Itinéraire d’un emmerdeur

Raphaël Lévy a tenté de corriger la science : un processus long, compliqué et plus qu’imparfait. Voici son histoire.

— Le 10 juin 2022

Aujourd’hui professeur à l’Université Sorbonne Paris Nord, le physicien Raphaël Lévy est loin des institutions prestigieuses qu’il a un temps fréquenté. Il avait pourtant un poste, une équipe et des moyens à Liverpool où il a passé 18 ans. Mais le Brexit a mis fin à son expatriation. Pressentant venir l’impossibilité d’obtenir au Royaume-Uni des financements européens, il a cherché une université d’accueil en France. Le campus de Bobigny où il a déménagé son labo surprend par sa proximité avec les quartiers populaires du “neuf-trois” : on est carrément dans la cité. Au lendemain de l’Aïd, les pâtisseries orientales apportées par les étudiants régalent les chercheurs du labo. Mais leurs conditions de vie rappellent la précarité environnante.

VIP only. Raphaël Lévy coordonne pourtant un prestigieux projet ERC Synergy (voir encadré en pied d’article). Pas pour guérir le cancer, développer de nouvelles batteries ou opérer la révolution quantique mais pour corriger la science – ou du moins en observer le processus et ses lacunes. Un projet interdisciplinaire en cours mêlant algorithmes, bibliométrie, sociologie et tests de reproductibilité et qui réunit des chercheurs de tous horizons. Comment en arrive-t-on à angler ainsi ses recherches ?

« Il s’agissait d’un artefact, ça se voyait au premier coup d’œil »

Raphaël Lévy

Regard perçant. Physicien spécialisé dans l’imagerie intracellulaire, Raphaël Lévy est également un peu chimiste car il fabrique des nanoparticules qu’il faut « fonctionnaliser », c’est-à-dire les rendre actives au sein d’organismes vivants. Le nerf de la guerre dans sa thématique ? Que ces particules entrent dans la cellule mais surtout qu’elles échappent à la zone de quarantaine (l’endosome), se baladent dans le reste de la cellule jusqu’au noyau, pour au final interagir avec le matériel génétique. 

En 2004, alors qu’il est en postdoc à Liverpool, Raphaël tombe sur un article publié dans Nature Materials qui le fait immédiatement tiquer. Une jeune équipe du MIT affirme avoir observé des nanoparticules présentant des rayures à sa surface. Pour le chercheur français, rien de tout cela, il s’agit d’un artefact causé par l’appareil d’imagerie : « Ça se voit au premier coup d’œil. Les rayures sont toutes perpendiculaires à la direction du scan, alors que leur direction devrait être aléatoire. »

Honest mistake ? Erreur de bonne foi ou non, elle arrange les affaires de l’équipe de Boston qui affirme que cette structure en rayures leur confère des propriétés particulières pour de futures applications en biologie : elles pourraient notamment pénétrer au cœur des cellules. Et c’est d’ailleurs ce qu’ils affirment dans un papier suivant, en 2008. Raphaël Lévy est alors toujours à Liverpool mais avec un peu plus d’assise – il a obtenu un “fellowship” sur cinq ans. Il se lance, confiant, dans sa première tentative de correction de la science en rédigeant un article relatant l’erreur d’interprétation des données. Il sera très vite déçu : son papier, soumis en 2009, ne sera publié qu’en 2012.

« Au lieu de corriger la science, le système a renforcé les erreurs »

Raphaël Lévy

Errare humanum est… Le chercheur expatrié suit pourtant la règle tacite qui prévaut en recherche – soumettre à la même revue que l’article critiqué – mais Nature Materials rejette d’emblée son manuscrit. S’ensuit une longue procédure de soumission à une autre revue : 18 mois de peer review et onze rapports plus tard, sa critique est finalement publiée dans la revue Small, en même temps qu’une réponse du chercheur du MIT, Francesco Stellacci, dont les délais de relecture se sont ajoutés au processus. 

