Comment les bibliothèques universitaires se portent-elles ?
L’écart se creuse décennie après décennie. Même si nos moyens se sont en apparence accrus, ils n’ont suivi ni le rythme de la croissance démographique des étudiants, qui a grimpé en flèche, ni les besoins des nouvelles fonctions d’appui à la recherche. Parlons chiffres : en 2021, la France a consacré 63 euros de ressources documentaires par étudiant et chercheurs. La moyenne européenne est de 151 euros. Côté emploi, nous sommes à 3,8 bibliothécaires pour 1000 étudiants en France, contre 5,1 pour la moyenne européenne, etc. Des pays comme la Suisse, l’Allemagne, la Belgique ou le Royaume-Uni ont consenti de grands efforts dans le domaine. L’Association des directeurs et personnels de direction des bibliothèques universitaires et de la documentation (ADBU) travaille depuis novembre dernier sur un plan d’action avec dix propositions chiffrées, à la fois sur le budget, les effectifs… Un livre blanc est récemment paru [que vous pouvez consulter ici, NDLR].
« À missions pérennes, moyens pérennes, nous devons maintenant traiter cette question de manière un peu « basse du front » »
Pourquoi une telle différence par rapport au reste de l’Europe ?
Excellente question à laquelle je n’ai pas vraiment de réponse ; je ne suis pas ministre. Il se trouve qu’à la sortie du rapport Miquel en 1988, les BU ont connu un moment politique, le gouvernement s’était alors saisi de la question parce qu’il y voyait un enjeu national. Nous ne sommes plus dans la même situation aujourd’hui alors qu’il nous manque près de 500 000 mètres carrés de nouveaux locaux, sans compter la dégradation du parc existant. Et ce alors que les amplitudes horaires et la fréquentation des BU devraient nous placer au cœur d’une politique de rénovation énergétique. Nous sommes des lieux vertueux par excellence. À missions pérennes, moyens pérennes, nous devons maintenant traiter cette question de manière un peu « basse du front ». Je l’assume. Aujourd’hui, si l’on considère que nos missions sont importantes, le message est simple : les moyens n’y sont pas.
À force de discrétion, les bibliothèques ne se sont-elles pas rendues invisibles ?
On ne veut pas nécessairement se rendre invisibles : les bibliothécaires ne sont pas plus discrets que d’autres corporations mais le service que nous rendons est à distance des chercheurs et ces derniers passent moins à la bibliothèque, comme c’était le cas avant. Ce qui n’empêche pas de collaborer et de se rendre visibles quand il s’agit de répondre ensemble à des appels à projets, par exemple. La bascule sur des ressources numériques a entraîné un changement des pratiques : la paillasse des littéraires était un livre ouvert, les mathématiciens avaient également leurs propres lieux… Ces services sont aujourd’hui rendus hors les murs, le contact humain est donc nécessairement moins fréquent. Tout ce qui peut faire en sorte que le ou la bibliothécaire coconstruisent un service aux chercheurs, comme Collex Persée, est le Graal pour nous. Ceci étant dit, les étudiants nous voient tous les jours.
« Combien de divisions et pour quelle stratégie ? La France n’a pas de vision »
Pourquoi ne pas faire grève en ce cas ?
Nous sommes une profession au service de nos usagers et remplissons nos missions « perinde ad cadaver » [pareillement à un cadavre, NDLR]. Notre militantisme nous pousse à assurer le service jusqu’au bout. Nous avons évidemment le droit de grève même si nous n’en avons pas l’habitude dans nos métiers « old school ». Nous sommes une profession discrète, qui ne lève pas le pied ; nous sommes fondamentalement trop polis, en somme. La sortie du livre blanc veut y remédier. Ceci étant dit, je vous rappelle tout de même que l’ADBU n’est pas un syndicat. Et nos collègues des bibliothèques municipales et territoriales parviennent mieux à se faire entendre. Nous n’avons quant à nous pas d’écrivains, pas de célébrités comme Stéphane Bern pour nous défendre ! Comme disent les Anglo-saxons : « the squeaky wheel gets all the grease ». Il en va de même au sein du ministère de la Recherche où les BU ont une place très différente de celle qu’occupent nos collègues au ministère de la Culture. La direction des bibliothèques qui existait dans les années 80 a disparu et les effectifs ont diminué au sein du ministère malgré la qualité de celles et ceux qui y travaillent… Aujourd’hui combien de divisions et pour quelle stratégie ? La France n’a pas de vision pour l’IST à ce jour.
