Emmanuel Macron fustige « les extrêmes », renvoyant dos à dos extrême droite et extrême gauche. Si l’on se place du strict point de vue de la recherche et de l’enseignement supérieur, peut-on réellement dire que les menaces se valent ?
Je comprends le sens de votre question mais je voudrais préciser plusieurs choses auparavant : j’ai toujours combattu les extrêmes. Et par les extrêmes, comprenons-nous bien, je parle bien de La France Insoumise et du Rassemblement national. Combattre le RN est d’ailleurs l’une des raisons qui m’ont fait dire « oui » au Président de la République quand m’a été proposé le poste de ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche. En tant que présidente d’université [Paris-Saclay, NDLR], je me suis même dit que je serais contrainte de partir à l’étranger en cas d’arrivée de Marine Le Pen au pouvoir. Alors, quand cette occasion de contribuer à leur faire barrage m’a été donnée, je l’ai saisie. Nous avons collectivement la mémoire courte sur ce que font les extrêmes lorsqu’ils exercent le pouvoir. Le danger se rapproche en réalité depuis plusieurs décennies et les choses s’accélèrent au moment même où nous parlons. Le Rassemblement national représente donc une menace claire et ce depuis longtemps — leurs tentatives de gagner en respectabilité ne me fera pas varier d’un iota. Mettre une cravate n’y change rien : les idées de l’extrême droite restent immondes. Du côté de LFI, c’est la stratégie du clivage permanent. Ils prônent le chaos et l’anarchie plus que la démocratie et la République. Certaines de leurs positions sont aujourd’hui insupportables et leurs valeurs floues : la situation en Palestine est révoltante, c’est une évidence, mais il y a un discours clair à tenir pour condamner avec la plus grande fermeté l’antisémitisme, comme pour soutenir la société civile palestinienne. Il est irresponsable d’appeler à des soulèvements, pousser des jeunes à arborer des mains rouges… On doit rester dans le cadre de la République. J’ai vécu à l’Hémicycle [l’Assemblée nationale, NDLR] des moments violents. C’est pour cette raison que je parle des extrêmes aujourd’hui. Parlons de retraites, de chômage, d’économie… mais parlons-en justement. J’ai peur que la discussion n’ait plus cours à l’avenir. Voilà ce que je voulais vous dire car j’en souffre personnellement.
« On a bien essayé de me faire dire que l’islamogauchisme gangrénait l’université, j’ai toujours refusé »
Nous reposons donc notre question initiale quant aux menaces réelles ou supposées sur l’enseignement supérieur et la recherche. Peut-on vraiment mettre LFI et le RN dos à dos ?
Il y a des menaces des deux côtés mais elles ne sont évidemment pas de même nature : le Rassemblement national, s’il arrive au pouvoir, va percuter de plein fouet la liberté des chercheurs et des enseignants chercheurs – il y a des précédents dans d’autres États, y compris en Europe [relire notre interview du politiste Jérôme Heurtaux, NDLR]. S’ils sont amenés à diriger, ils tenteraient de nous scléroser, de nous inhiber. L’ADN de la recherche dans tous les pays, c’est la liberté académique et la libre circulation des chercheurs et des idées. J’entends également des voix à gauche s’élever contre l’autonomie des universités : que nous soyons en désaccord sur certains points, soit. Mais ce serait une erreur politique profonde que d’être en désaccord sur le principe même de l’autonomie, quitte à mieux la définir. Elle est une barrière contre l’obscurantisme. Remarquez que l’on peut toujours exprimer ses désaccords avec l’autonomie sous le mandat du Président Emmanuel Macron. Le pourra-t-on encore si Marine Le Pen est au pouvoir ?
Quelles sont les faiblesses actuelles de notre système ?
D’abord, je vois heureusement beaucoup de forces dans notre écosystème. Si aucun système n’est parfait, reconnaissons que la liberté académique est réelle. J’ai voulu redonner du poids aux universités pour renforcer la cohérence de leurs missions de formation, de recherche et d’innovation en tant que cheffes de file sur un territoire. Les organismes nationaux de recherche [comme le CNRS, l’Inserm, l’Inrae… NDLR] ont un rôle fondamental et sont par définition nationaux : à quoi servirait que tout le monde ait les mêmes missions ? C’est tout le sens du travail de simplification et de réorganisation de la recherche que nous avons lancé.