Conclusion de cette première tentative : quand il s’agit de corriger la science, le système est loin d’être au point . Mais le chercheur est tenace. Il décide ainsi de continuer le combat sur les réseaux sociaux, notamment sur Twitter et sur son blog. C’est alors qu’un ancien étudiant de Francesco Stellacci le contacte et confirme la mauvaise foi de l’équipe. S’étant aperçu de l’artefact dès 2005, Predrag Djuranovic a été mis à l’écart après avoir alerté son superviseur. L’étudiant de master a donc signalé l’affaire à l’administration du MIT, déclenchant une enquête. Celle-ci débouchera trois ans plus tard avec la demande au chef d’équipe de consolider ses résultats par d’autres publications. « Au lieu de corriger la science, le système a renforcé les erreurs », observe, un peu amer, Raphaël Lévy.

…perseverare diabolicum. Autre propriété intéressante des nanoparticules pour la biologie : leur couleur dépend de la taille. Elles sont rouges une fois produites (dix nanomètres pour les connaisseurs) et virent au bleu lorsqu’elles s’agrègent. C’est ainsi qu’est né dans l’esprit des chercheurs l’idée de détecter par un simple changement de couleur l’interaction des nanoparticules avec de l’ADN. C’est l’esprit de résultats publiés dans Science en 2006, promettant des applications mirifiques dans la détection d’ARN messager et la régulation des gènes. L’article est signé du groupe de Chad Mirkin, loin d’être un inconnu dans la communauté scientifique américaine. Citées des milliers de fois, ses publications l’ont fait monter au rang de second chimiste le plus cité au monde, sans parler de ses 1200 brevets, de la liste longue comme le bras de ses récompenses ou de son statut de potentiel nobélisable.

« Il y a beaucoup de similarités entre Chard Mirkin et Elizabeth Holmes »

Raphaël Lévy

Fake it till you make it. Ce puissant chercheur, qui a siégé au conseil scientifique d’Obama, a également l’esprit d’entreprendre : de l’impression 3D aux solutions thérapeutiques, le chimiste a cofondé nombre de startup, souvent gourmandes en investissement – certaines ont depuis coulé. « Il y a beaucoup de similarités avec Elizabeth Holmes et Theranos, s’amuse Raphaël Lévy. La seule différence est qu’on a accusé Holmes de ne pas avoir publié alors que pour Chad Mirkin, la littérature scientifique est un outil commercial. » La mention de l’affaire Theranos fait froid dans le dos. 

Espoirs déçus. En effet, avec sa promesse de réaliser une batterie complète d’analyse grâce à quelques gouttes de sang, Elizabeth Holmes a levé jusqu’à 9 milliards de dollars sans preuves scientifiques… mais avec beaucoup de mensonges. John Carreyrou, journaliste à The Wall Street Journal, révèle le scandale fin 2015 : les machines sont alors utilisées par de grandes enseignes mais ne fonctionnent pas correctement, mettant en danger les patients qui peuvent être orientés vers de mauvais traitements. Chad Mirkin et ses startup ont-ils promis l’impossible ? En 2013 sont commercialisées les SmartFlares, des nanoparticules supposées détecter l’ARN messager et également appelées Spherical Nucleic Acids (SMA). Sceptique, Raphaël Lévy décide d’en acheter pour les tester dans son labo. Censées émettre de la lumière au contact de l’ARN messager, ces nanostructures bien spécifiques sont fournies avec des nanoparticules dites “de contrôle” qui, elles, n’émettent pas de signal.

« On m’a accusé d’être un terroriste scientifique »

Raphaël Lévy

Aveu d’impuissance. Le physicien français s’aperçoit très vite que les « contrôles » émettent aussi de la lumière et que ce signal n’est pas la signature d’une interaction avec de l’ARN messager. Pour enfoncer le clou, il démontre que les nanoparticules restent dans les endosomes et n’atteignent jamais le noyau de la cellule. Ses résultats seront publiés sur Science Open, plateforme ouverte où le projet est rendu public étape par étape avec l’ensemble des données et le peer review effectué après publication. Mais l’affaire n’a pas immédiatement de retentissement. En 2017, deux chercheuses polonaises osent tout de même être encore plus “cash” que Raphaël Lévy en titrant directement sur l’échec des SmartFlares. Finalement, Luke Armstrong, employé de EMD Millipore qui commercialise le produit, reconnaît alors que les nanoparticules ne fonctionnent pas. Celles-ci sont retirées du marché l’année suivante.

La statue du commandeur. Critiquer un chercheur puissant comme Chad Mirkin, élu à l’Académie des sciences américaine, peut faire peur aux chercheurs – jeunes ou moins jeunes – en quête de postes ou de financements, notamment aux États-Unis. Mais pas à Raphaël Lévy. Lors d’une conférence internationale, celui-ci interpelle Chad Mirkin qui s’énerve, l’accusant d’être un « terroriste scientifique » – ce qui fait aujourd’hui sourire le chercheur français. La plupart de ses collègues ne s’intéressent pas au problème ou ne veulent pas faire de vagues. « J’ai développé une réputation d’emmerdeur », avoue Raphaël Lévy. Mais il reçoit également quelques fois des compliments sur son travail : « mon blog sert de ressources pédagogiques ! ». Le chercheur est également très actif sur Pubpeer.

« Le décret sur l’intégrité n’aborde pas le sujet de la correction de la littérature »

Raphaël Lévy

Pérégrinations. Sur son blog, le physicien continue de narrer les aventures d’Exicure, entreprise de biotechnologies issue du groupe de Chad Mirkin, qui s’appuie toujours sur les fameuses nanoparticules supposées interagir avec le matériel génétique pour développer différents traitements. Cotée en bourse, Exicure est aussi sujette à des manquements à l’intégrité scientifique. Mais dans ce monde de la R&D, « le plus gros souci n’est pas que la science soit fausse mais que de fausses informations soient données aux investisseurs », analyse Raphaël Lévy. Il y a quelques mois, le directeur scientifique a démissionné après avoir avoué des manipulations de données.

De bonne foi. Plus de dix ans après sa première tentative de correction de la science, les choses ont-elles changé ? « Le dernier décret sur l’intégrité n’aborde pas le sujet de la correction de la littérature scientifique », déplore Raphaël Lévy. Quelle que soit la revue, la rétractation d’articles se fait presque exclusivement à la demande des auteurs ou des institutions auxquelles ils sont affiliés. Ces dernières, même si elles cherchent à redorer leur image après les scandales français des dernières années – Voinnet et d’autres –, n’enquêtent pas spontanément sur les méconduites de leurs agents et les procédures en France sont parfois critiquées pour leur manque de transparence (relire notre interview de Rémy Mosseri, référent à l’intégrité scientifique du CNRS). Du côté des maisons d’édition, la politique est de ne pas retirer l’article si l’erreur est de bonne foi : « Au lieu de rétracter, nous proposons une mention corrective écrite par les auteurs », explique une éditrice à EDP Sciences.

Autopromo. Pris par des dynamiques de pouvoir, il reste difficile et chronophage de pointer une erreur lorsque les auteurs ne la reconnaissent pas, si ce n’est par un “comment” dans la même revue et qui, dans le meilleur des cas, sera mentionné sur la publication problématique – sans compter les délais. Un immense défi pour la correction de la littérature scientifique, à mettre en parallèle avec la lutte contre les revues prédatrices. Et Raphaël Lévy d’y voir un continuum : « Le point commun est la promotion de la personne ».

L’union fait l’ERC
C’est ainsi qu’est né l’idée d’un travail commun sur la (non) correction de la science avec entre autres Marianne Noël, sociologue qui se penche sur les éditeurs scientifiques en chimie, Frédérique Bordignon, linguiste qui analyse comment les scientifiques vendent et survendent leurs résultats ou Guillaume Cabanac et Cyril Labbé, informaticiens qui traquent les faux articles générés automatiquement par ordinateur, mais aussi avec les équipes néerlandaises de Willem Halffman et Cyrus Mody. Au sein du projet NanoBubbles : how, when and why does science fail to correct itself ?, Raphaël Lévy complète le tableau. Avec son équipe, il va tenter de reproduire des résultats expérimentaux qui ont déjà été publiés, peut-être les invalider, contribuer à répondre à des questions fondamentales de la nanobiologie et voir comment ses conclusions sont acceptées dans la communauté. Ce qui vous l’imaginez, demande un investissement, à la fois humain et financier conséquent – d’où l’intérêt d’avoir décroché un projet ERC.

 

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