N’est-ce pas le prix de l’autonomie des établissements ?
Certes mais l’autre versant de l’autonomie est un pilotage par le ministère au niveau national. Or, à nouveau, il n’en existe pas à l’heure actuelle ; Frédérique Vidal avait répondu à la Cour des comptes qui lui pointait cet état de fait que le Plan national pour la science ouverte avait été mis sur pied. Certes — et c’est important — mais le PNSO n’épuise pas le sujet des bibliothèques universitaires. La science ouverte est un sujet sur lequel nous sommes par ailleurs pionniers. Elle fait partie de l’ADN de toutes les BU de France mais, je le répète, le plan national sur la science ouverte n’est pas la réponse à toutes nos problématiques : le compte n’y est pas. La bibliothèque est la deuxième maison de l’étudiant, voilà la réalité. Elle est un angle mort de la politique ministérielle. Sous-investir dans les bibliothèques universitaires, c’est sous-investir dans une formation de qualité, sous-investir dans des lieux de vie, sous-investir dans une recherche qui tient la route.
« [Les appels à projets ne peuvent se] substituer aux moyens de fonctionnement pérennes »
Restons encore un instant sur la science ouverte, une étude du consortium Couperin montre tout de même des disparités assez importantes entre les établissements…
Il y a des marges de progrès, je vous l’accorde, qui tiennent non aux compétences des collègues ni à leur culture professionnelle mais aux relations avec les directions de la recherche ou les laboratoires. À Saclay, le service des bibliothèques s’appelle la DIBISO, direction des bibliothèques et de la science ouverte. On n’en est pas encore là dans tous les établissements qui souhaiteraient suivre cette voie. Mais quelle que soit leur taille, les contraintes RH pèsent : pour former quelqu’un ou le remplacer, encore faut-il quelques marges de manœuvres financières. Des établissements dont les dépenses de GVT [glissement vieillesse technicité, NDLR] ou diverses mesures gouvernementales ne sont pas compensées ne seront pas en mesure de le faire.
Cela ne doit-il pas passer par des appels à projets spécifiques ?
Ça semble être un réflexe quasi pavlovien dont tout le monde semble enfin revenir. Les bibliothécaires ne sont pas contre philosophiquement parlant mais ils ne valent que pour des projets, des dispositifs complémentaires à nos missions. Et non à se substituer aux moyens de fonctionnement pérennes : nous devons accueillir du public, contribuer à empêcher la recherche française de dégringoler, etc. Difficile de ne pas les voir aujourd’hui comme un jeu de dupe… dont personne n’est dupe en réalité, même pas France Universités qui constate aujourd’hui à son tour les limites de ces dispositifs. L’énergie, le temps et les ressources que nous mettons en œuvre pour répondre aux appels à projets sans garantie de succès, vu nos contraintes RH, sont prises sur nos missions pérennes. C’est un cercle vicieux qui s’autoentretient. Nous sommes dans la même situation que nombre de chercheurs, en réalité.
« Ce n’est plus « publish or perish » mais « publish or publish » »
Passons aux APC, les frais de traitement des articles. Beaucoup dénoncent aujourd’hui l’explosion des coûts de publication pour garantir l’ouverture des publis, que faire ?
S’il s’agissait d’un simple transfert de charge, pourquoi pas mais il y a un souci. Quand bien même nous passerions à un modèle 0% abonnement 100% APC, il resterait une question de fléchage budgétaire. Comment peut-on être sûr que les dépenses engagées labo par labo soient administrées et éviter que le système explose en vol ? Verra-t-on un jour des APC à 8000 ou 10 000 euros au lieu de 2000 euros ? Je ne crois pas à la fin des abonnements pour le moment mais les APC doivent être cantonnés dans un système où l’on peut maîtriser la dépense publique. Je ne suis pas certain que les labos ou les directions de la recherche soient les mieux équipés pour cela aujourd’hui. Nous sommes en capacité de piloter et de rendre compte, notamment grâce au consortium Couperin, qui existe depuis vingt ans. Inria et l’Université de Lille, ainsi que Sciences po dans une moindre mesure, gèrent totalement les APC par des fonds au sein des bibliothèques ou structures équivalentes.