« Le programme [du RN] est vide [concernant la science] (…) je dirais que c’est peut-être ce qui pourrait nous sauver »
Mettons que le Rassemblement national impose une prise en main autoritaire du système de recherche et d’enseignement supérieur français, à la manière « illibérale ». Les universités sont-elles à votre avis plus résilientes face à des pressions politiques que les organismes de recherche ?
La réponse est oui et je pense qu’il faut qu’elles le soient encore plus. Je continue le fil de mon raisonnement en précisant que des recherches dirigées et non dirigées sont toutes deux indispensables, comme c’est le cas dans tous les pays démocratiques. Les deux sont nécessaires : une politique publique doit pouvoir être déployée dans la recherche en cas de besoin, tout comme une recherche « ongoing ». Le caractère plus dirigé des recherches au sein des ONR les rendrait peut-être moins « résilients », comme vous le dites, mais leurs rôles sont différents.
Le Rassemblement national ne semble pas penser grand-chose de la science…
Leur programme est vide. Avec un peu de malice, je dirais que c’est peut-être ce qui pourrait nous sauver dans une telle éventualité.
… Néanmoins, le RN attaque les sciences. De quelle manière, selon vous ?
Ses attaques se concentrent sur les sciences sociales et l’environnement, ainsi que sur certains pans de la recherche biomédicale. Quand on analyse leurs votes et leurs prises de position au Parlement européen, une chose est sûre : ça fera mal. Le nombre de climatosceptiques au RN est bien plus élevé que dans d’autres partis. Le moins que l’on puisse dire est qu’ils ne respirent pas la confiance en la science. Du reste, ils n’en parlent jamais et ne semblent même pas savoir ce qu’elle est en réalité et, les rares fois où ils en parlent, ils n’en ont qu’une vue utilitariste. Avoir une recherche dirigée au service de la société est une bonne chose mais certainement pas pour qu’elle serve une vision idéologique. L’écologie, la biodiversité sont perçues au RN comme des contraintes et je ne doute pas qu’ils en couperaient des financements. Quant aux sciences humaines et sociales, ils la caricaturent en utilisant des termes comme « wokisme » alors que nous savons pertinemment qu’elles apportent des solutions nécessaires à notre société. Il n’y aura pas de révolution technique sans révolution des usages. Le RN en a très peur.
« Prôner la suppression de l’Agence nationale de la recherche est irresponsable »
Et du côté de la France insoumise ? De nombreux chercheurs ont participé à la conception de leurs programmes…
Dire qu’il y a trop d’appels à projets est une chose mais prôner la suppression de l’Agence nationale de la recherche est irresponsable. La France s’inscrit dans une compétition européenne et internationale. De plus, prenez l’exemple des microscopes électroniques ou des plateformes de RMN (Résonance Magnétique Nucléaire) : chaque labo ou chaque site pouvaient auparavant en disposer. Aujourd’hui, avec l’avènement des microscopes modernes — électronique à balayage — et des RMN haute résolution, impossible. Il faut réguler ces implantations pour éviter des doublons entre, mettons, Orsay et Lille. Or il est impossible sans appels à projets de réguler ces infrastructures très onéreuses. Je vous rappelle qu’il s’agit d’argent public. Une vision stratégique est indispensable pour raisonner au niveau européen et aller concurrencer la Chine et les États-Unis sur leur terrain. Sans appels à projets, sans recherche dirigée, c’est impossible. C’est une vision à l’ancienne qui ne représente pas le monde tel que nous le vivons et il y a un risque de casser le système. Il faut bien sûr toujours être vigilant pour qu’il n’y ait pas trop de régulation, mais prendre un tel contrepied nous priverait de marges de manœuvre.
Diriez-vous comme Frédérique Vidal en 2021 que « l’islamogauchisme gangrène l’université » ?
Si je le pensais, vous m’auriez déjà entendu le dire mais ça n’a pas été le cas durant mes deux ans au ministère. On a bien essayé de me le faire dire, j’ai toujours refusé, tout comme je n’ai pas envisagé de couper les subventions de Sciences po et je l’ai assumé dans les médias.
« Devons-nous défendre un système, une corporation ou un enseignement de qualité pour nos étudiants ? »
Cela a pourtant marqué un moment de rupture avec une partie de la communauté académique…
De tension, pas de rupture. Et je tiens à dire qu’il ne s’agit pas que des sciences sociales. Toutes les disciplines se sont senties concernées, y compris moi en tant que physicienne. Quand on parle de science, toutes les sciences sont sur un pied d’égalité et ont besoin de travailler ensemble. Les sciences sociales sont un monde pluriel, complexe — peut-être encore plus que les sciences dures —, certainement plus politisé. Je crois donc à une solidarité interdisciplinaire, que j’ai ressentie durant cet épisode.
Ce n’est pas le seul épisode de tensions avec le milieu universitaire : le vote de la loi immigration en 2023 et la volonté de restreindre l’accueil d’étudiants étrangers en fut un autre. Y voyez-vous une continuité idéologique au sein de Renaissance ?
Permettez-moi de rappeler que ces tensions ne sont pas nées du texte porté par Renaissance mais de la version du texte issue des rapports de force au Parlement. Je m’étais clairement exprimée sur cette version, en cohérence avec la position du Président de la République et de la Première ministre. Expliquer cela ne veut évidemment pas dire que nous ne devons pas travailler sur ces sujets, nous avons d’ailleurs su le faire à Bruxelles en soutenant le pacte européen sur la migration et l’asile.
À la différence de la majorité des syndicats, certaines institutions (CP-CNU, France Universités) n’appellent pas explicitement à voter contre l’extrême droite, voire rappellent que « des projets ou des propositions de loi » lui ont paru aller à l’encontre de la « liberté et [du] respect de l’autre » (France Universités). N’est-ce pas le signe d’une profonde défiance envers la politique de votre gouvernement ?
Ne voyons pas le mal partout : la communication de France Universités est sans ambiguïtés contre l’extrême droite. La différence sera évidente si jamais le Rassemblement national arrive au pouvoir, même si je nous souhaite collectivement de ne jamais le vivre. J’ajoute sur un tout autre sujet que le CNU n’est pas raisonnable : cette institution est certes indispensable mais ce n’est pas en défendant la qualification, alors qu’elle n’existe nulle part ailleurs dans le monde et que les enseignants chercheurs croulent sous le travail, que nous sauverons l’excellence des postes. Les universitaires étouffent sous les 192 h d’enseignement, ce n’est plus adapté aujourd’hui or ce sujet ne peut même pas être mis sur la table, c’est le barrage… Chacun devrait se poser la question : pour qui sommes-nous là ? Pourquoi ? Devons-nous défendre un système, une corporation ou un enseignement de qualité pour nos étudiants et un métier d’enseignant chercheur qui a changé ? Bien sûr qu’il n’y a pas de recette miracle mais le monde a évolué, on ne peut plus procéder de la même manière qu’il y a trente ou quarante ans.
« Il y aura forcément un jour d’après »
Comment préparez-vous une éventuelle alternance au profit du RN depuis l’annonce de la dissolution et de votre très probable départ du ministère ?
Je travaille chaque jour pour que cela n’ait pas lieu.
Et après le 7 juillet en ce qui vous concerne ?
Il y aura forcément un jour d’après mais je continuerai d’être à ma tâche jusqu’au bout, sans relâche.
Pourquoi ne pas vous être présentée aux législatives dans l’Essonne, circonscription que vous connaissez pourtant bien ?
J’ai la chance d’avoir dans ma circonscription un très bon député sortant, Paul Midy, qui souhaitait se représenter : je trouvais normal que, dans la mesure où il a « fait le job » à l’Assemblée, il puisse continuer à le faire. Je suis plus utile à le soutenir.
Si le candidat RN arrivait au second tour dans votre circonscription contre Pierre Larrouturou (NFP), pour qui appelleriez-vous à voter ?
Je ne me projette pas dans cette éventualité : Paul Midy a été un excellent député et il doit le rester. Dans le scénario que vous évoquez, je ne sais pas si j’appellerais à un vote mais je sais en tous cas pour qui je voterai… et ce ne sera pas blanc. Je ne vous dirais pas la même chose si c’était un candidat LFI en face. À titre personnel — et ce ne sont pas des éléments de langage —, je ne comprends pas la compromission du Parti socialiste au sein du NFP, c’est à mon sens une erreur.
Propos recueillis par Laurent Simon et Lucile Veissier