même sens. Lorsqu’en 2019, la Pologne a fait voter une Constitution pour la science, le principe de la bibliométrie dans l’appréciation des carrières individuelles et dans l’évaluation de la compétitivité des laboratoires a été réaffirmé. Plus un labo accumule de points, mieux il est financé. Le nombre de points par revue et par éditeur scientifique est décidé par une commission : il suffit d’agir à ce niveau pour infléchir la politique de recherche. Le ministère s’était donc arrangé pour bonifier certaines revues d’obédience conservatrice qui ne valaient pas grand chose sur le marché international. Le gouvernement a ensuite réformé la grille au motif qu’elle favorisait trop les publications dans des revues internationales, fers de lance des “idéologies” importées, comme le genre ou le décolonialisme. L’alternance politique intervenue fin 2023 a évidemment changé les choses mais le retour à une forme satisfaisante d’autonomie universitaire et académique peut prendre beaucoup de temps : le nouveau gouvernement ne peut pas se permettre d’agir comme son prédécesseur, il est en quelque sorte contraint de respecter ses valeurs démocratiques mais aussi… libérales. Ce qui pose un autre problème qu’est celui des effets des réformes néo-libérales de la recherche sur les libertés académiques. Le livre Pensées captives [sous la direction de l’intéressé, Ed.Codex, NDLR] traite de l’ensemble de ces menaces et de leur articulation.

On comprend donc que si la prise en main de l’ESR par un gouvernement d’extrême-droite peut être lente, son desserrement l’est tout autant…

Absolument et il en va de même dans d’autres secteurs d’activité stratégiques comme celui de la justice ou des médias…

« Personne ne peut encore le dire [comment le RN procéderait] mais il procéderait à coup sûr »

Où est-on en France par rapport à ces pays que vous connaissez bien

Nous en sommes loin mais la recherche en sciences sociales est de plus en plus impactée par des pressions de toutes sortes, économiques et politiques. Il est de plus en plus difficile de devenir titulaire dans un monde qui généralise la précarité, de moins en moins “normal” de définir son projet de thèse, car les financements sont de plus en plus obtenus dans le cadre de projets de recherche collectifs indirectement influencés par les grandes priorités thématiques nationales ou européennes. Pour autant, la France n’a pas directement, si on compare son cas avec les pays d’Europe centrale, remis en cause le statut de ses chercheurs et enseignants chercheurs. La logique de libéralisation existe mais les statuts sont encore protégés. J’ai pu l’observer en République tchèque lorsque j’étais directeur du Cefres [Centre français de recherche en sciences sociales, NDLR] à Prague : les jeunes chercheurs sont rompus à cet exercice libéral de la recherche dès le début de leurs études. Ces pays ont connu dans les années 1990 et 2000 une transformation rapide et brutale de leur environnement institutionnel, comme la France n’en a pas connu sans doute depuis la fin de la Seconde guerre mondiale.

Le Rassemblement national procéderait-il de manière brutale ou progressive en France ?

Personne ne peut encore le dire mais il procéderait à coup sûr. Une prise de pouvoir de l’extrême droite serait à mon sens une menace pour toutes les libertés, dont la liberté académique. Les remises en question se feraient certainement moins de manière frontale que sous la forme de micro-ruptures, avec des effets « cliquets », des transformations lentes mais décisives. Mais je n’ai évidemment pas de boule de cristal. 

« L’autonomie intellectuelle doit prospérer dans toutes les sciences »

On comprend que les sciences sociales sont la cible première de ces politiques d’extrême droite mais qu’en est-il des sciences « dures » ? On peut penser notamment à la recherche sur les cellules souches embryonnaires…

L’autonomie intellectuelle n’est pas une valeur propre aux sciences sociales, elle doit prospérer dans toutes les sciences. Dans un pays comme la Pologne, dans lequel l’IVG est toujours à ce jour interdit, la recherche en biologie peut être politiquement sensible et remettre en cause des dogmes établis. C’est aussi le cas des sciences environnementales, qui sont susceptibles de remettre en cause les discours éco-sceptiques. La tentation est grande de vouloir orienter politiquement une science car elle peut aussi être utilisée comme un outil idéologique. Il faut défendre pied à pied l’autonomie intellectuelle et la liberté scientifique.

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