N’avez-vous pas peur que les chercheurs se sentent “contrôlés” ?
L’idée n’est pas de freiner les publis ; la mise en place de fonds d’APC permet de rendre compte de l’utilisation de deniers publics. Je vois bien l’intérêt qu’ont certains grands éditeurs à court-circuiter les bibliothèques, nous sommes des empêcheurs de tourner en rond de leur point de vue. Mais un labo de recherche n’a pas vocation à négocier des tarifs de publication, qui subissent récemment une grande inflation. Inflation qui se justifie d’autant moins que nous ne constatons pas de bénéfices sur la qualité de la recherche : nous ne nous prononçons évidemment pas sur le fond de la science mais l’explosion du nombre de publications a des effets indéniables sur la recherche en elle-même. Ce n’est plus « publish or perish » mais « publish or publish ».
« Je ne veux pas tomber dans un système soviétique avec des quotas de publications « diamant » »
Vous mettez en cause en filigrane certains éditeurs. S’ils ne jouent pas leur rôle, peuvent-ils être remplacés par des outils participatifs par ailleurs déjà disponibles ?
Leur argumentaire porte sur la diffusion et la valorisation de la recherche — ce qu’un modèle ouvert pourrait faire —, mais la question posée est celle de la notoriété de certaines revues, incontournables dans certains champs de recherche. Sans un article publié dans telle ou telle revue, l’obtention d’un HDR ou d’un post doc ou d’un poste sera plus compliquée. Dans les établissements, beaucoup de travail reste à faire sur l’évaluation des chercheurs, même si le CNRS a progressé en la matière. Cela permettrait de mettre un frein à cette course à l’escarpolette permanente qui amène à une augmentation des budgets. La science progresse certainement mais les stocks options des gérants et les bénéfices des actionnaires progressent à coup sûr. Après, je ne veux pas tomber dans un système soviétique avec des quotas de publications « diamant », faute de quoi les financements du laboratoire seraient amputés.
On est en 2023, comment certains éditeurs peuvent-ils encore facturer les images en couleur sur des publis ?
C’est une aberration, je vous le confirme. Les habitudes prises n’ont pas été cassées au moment où les plateformes numériques ont été déployées à partir de publications imprimées. Elles n’ont plus lieu d’être. Si d’autres acteurs et d’autres modèles de publication sont apparus ces dernières années, le poids des grands éditeurs historiques, fusionnés partiellement de surcroît, demeure important. Il n’en reste pas moins que le manque de nouveaux arrivants et le prestige des revues a créé cette situation. Arriver avec des modèles ouverts dans ce marché suscite encore des interrogations de la part des chercheurs. À contenu égal, le lustre n’y est pas. Malgré la loi sur la république numérique et l’ouverture des résultats de la science, nous continuons à négocier à perte de vue avec Elsevier et consorts pour l’accès à leurs ressources. cOAlitionS est un levier côté agence de financement mais n’agit pas sur l’évaluation et la pression est forte du côté des communautés de recherche pour obtenir l’accès à l’offre des éditeurs. Qui peut dire à un chercheur là où il doit ou ne doit pas publier ? Des outils existent comme Sherpa pour « évangéliser » — je n’aime pas trop le terme — les laboratoires : nous accompagnons les chercheurs en ce sens mais sur le fond la liberté académique doit rester pleine et entière.
« Nos 63 euros par étudiant revient à faire de l’arrosage goutte à goutte »
Comment comptez-vous débloquer la situation, en ce cas ?
Cela progresse tout de même : le baromètre de la science ouverte le prouve. Je pense que nous atteindrons un équilibre même si les éditeurs semblent bien le vivre. Beaucoup de secteurs industriels rêveraient de leurs marges à 30%. J’insiste : il y a de la place pour tout le monde, c’est cela la bibliodiversité : des éditeurs commerciaux, dont nous devons, pour les plus grands, contrer les pratiques monopolistiques et l’imagination débordante en termes de pratiques commerciales, mais aussi des éditeurs français et internationaux qui participent de la richesse de cet écosystème, des éditeurs publics, de la publication ouverte native, etc. Pour ce faire, nos 63 euros par étudiant revient à faire de l’arrosage goutte à goutte mais nous avons la foi chevillée au corps. Comme disait Guillaume d’Orange : « Nul n’est besoin d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer ».