« L’université est en réalité peu connue des politiques »

Leur mandat de deux ans clôturé, l’équipe sortante à la tête de France Universités, Guillaume Gellé (ex-président), Virginie Dupont et Dean Lewis (ex-vice président·es) livrent pour TMN une interview en forme de bilan.

— Le 12 février 2025

Première question, centrée sur l’actualité, celle des Keylabs, annoncés par le CNRS le 13 décembre dernier. Malgré le moratoire annoncé, quelle est votre analyse ?

GG. L’enjeu n’est pas les Keylabs en soi : il est beaucoup plus large. Quelle est la mission des organismes nationaux de recherche et quelle est la nôtre en tant qu’université chef de file ? Les Keylabs sont un grain de sable qui montrent que nous n’avons pas atteint les objectifs que nous nous étions fixés. Si ils l’étaient, la question des Keylabs ne se serait pas posée. Les universités hébergent la grande majorité de la recherche en France, quelle que soit l’appartenance des personnels. 

« En l’occurrence, les Keylabs sont arrivés comme un cheveu sur la soupe »

Dean Lewis, président de l’université de Bordeaux

Alors président de France Universités, vous participiez au CA du CNRS et vous avez voté fin décembre en séance le Contrat d’objectifs, de moyen et de performance (COMP) du CNRS, ce n’est donc pas une fin de non-recevoir ?

GG. Quand nous l’avons voté, nous souhaitions avant tout entériner un projet global. Les Keylabs étaient un sujet récent dont nous n’avions pas débattu et nous ne sommes pas tous d’accord entre nous sur le sujet. Mais, plus largement, notre ambition est de définir les rôles de chacun — ONR et universités. Ce qui nous a heurté est la méthode employée, qui ne prenait pas en compte notre rôle dans les territoires. La place des universités dans la réflexion autour de ce genre d’objet est centrale ; il est impossible de se passer d’elles. Autre question : l’agenda. Y avait-il urgence à mettre en œuvre une telle politique ? Cela nous montre qu’il y a encore du travail.

DL. Dans les établissements labellisés IDEX ou i-Site, ce genre de démarche a déjà été menée, j’en suis témoin à l’université de Bordeaux où nous avons travaillé notamment avec le CNRS à des stratégies communes sur des périmètres scientifiques ciblés. Nous savons donc déjà établir des priorités ensemble : le CNRS a redéployé des moyens vers les priorités scientifiques de l’IDEX en question. J’ai l’exemple d’un laboratoire d’excellence (Labex) dans les domaines des neurosciences où le nombre d’ITA et de chargé de recherche CNRS a augmenté entre 2010 et 2020, sans que cela se fasse au détriment des autres thématiques. Tout cela pour dire que ce type de démarche existe déjà mais doit l’être de manière concertée. En l’occurrence, les Keylabs sont arrivés comme un cheveu sur la soupe. Si l’on devait faire un bilan en forme de conclusion : il faut aller encore plus loin sur les stratégies de site avec nos partenaires. Je rappelle que la définition des périmètres d’excellence a généré beaucoup de tensions au départ avant que nous puissions faire réaliser que la démarche avait un effet d’entraînement sur toute la communauté : la situation s’est pacifiée parce que nous avons, je le crois pour l’université de Bordeaux à l’époque, tiré toute la recherche vers le haut. 

GG. Se pose aussi la question de la perception de ce type d’objet par nos collègues : il faut évidemment jouer sur nos points forts pour gagner des parts de marché — scientifiques, j’entends — au niveau international mais aussi aider ceux qui ne sont pas au niveau de cette visibilité souhaitée. Ce qui nécessite au moins un travail de vulgarisation sur ce qu’est un « Keylab » et ce qu’il n’est pas. Un des sujets est également le fait qu’ils ne s’appelaient pas « Keylab » mais « CNRS Keylab ». Quand on transforme un système, il faut se donner du temps ; la précipitation ne pouvait rien apporter de positif puisque la protestation a gagné même des unités potentiellement « Keylabs ».

VD. Le ressenti était effectivement que les « non Keylabs » dans nos établissements allaient être oubliés. 

« Le terme « étudiants étrangers » a remplacé celui « d’étudiants internationaux » »

Que retenez-vous de la séquence « Loi immigration » lors de laquelle la question d’une caution pour les étudiants étrangers a agité l’Enseignement supérieur ?

DL. On peut déjà remarquer, y compris dans votre question, que le terme « étudiants étrangers » a remplacé celui « d’étudiants internationaux ». Ce glissement sémantique n’est pas sans connotation politique. Pour nous, cela a été une étape importante pour rappeler les fondements de l’université : tout d’abord notre tradition multiséculaire d’accueil des étudiants internationaux, de plus selon des études très sérieuses, contrairement aux idées reçues, ces étudiants ne coûtent pas, ils rapportent à la collectivité. Par ailleurs, pour une grande majorité ils ne restent pas en France mais peuvent aussi repartir dans leur pays d’origine et contribuer à leur développement. Enfin, leur présence permet de mesurer l’attractivité pour notre pays et nos établissements. Sans les étudiants internationaux, le nombre de doctorants, déjà en baisse, le serait encore plus : or les doctorants sont souvent la force vive des laboratoires. Nous avons pu et dû rappeler à tous l’importance de ces valeurs, de ces missions.

VD. Les mots d’ordre que nous avons portés au moment de cette proposition de loi — sur l’accueil des étudiants ou doctorants internationaux — nous ont permis d’avoir gain de cause, nous en sommes donc satisfaits a posteriori mais nous restons très vigilants.

DL. Le Conseil constitutionnel a certes retoqué les articles problématiques mais uniquement pour des raisons de forme et nous avons constaté la sortie d’autres propositions de loi qui les reprenaient, il nous faut donc effectivement rester très vigilants. Après, je vous rappelle que le patron du Medef a aussi défendu l’importance de l’apport des travailleurs étrangers pour l’économie française. Quant à nous, nous continuerons à défendre l’universalisme de la connaissance. 

« Le vote de 2024 montre que les Français veulent plus de services publics de proximité »

Dean Lewis, président de l’université de Bordeaux

Le 1er juillet 2024 est une chose, la présidentielle de 2027 en sera une autre. Y pensez-vous ?

DL. Le vote de 2024 montre que les Français veulent plus de services publics de proximité et que la science doit s’ériger contre toute forme de désinformation. Il renforce donc notre rôle en tant qu’université ancrée dans ses territoires pour former des citoyens éclairés. C’est précisément ce que nous nous sommes dits au sein du bureau de France Universités au lendemain de ce vote en juillet 2024. 

VD. Dean a tout dit : il faut positionner les valeurs de l’université au centre ; former et informer était important, c’est devenu cardinal. 

Avez-vous le sentiment durant ces deux ans que le discours que vous portez a été plus écouté — ou mieux compris — par les politiques ? Au premier rang desquels les députés et sénateurs qui votent annuellement les budgets ? 

GG. L’université est en réalité peu connue des politiques ; nous devons les rallier autour d’une perception positive. Plusieurs actions y ont contribué : nous avons régulièrement répondu aux sollicitations des parlementaires, entre autres. Ceci étant dit, tout politique se doit de rendre des comptes à un moment donné à ses électeurs : l’enjeu est donc également de mieux faire connaître l’apport des universités à nos territoires et plus largement à notre pays. Notre ancrage local y contribue. Nous avons également mis en place le « think tank » Portiqo pour un travail de fond et contribuer à ce que l’université soit mieux comprise et mieux considérée dans notre société. Sur ce sujet nous avons également signé une convention avec la CPME [Confédération des petites et moyennes entreprises, NDLR], un travail que nous avons conduit pendant plusieurs années, notamment en y favorisant la place des docteurs. Je peux citer aussi la convention avec Régions de France signée en septembre 2024. Toutes ces démarches visent à ce que nos universités soient mieux comprises pour être mieux soutenues. 

« Les femmes s’autocensurent plus que les hommes, notamment quand il s’agit de déposer un dossier d’avancement »

Virginie Dupont, présidente de l’université Bretagne Sud

France Universités est né il y a trois ans, en remplacement de l’ex-CPU, n’était-ce qu’un changement de nom ?

DL. C’est effectivement le premier mandat où nous nous appelions France Universités et non plus Conférences des présidents d’université (CPU), appellation un peu autocentrée. Nous sommes certes un club de présidents et présidentes d’université mais France Universités c’est bien plus que cela. 

VD. Changer de nom a permis de changer de regard sur nous : nous avons depuis travaillé avec presque tous les ministères sur les sujets d’enseignement supérieur. Nous sommes aujourd’hui plus un corps intermédiaire qu’auparavant.

GG. Les attentes vis-à-vis de France Universités sont fortes, nous avons dû changer notre organisation pour nous y adapter, nous avons œuvré pendant tout ce mandat pour ce faire. Nous nous exprimons au nom des établissements d’enseignement supérieur publics qui sont autonomes, et nous sommes évidemment les premiers à respecter cette autonomie. Nous ne parlons jamais à leur place mais en leur nom, cela a été un grand sujet de transformation de France Universités qui sera certainement également au cœur du mandat de l’équipe qui va nous succéder.

Une question sur l’égalité femmes-hommes : la Cour des comptes a rendu un rapport très critique sur les politiques publiques en la matière. L’université joue-t-elle son rôle ?

VD. Depuis 2021, nous avons l’obligation de mettre en place des plans d’action en ce sens, nous avons devancé le sujet et souhaitons aller encore plus loin, tout comme sur le sujet des violences sexistes et sexuelles. Un index d’égalité a été mis en place au 1er janvier, d’autre part, outre les plans d’action que nous avons mis en place, la Loi de programmation de la recherche a permis, concernant les carrières de nos personnels (BIATSS, enseignants-chercheurs), des avancées. C’est du concret même si nous n’y sommes pas sur certains sujets : les femmes s’autocensurent plus que les hommes, notamment quand il s’agit de déposer un dossier d’avancement au poste de professeur ou une HDR. Nous en convainquons de plus de plus, ce qu’elles n’auraient peut-être pas fait auparavant. Nous avons démarré un projet commun avec la Fondation Inria, Tech pour toutes, qui commence à se déployer ou « Chiche », un scientifique dans une classe. Nos managers, en particulier les encadrants de thèse, doivent être formés d’autant que les doctorant·es ne savent pas toujours vers qui se tourner.

DL. Il y a effectivement des avancées mais ce n’est pas suffisant : sur les onze départements de recherche à l’université de Bordeaux, dix sont dirigés par des hommes. Sur les neuf écoles doctorales, une seule est dirigée par une femme. Le constat serait à peu près identique dans les unités mixtes de recherche. Il y a donc des progrès à faire : les étudiantes sont présentes jusqu’en master, se raréfient en doctorat et encore plus par la suite. Les dix années à venir verront un renouvellement massif de la population des chercheurs et enseignants-chercheurs, nous ne devons pas rater le coche même s’il y a un énorme biais initial qui provient de l’enseignement primaire. Un rééquilibrage est nécessaire et nous avons entamé une réflexion avec le ministère de l’Éducation nationale sur le sujet, car dans certaines disciplines, cela revient à se priver de 50 % de nos talents. 

GG. Nous ne réalisions pas jusqu’à une période récente les effets potentiellement négatifs de notre système, de notre organisation, sur la place des femmes. Un exemple : les promotions dans les métiers de recherche où les maternités n’étaient pas prises en compte. Ce travail a été conduit avec la Fondation L’Oréal : nous devons continuer à convaincre que les chefs d’établissement ont un rôle important à jouer. À ce titre, je salue ce qui a été fait au CNRS sur le sujet ; il faut que les universités soient capables d’amener les président·es vers cette égalité stricte des chances. Les proportions de femmes par rapport au nombre de candidatures doivent être a minima respectées, j’ai dû le faire au sein de mon établissement mais il faut pour cela parfois s’impliquer personnellement. Croyez-moi ce n’est pas un sujet simple à traiter, certains milieux sont très conservateurs. Notre rôle est également d’assurer une atmosphère sûre pour travailler, exempte de violences sexistes ou sexuelles, que ce soit pendant la thèse, moment de grande proximité, ou durant les autres moments de la vie universitaire. 

« Quand on parle d’autonomie, il faut bien comprendre que toutes nos universités n’y vont pas à la même vitesse »

Guillaume Gellé, ancien président de l’université Reims-Champagne Ardenne

Est-ce que les universités sont plus autonomes aujourd’hui qu’elles ne l’étaient au début de votre mandat ?

DL. En termes de budget, je dirais qu’elles le sont moins ! Les ressources propres qui ne peuvent se substituer à la subvention pour charges de service public ne résoudront pas la situation. Elles permettent toutefois de soutenir les projets et les transformations d’un établissement qui ne seraient être financés par la subvention pour charges de service public. La simplification qui est un levier d’autonomie a été voulue en 2024. Elle est compliquée en réalité à mettre en place au sein des universités parce que nous dépendons de cadres nationaux. Les enseignants, enseignants-chercheurs et chercheurs perdent beaucoup trop de temps dans les tâches administratives au détriment du temps académique. Le premier acte de l’autonomie, au moment de la LRU, a d’abord permis aux universités de réaliser un travail d’introspection : qui sommes-nous ? Où voulons-nous aller ? Cela n’existait pas auparavant et je rappelle qu’avant l’autonomie, les dotations de certains postes voire même les bourses de thèses arrivaient directement du ministère jusque dans les laboratoires.

VD. Le travail d’expérimentation autour de la phase 2 de l’autonomie des universités — et la simplification — a été lancé depuis six mois, nous en attendons les fruits. Nous sommes dans une situation contrainte financièrement mais dans le cadre de l’autonomie, nous avons des marges de manœuvre que nous n’avions pas auparavant, que ce soit dans l’enseignement ou la recherche.

GG. Quand on parle d’autonomie, il faut bien comprendre que toutes nos universités n’y vont pas à la même vitesse : l’acte 2 lancé en 2024 propose une boîte à outil mais il s’agit avant tout d’une posture à adopter de la part des président·es d’université, qui doit s’accompagner d’actes sur le terrain. Nous sommes sur la route de l’autonomie depuis 2007. La question financière est effectivement importante mais ce n’est pas la seule condition de l’autonomie.

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